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L’IFI est-il contraire à la Constitution ?

L’Assemblée nationale a voté la partie du PLF 2018 dans laquelle figure la suppression de l’ISF et la création de l’IFI (impôt sur la fortune immobilière). Il n’entre pas dans l’objet de cet article de discuter du bien-fondé de cette double mesure, par ailleurs hautement critiquable, mais seulement de s’interroger sur l’éventuelle inconstitutionnalité de l’IFI, à supposer que le texte définitif de la loi soit conforme au projet mis en ligne le 17 octobre sur le site de l’Assemblée nationale sur lequel nous avons travaillé.

Le texte du projet est extraordinairement touffu et compliqué, nous n’en avons donné que les lignes essentielles. Cela nous paraît cependant suffisant pour estimer que l’IFI présente deux risques sérieux d’inconstitutionnalité, tenant, l'un à la rupture d'égalité devant la loi, et l’autre au défaut d’intelligibilité et de prévisibilité de l’imposition, ainsi qu’aux obligations imposées aux personne morales détentrices des actifs immobiliers constituant l’assiette de cette imposition.

Caractéristiques de l’IFI

Comme on le sait, l’assiette de l’impôt est limitée aux biens et droits immobiliers. En réalité, à certains d’entre eux seulement, et pour ceux concernés, qu’ils soient possédés directement par le contribuable ou indirectement par l’intermédiaire de sociétés. Ce qui aboutit à une imposition d’une rare complexité.

Caractéristiques très résumées de l’imposition :

Définition et personnes imposées : impôt annuel sur les actifs immobiliers, non affectés à l’activité professionnelle du propriétaire, des personnes physiques, d’une valeur excédant 1,3 million d’euros. Actifs mondiaux des personnes physiques ayant leur domicile fiscal en France, et actifs situés en France des personnes non domiciliées en France.

Principes de l’assiette : biens et droits immobiliers possédés directement, ou indirectement par l’intermédiaire de personnes morales, établies en France ou hors de France, « à hauteur de la fraction de leur valeur représentative de biens ou droits immobiliers détenus directement ou indirectement par la société ou l’organisme ». Sont exclus les actifs immobiliers des personnes morales concernées lorsqu’ils sont affectés à l’activité « industrielle, commerciale, artisanale, agricole ou libérale » possédés par la société ou l’organisme en question, ou les personnes morales de son groupe. Les personnes morales dont le redevable possède moins de 10% du capital ou des droits de vote, à condition que ces personnes morales aient une activité « industrielle, commerciale, artisanale, agricole ou libérale », ne sont pas concernées.

Exonérations : Actifs affectés à une activité « industrielle, commerciale, artisanale, agricole ou libérale », appartenant au redevable ou à une société de personnes dans laquelle le redevable exerce son activité, ou à une société soumise à l’IS à condition que dans ce dernier cas le redevable soit dirigeant de cette dernière, qu’il en possède 25% des droits de vote et qu’il perçoive de son activité une « rémunération normale » au moins égale à 50% du total de ses revenus. Les mêmes actifs sont encore exonérés lorsque la valeur des titres de la société appartenant au dirigeant est au moins égale à 50% de la « valeur nette de son patrimoine total ».

L’IFI est-il menacé d’inconstitutionnalité ?

Nous pensons que l’IFI présente deux risques d’inconstitutionnalité. Le premier tient à une rupture d’égalité devant l’impôt, le second à un défaut d’intelligibilité et de prévisibilité de l’imposition.

Le risque de rupture d’égalité.

La jurisprudence du Conseil constitutionnel est bien arrêtée en ce sens que des entorses à l’égalité devant l’impôt sont autorisées pourvu qu’elles soient justifiées par un motif qui est en rapport direct avec l’objet de la loi, lequel doit reposer sur l’intérêt général. C’est ainsi que, sous le gouvernement Sarkozy, le Conseil avait déclaré la taxe carbone contraire à la Constitution car la loi avait établi des exemptions telles que « les activités assujetties à la contribution carbone représenteront moins de la moitié de la totalité des émissions de gaz à effet de serre ; que la contribution carbone portera essentiellement sur les carburants et les produits de chauffage qui ne sont que l'une des sources d'émission de dioxyde de carbone ; que, par leur importance, les régimes d'exemption totale institués par l'article 7 de la loi déférée sont contraires à l'objectif de lutte contre le réchauffement climatique et créent une rupture caractérisée de l'égalité devant les charges publiques ».

