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Mesurer l'efficacité économique d'une ligne grande vitesse

A quoi sert la Commission nationale du débat public ?

Créée en 1995 par la loi Barnier sur la protection de l'environnement, la procédure du débat public est un dispositif participatif aux grandes opérations d'aménagement. Dans ce cadre, la Commission nationale du débat public (CNDP) est chargée de « veiller au respect de la participation du public ». Le débat public est une « avancée démocratique » à condition que son dossier d'information soit complet et crédible : il peut devenir une gageure s'il est établi par l'entité qui construira l'infrastructure et a évidemment intérêt à la présenter comme incontournable.
C'est le cas du projet ferroviaire Bordeaux-Espagne et singulièrement de sa partie Bayonne-Frontière : il est évident que le dossier veut imposer une seconde ligne en « gonflant » les prévisions de trafic et en dissimulant les informations qui pourraient gêner sa réalisation. L'occasion de faire le point à l'heure de la mise en route de ce grand projet.

Des prévisions désinvoltes

Dès 1995, la création d'une nouvelle ligne est évoquée, mais ce n'est qu'en 2003 que le dossier est officiellement ouvert. La responsabilité du dossier d'information incombait à Réseau ferré de France (RFF), maître d'ouvrage, gestionnaire de l'infrastructure projetée et du réseau existant, mais mal placé pour faire des prévisions. En effet, comme la SNCF monopolise de nombreuses données commerciales, RFF doit s'adresser à des cabinets privés ou se fier aux dires de ses clients ; d'où des dérives dont le Pays basque fournit un bon exemple. Quinze réunions de débat public sont organisées par RFF au cours de l'année 2006.

Jacques Saint-Martin, le Cercle de Burrunz

Le Cercle de Burrunz est un groupe de particuliers (cadres, chefs d'entreprises, experts financiers, journalistes…) opposés à l'aberration économique que constitue la construction d'une nouvelle ligne à grande vitesse entre Bayonne et Hendaye pour le fret.

Burrunz est le nom d'un pont situé à Bidart ; il surplombe l'autoroute A63 et la voie ferrée Paris-Hendaye. C'est donc un endroit d'observation privilégié quant au trafic automobile, permanent, et ferroviaire, très réduit. Lorsqu'il s'est constitué, le Cercle a tout naturellement pris pour emblème ce pont de Burrunz.

Le Cercle de Burrunz est ouvert à toute personne qui voudrait s'associer à une réflexion de bon sens et sans idéologie sur l'organisation générale des transports en Pays basque.

Le Cercle de Burrunz,
4 rue de Courasson, 64210 Biarritz.
Site : http://lecercledeburrunz.hautetfort.com

Pour y justifier la création d'une nouvelle ligne, il fallait démontrer que la ligne actuelle allait bientôt être saturée. Or, elle écoule 53 trains par jour et pourrait en écouler 264. Pourtant, RFF a prévu qu'il y en aurait 282 en 2020 car, d'après le gouvernement espagnol, le fret allait décupler et, d'après la Région Aquitaine, les TER allaient tripler ! Pour ne pas être en reste et jouant sur les mots, RFF a même doublé le nombre de trains circulant actuellement ! Ce miracle a ébloui les décideurs, mais un collectif et des observateurs ont vérifié ces chiffres et les ont contestés : une controverse est née que la CNDP a voulu résoudre par le biais d'une expertise neutre dont l'issue est évoquée plus bas.

Un pari risqué

Bien conscient de la fragilité de ses prévisions, RFF avait prudemment précisé que « ses perspectives d'évolution du trafic résultent autant d'un pari et d'un engagement politique en faveur du chemin de fer que d'une analyse raisonnée, en particulier pour le fret ».

Un volontarisme malvenu dans le cas présent : les dettes colossales de RFF et le naufrage du fret SNCF font plutôt penser à une fuite en avant pour écarter toute autre expertise. Par exemple, celle du cabinet suisse SMA Progtrans diligentée par la CNDP : elle a jugé les prévisions de RFF optimistes et la ligne actuelle capable d'écouler le trafic prévu « à l'horizon 2020 » : RFF a éludé ce diagnostic en évoquant « les décennies à venir », autant dire les calendes grecques !

Des oublis surprenants, des révélations inattendues

Le débat a été clos le 29 décembre 2006 et le bilan publié le 31 janvier 2007 : avec quelque hâte, le conseil d'administration de RFF a décidé le 8 mars de poursuivre les études.

Curieusement, cette décision très argumentée n'a rien dit des enquêtes en cours à la SNCF et chez RFF : l'une du Conseil d'analyse économique (CAE) sur les infrastructures, l'autre de la Cour des comptes sur le réseau ferroviaire ; même oubli de leurs rapports dont la rigueur tranche avec la « communication » du dossier par RFF et le complète de façon radicale.

On y découvre les incertaines études préalables aux projets de LGV (lignes à grande vitesse), l'improbable bilan des évaluations a posteriori, la situation désastreuse du Fret ferroviaire et l'échec de tous ses plans de relance, les relations tendues de RFF et la SNCF, leur endettement colossal, la priorité à donner à l'entretien de l'existant, les limites du report modal, entre autres : toutes choses absentes du dossier de RFF et dont un investisseur quelconque se serait inquiété en priorité !

