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Piketty ou les omissions cosmétiques

Après avoir omis de compter les revenus de redistribution, Piketty omet de compter les impôts

Il y a des livres qui ne passent pas inaperçus, c'est le cas de Le capital au XXI siècle de l'économiste français Thomas Piketty. Si l'on devait résumer la thèse de Thomas Piketty, on pourrait dire que les revenus du capital augmentent plus vite que les revenus du travail et que la richesse se concentre entre les mains des détenteurs du capital. Autrement écrit : R>G définissant, selon l'économiste, une nouvelle loi fondamentale du capitalisme. Pour soutenir cette thèse, l'auteur décrit l'évolution du capital au long de 96O pages, pour affirmer que le niveau de concentration du capital privé et public revient à un niveau semblable à celui de la Belle Époque. Mais, comme il l'avait pratiqué pour son précédent livre Révolution fiscale dans lequel il avait "oublié" de comptabiliser les revenus issus de la redistribution, Piketty récidive dans Capital avec une nouvelle omission : cette fois, il oublie que les riches, comme les moins riches, paient déjà de l'impôt -et en France beaucoup- sur les revenus de leur capital… Il oublie aussi que, au sein du 1% des plus riches il y a du mouvement, que ce ne sont pas toujours les mêmes et que les fortunes ne sont pas statiques.

La France est-elle un pays inégalitaire ?

Pour évaluer les inégalités il existe différentes méthodes, les organismes internationaux tels que l'OCDE utilisent le coefficient Gini, qui repose sur la Courbe de Lorenz [1].

Le coefficient Gini est un indicateur des inégalités de revenus et des conditions de vie qui varie entre 0 et 1. Lorsqu'il est égal à 0, cela signifie qu'on se trouve dans une situation d'égalité parfaite où tous les salaires, revenus et niveau de vie seraient égaux. A L'inverse, lorsque ce coefficient est égal à 1, on est en présence de la situation la plus inégalitaire possible, celle où tous les revenus sont nuls sauf un. Donc plus on tend vers 1, plus cela reflète une situation d'inégalité. Le coefficient Gini est l'indicateur utilisé par l'OCDE, afin de faire des comparaisons internationales.

Indice Gini selon les pays [[Voir sur le site de l'OCDE

FranceOCDEEtats-UnisRoyaume-UniAllemagne
2000 0.29 0.31 0.36 0.35 0.27
2011 0.29 0.32 0.39 0.34 0.31

La France est moins inégalitaire que, en moyenne, les pays de l'OCDE, mais également moins inégalitaire que l'Allemagne ou le Royaume-Uni. Cela peut s'expliquer par son système social très développé. Toutefois, dans Le capital au XXIe siècle, Thomas Piketty n'utilise pas l'indice Gini pour comparer les inégalités dans les différents pays. Il s'appuie essentiellement sur le revenu national des ménages par habitant, avant toute redistribution. Il ne parle donc pas en termes de revenu disponible, c'est-à-dire revenu net plus revenu du capital et revenu provenant des redistributions et des prestations sociales. Il base son raisonnement en dehors de tout mécanisme de redistribution (comme il l'avait déjà expérimenté dans Révolution fiscale – lien vers le papier). L'inspection générale des finances reconnaît que notre modèle socio-fiscal permet de réduire les écarts de niveau de vie de 40% entre les 10% les plus aisés et les 10% les plus modestes.

Les inégalités n'ont pas augmenté en France dans les dix dernières années, elles ont même reculé au Royaume-Uni selon le coefficient Gini. Mais il y a eu augmentation des inégalités en Allemagne et aux États-Unis. La grande question est de savoir à qui profite l'augmentation des inégalités : est-ce au 1% le plus riche ?

La réponse doit être nuancée selon les pays. La part du revenu national aux mains du 1% le plus riche en pourcentage du revenu national n'a pas augmenté en France depuis les années 1980 et est restée stable à 7,8%, alors qu'aux États-Unis elle est passée de 8,1% à 19% avant impôt. On peut donc comprendre l'engouement pour le Livre aux États-Unis, mais le raisonnement de Piketty n'est pas exportable en Europe continentale. Le 1% le plus riche en France et en Allemagne n'accumule pas plus de revenu qu'il y a trente-cinq ans, comme l'indique le graphique de l'OCDE ci-dessous.

Tableau sur l'imposition du 1% le plus riche et du 0,1% le plus riche (sur la base de la fiscalité en vigueur en 2012).

Pourquoi ne pas comptabiliser les impôts ?

La question mérite d'être posée, car l'économiste Piketty, expert en fiscalité, qui avait sorti un livre sur La révolution fiscale, ne fait aucune référence à la fiscalité actuelle comme élément de rééquilibrage des inégalités sur le revenu. Il considère les revenus du capital en dehors de toute imposition.

S'il n'y avait pas d'impôt sur le capital son raisonnement pourrait se tenir mais comme il y a des impôts sur le capital, le raisonnement de Piketty est faussé. Et ce notamment sur la question de la répartition du revenu du 1% le plus riche et de la concentration des richesses. Lorsque l'on prend en compte les impôts payés, on s'aperçoit que les 8% des revenus détenus par le 1% le plus riche, tombent à 4% après impôts.