Dans le cas de l’IFI, l’objet de la loi est clairement d’orienter l’épargne vers des investissements ou des placements mobiliers. Il s’agit là d’un motif d’intérêt général qui n’est pas douteux. Le Professeur Racine[1]  voit dans la suppression de l’ISF portant sur les actifs mobiliers un risque de rupture non justifiée d’égalité dans la mesure où il est loin d’être établi que l’exonération concernant ces actifs[2], « sans aucune distinction ni aucune condition, soit en rapport direct avec l’objet recherché et constitue un critère rationnel et proportionné en fonction de ce même objet ». Cependant, le législateur a pris soin de procéder en deux étapes, consistant d’abord à supprimer totalement l’ISF, puis à établir une nouvelle imposition, dénommée différemment, et ne concernant que les actifs immobiliers. Or, même si la nouvelle imposition reprend des éléments de l’ancien ISF, rien ne contraint le législateur à établir une taxation sur l’ensemble de la fortune des redevables. Le Professeur Racine voit d’ailleurs la cause d’une éventuelle inconstitutionnalité dans la « concomitance de la création de l’IFI et de la suppression de l’ISF ». Est-ce à dire que si ces deux étapes avaient été séparées de quelques mois, il n’y aurait rien eu à contester ? Nous avouons ne pas suivre cette argumentation de nature purement formelle.

En revanche, nous pensons que le risque d’inconstitutionnalité existe bien si on le limite cette fois aux exemptions concernant les seuls actifs immobiliers qui constituent l’assiette de la nouvelle imposition. L’objectif de la loi nouvelle est bien officiellement l’orientation  de l’épargne vers les investissements productifs[3] de la loi. Or, le bref résumé que nous avons donné des dispositions concernant l’assiette imposable montre que les exemptions ne sont guère en rapport avec le respect de cet objectif. A quoi correspond par exemple l’exemption concernant les immeubles qui sont propriété de sociétés dans lesquelles le redevable possède moins de 10% des actions ou des droits de vote ? D’une façon générale, les immeubles propriétés de sociétés et affectés à une activité « industrielle, artisanale, agricole ou libérale » sont-ils plus productifs que ceux affectés à d’autres activités ? Il n’a pas été possible dans le cadre de cet article de détailler tous les cas d’exemption ou d’exception aux exemptions détaillés dans la loi. Le lecteur pourra s’y reporter et il constatera qu’en dehors de leur caractère touffu on n’y trouve guère une explication rationnelle en rapport avec l’objectif d’investissement productif. Le problème est d’ailleurs que de façon générale qualifier l’activité immobilière de non productive est plus que douteux. On retrouve plutôt une motivation fondée sur un concept fumeux de pénalisation de la « rente ».

Ces ambiguïtés ont été relevées par l’opposition, particulièrement dans les discussions au sein de la Commission des finances de l’Assemblée nationale. Le député LR Charles de Courson a notamment souligné que celui qui investit dans l’immobilier commercial est exonéré, mais pas celui qui investit dans l’immobilier de logement, ce qui ne correspond à aucun critère de prise de risque ou d’investissement productif. De même, le député relève que le même immobilier est exempté s'il est utilisé par le propriétaire, mais non lorsqu’il est utilisé par quelqu’un d’autre : quel rapport cela peut-il avoir avec l’objectif d’investissement productif ? De même encore, l’immobilier d’entreprise sera taxé ou non selon qu’il sera ou non exploité directement… distinction que le Rapporteur général a confessé ne pas pouvoir expliquer !

Le risque tenant à l’imprévisibilité de l’imposition

Lorsque l’actif immobilier imposable est la propriété d’une personne morale dont le redevable personne physique détient plus des actions ou droits de vote (au moins 10% dans le cas général), le projet de loi stipule que l’assiette imposable est égale à la valeur des actions possédées « à hauteur de la fraction de leur valeur représentative de biens ou droits immobiliers détenus directement ou indirectement par la société ou l’organisme ». Cette disposition pose un problème important. Les actifs taxables ne sont en effet pas la propriété du redevable, et éventuellement pas même celle de la société dont le redevable est actionnaire (cas de détention « indirecte »). Ce redevable se trouve donc imposé à une hauteur qu’il est incapable de déterminer au moment où il réalise son investissement, puisqu’il s’agit de la fraction représentative des actifs en question, qu’il ne connaît pas.

En second lieu, la notion de « valeur représentative » d’une fraction des actifs est un concept qui n’existe pas. Les actions ont une valeur représentative d’une universalité, comme l’est le fonds de commerce d’une entreprise. Le fisc cherche ici à taxer la valeur isolée d’un actif, qui est inconnue. Certes, la valeur des différents actifs sociaux figure dans le bilan. Mais il ne s’agit pas dans la plupart des cas de leur valeur réelle, laquelle doit servir de base au calcul de l’impôt. Ce sera normalement la valeur « historique », c’est-à-dire celle d’acquisition, sauf si la société a procédé à une réévaluation, qui peut être légale ou libre. Le redevable se trouvera donc dans l’obligation de s’adresser à la société dont il détient des titres pour lui demander d’abord d’identifier les actifs immobiliers taxables en vertu de la loi qu’elle ou ses filiales détiennent, compte tenu de plus, de la situation particulière de son actionnaire, et ensuite de lui indiquer quelle est la valeur réelle de ces actifs, en somme de procéder à leur réévaluation, qui ne peut être que fictive et faite uniquement pour les besoins de l’IFI – IFI qui ne concerne pas la société en cause.

Le législateur a eu tellement conscience de cette difficulté qu’il a introduit une disposition prévoyant qu’ « aucun réhaussement n’est effectué si le redevable, de bonne foi, démontre qu’il n’était pas en mesure de disposer des informations nécessaires à l’estimation de la valeur des parts ou actions… représentatives des biens ou droits immobiliers qu’il détient indirectement. » Indépendamment des difficultés que rencontrera le redevable à apporter une telle démonstration, n’est-on pas dans une situation ubuesque où le législateur institue une imposition tout en reconnaissant que le redevable peut ne pas être en mesure d’en déterminer l’assiette, auquel cas le fisc renoncera à cette imposition… ?[4]

On avouera en résumé que cette imposition, dans le cas de détention indirecte, est sérieusement bancale, et qu’elle ne respecte pas les critères de certitude, de clarté et de prévisibilité que l'on est en droit d’attendre d’une loi en général, et fiscale en particulier. De plus, il y a lieu de se demander s’il est justifié de demander à une société, qui n’est pas le redevable de la taxe, de procéder aux identifications nécessaires, et surtout à la réévaluation fictive de ses actifs immobiliers. Qu’en dira le Conseil constitutionnel ?


[1] La Fabrique de l’opinion, http://www.etudes-fiscales-internationales.com/media/00/00/4031611284.pdf.

[2] Sans parler des objets d’art, dont l’exemption a toutefois déjà été validée par le Conseil au moment de l’institution de l’ISF, de sorte qu’il paraît difficile de revenir dessus.

[3] Encore que la communication du pouvoir soit sur ce point singulièrement brouillée : on vient d’entendre le vice-président de la commission des finances, député LREM, déclarer sur une chaîne de télévision que la suppression totale de l’ISF « lui irait très bien », mais, interroge-t-il, « trouvez-moi l’argent ! ». Alors, le problème,  c’est le budget, ou l’orientation de l’épargne ?

[4] Le fisc s’interdit de procéder à un « réhaussement », qu’il ne faut pas confondre avec « redressement » : le fisc doit simplement renoncer à taxer sur la base de la valeur réelle du bien. Attitude qu’il aura du mal à adopter, car il aura au préalable cherché à déterminer quelle est cette valeur réelle, ne serait-ce que pour mesurer le degré de bonne foi du redevable…