Le choix fait de partir des chiffres avant impôt est celui de l'économiste français. Et sur le point de savoir si c'est un oubli de sa part, on pourra constater que le domaine de la fiscalité est loin de lui être inconnu, comme l'illustre son récent ouvrage La révolution fiscale. Ce dernier livre, qui a fait l'objet lui aussi de critiques sur les méthodes utilisées pour la comparaison entre les plus et les moins aisés, montre qu'un simple oubli est invraisemblable, vu ce gros travail sur sa base de données. Évidemment, il faut prendre en compte la fiscalité et ses incidences si l'on veut se rapprocher le plus possible de la réalité. On voit donc que lorsqu'on retranche l'impôt des revenus du 1% le plus aisé, la partie du PIB n'est plus de 8,1% mais de 4,1%. Il faut en convenir, les sociétés modernes sont de plus en plus gourmandes en prélèvements obligatoires, sachant qu'en France la moitié de la richesse créée est prélevée sous forme d'impôts. Lorsqu'on impute les impôts payés sur le revenu, les contributions sociales et l'ISF, le 1% de Français ayant le revenu le plus élevé est soumis à un taux moyen d'imposition de 49% environ (tableau ci-dessus), auquel il faudrait ajouter les différentes taxes, comme les taxes foncières, d'habitation, etc. Ce qui a pour conséquence que leur part dans le revenu national n'est plus de 8,1% mais de 5% environ après impôt, c'est-à-dire que 80 milliards d'impôts sont prélevés sur le 1% de Français ayant les plus hauts revenus.

L'imposition du capital, idée de génie ou surenchère idéologique ?

Si l'on parle souvent de l'impôt sur le revenu, l'impôt sur le capital est lui rarement mis en avant autrement qu'autour de l'ISF. Toutefois, il existe différentes taxes dans l'ensemble des pays, que l'auteur mentionne en les marginalisant. Piketty en parle comme si les impôts sur le capital étaient des impôts à bas rendement dans les finances publiques. Encore faut-il qu'il les regarde avec le même microscope que celui qu'il utilise pour stigmatiser les hauts revenus. Car l'imposition du capital représente 20% de l'ensemble des impôts. On a donné à l'impôt sur le capital différentes formes pour le rendre diffus, mais bien présent. On peut citer différentes taxes ou impôts reposant sur le capital comme les taxes sur les cartes grises, les cotisations foncières, l'ISF, mais également les droits d'enregistrement, ou encore les droits de succession et de mutation et bien entendu l'impôt sur les plus-value de cession (au régime normal entre 62% et 32,75% pour 8 ans de détention). L'ensemble de ces impôts qui frappent uniquement le capital représente 216 milliards d'euros ainsi que le souligne la Commission européenne, ce qui représente plus de 10% du PIB français. On peut donc légitimement se demander si les souhaits de l'économiste Piketty en matière de taxation du capital ne seraient pas déjà en vigueur en France.

R > G ? Non. une loi fondamentale du capitalisme, le risque doit être rémunéré

Piketty développe succinctement l'origine de toute fortune chez le 1% le plus aisé, et de la création de richesse en général. Pour cela, il se réfère à César Birotteau, personnage de roman de Balzac, petit artisan ayant conquis Paris avec ses huiles pour le corps et les cheveux, grâce à des procédés nouveaux, avant de spéculer sur les prix de l'immobilier et de faire faillite. Alors qu'il aurait pu placer son argent dans un investissement dont le rendement était de 5%. Mais est-ce que la réalité de l'entrepreneur du XIXème est la même que celle d'aujourd'hui ? On peut en douter. Est-ce qu'il existe des investissements sans risque avec des rendements élevés ? Non. Il peut sûrement y avoir des investissements risqués avec des rendements faibles, mais la réciproque n'est pas vraie. Donc le seul point commun entre la société du XIXème siècle et celle d'aujourd'hui est qu'il faut encore du capital pour investir et innover, mais il faut également le courage de prendre des risques sur le capital investi. Donc il est normal que le rendement du capital soit supérieur à celui du travail lorsqu'il existe un risque de perte en capital.

Toutefois, là où Piketty commet une erreur considérable au niveau économique, c'est de penser que la société est figée, et de raisonner en statique, c'est-à-dire de croire que le 1% le plus aisé, était, est et sera le même dans le futur. Il omet de reconnaître que la société est dynamique et évolutive et qu'une entreprise aussi grande soit-elle, n'est pas éternelle. Pour s'en convaincre, il suffit de regarder les classements des grandes fortunes. D'après une étude récente du Crédit Suisse, seuls 52 des 613 milliardaires identifiés en 2000, l'étaient toujours dix ans plus tard. Ou encore, dans les grandes entreprises, où sont les Pechiney et TWA aux États-Unis ? Évidemment, Il y aura toujours un 1% de plus aisés, comme il y aura toujours un maillot jaune au Tour de France, mais celui-ci ne sera pas tous les jours sur les mêmes épaules.

[1] Le coefficient de Gini se calcule par rapport à la fonction (dont la représentation graphique est la courbe de Lorenz) qui associe à chaque part de la population ordonnée par revenu croissant, la part que représente ses revenus. Il estime l'inégalité par l'écart à la courbe de Lorenz de la répartition égale (en pointillés) : c'est le rapport de la surface (A) qui sépare la courbe de Lorenz de la situation étudiée (en gras) et du triangle de surface (A)+(B). (A+B est le triangle moitié du carré 1x1) Le coefficient de Gini est égal : à la différence entre 1 et le double de l'intégrale de la fonction représentée par la courbe de Lorenz.