Pour les prévisions de trafic, fondamentales dans ce dossier, la Cour juge celles de RFF « coûteuses, fragiles et peu cohérentes » et note que la SNCF refuse de fournir les données qui permettraient de les améliorer.

De son côté, le CAE estime que la demande effective pour les projets ferroviaires est en moyenne inférieure de 37 % à la demande prévue !

Pour le fret, RFF annonce son essor imminent alors qu'il est tombé en vingt-cinq ans de 60 à 4 % du marché et que, malgré de coûteux et fréquents plans de relance, il ne cesse de baisser… et que ses prévisions à six mois ne sont jamais atteintes ! La prévision est un art difficile, mais une telle obstination dans l'erreur laisse perplexe.

Trois communautés de communes du Pays basque « invitées » à participer au financement de la LGV Tours-Bordeaux ont découvert ces réalités au début de 2009 : elles ont alors confié une autre expertise au CITEC, cabinet indépendant composé d'ingénieurs de l'École Polytechnique de Lausanne, qui avait été mandaté pour l'audit du réseau ferroviaire français. Son rapport est sans ambiguïté : les capacités de la ligne existante de Bayonne à la frontière sont largement suffisantes pour écouler les trafics prévus par RFF pourtant très surestimés.

« Le réseau ferroviaire : une réforme inachevée, une stratégie incertaine »

Extraits du rapport particulier de la Cour des comptes d'avril 2008

« Les évaluations a priori montrent que la rentabilité socio-économique des investissements ferroviaires décidés au cours de ces dernières années est trop souvent insuffisante pour les justifier économiquement. Cela ne veut pas dire que ces projets devraient être définitivement abandonnés, car la croissance économique peut permettre de les justifier à condition qu'ils soient mis en service plus tard. Ces évaluations sont certes fragiles, mais le secteur des transports est sans doute celui où l'évaluation des politiques publiques est la plus ancienne et la plus solide. Ce manque de considération pour les évaluations économiques jette un doute sérieux sur la capacité de l'État à choisir les politiques les plus efficaces et à inscrire son action dans la logique de performance instaurée par la LOLF. Les décideurs politiques ont certes toute légitimité pour prendre des décisions sur la base de considérations qui leur sont propres et ne relèvent pas du calcul économique, mais encore faudrait-il que leurs motivations soient davantage explicitées. Le lancement de nombreux projets dont la rentabilité socio-économique est insuffisante est d'autant plus inquiétant – même si ce constat n'est pas spécifique à la France – que les bilans a posteriori des lignes à grande vitesse mettent en évidence une rentabilité en général bien plus faible qu'espérée initialement en raison d'une sous-estimation des coûts et d'une surestimation du trafic assez systématiques. Le coût de construction de la LGV Est européenne est ainsi 25 % plus élevé que prévu. Les projets inscrits dans les contrats entre l'État et les régions ne font pas l'objet d'études préalables suffisantes et s'avèrent souvent eux aussi plus coûteux et moins rentables que prévus. »

En jouant sur les mots et les destinations, RFF calcule que 108 trains passent par jour sur la ligne Bayonne- Hendaye alors qu il y en a en réalité moins de 60 : et pour justifier ces 108 trains, RFF/SNCF prennent en compte les trains qui utilisent cette ligne pour traverser l'Adour sur 1 kilomètre avant de bifurquer vers trois directions autres que celle d'Hendaye. Cela lui permet d'annoncer 280 trains par jour à l'horizon 2020 pour dépasser le seuil de saturation de 264.

Ces subterfuges ne sont pas les seules découvertes pittoresques que réserve l'analyse des faits et chiffres de l'activité ferroviaire dans une région déterminée. On pourrait aussi gloser sur les TER déserts, les voies et gares à l'abandon, les trains inconnus de sncf.com, les fiches horaires illisibles et la politique tarifaire aux aspects multiples et déconcertants.

Tout cela a contribué à créer un climat de méfiance systématique à l'égard de tous les chiffres et déclarations de RFF et qu'il sera difficile de dissiper.

On le voit d'ailleurs au plus haut niveau : Michèle Alliot-Marie soutenant qu'il est déraisonnable de dépenser plus d'un milliard d'euros pour gagner quelques minutes dans la traversée du Pays basque grâce à une ligne dont l'utilité n'est pas prouvée, Alain Juppé et Alain Rousset y étant favorables car non concernés…

Une remise à plat indispensable

Il est évident que les critiques faites aux prévisions et informations du dossier sont fondées. Mais il est plus évident encore que RFF et la SNCF mettront tout en œuvre pour l'éviter ou en minimiser les conséquences.

On le voit par le peu d'intérêt qu'ont suscité les rapports de la Cour des comptes et du Conseil d'analyse économique qui auraient enrichi le débat public et sûrement modifié son bilan ; publiés après sa clôture, ils risquent de rester ignorés alors qu'ils apportent une contribution déterminante à la connaissance des réalités du secteur ferroviaire .

Les zélateurs du train s'en réjouiront, qu'ils nient la compétence de la Cour et du CAE ou estiment que les entreprises ferroviaires et leurs projets sont sacrés et leur critique interdite. Et peu importe que le public soit délibérément privé de ces informations car il semble bien que son opinion n'ait aucune importance !

Il serait dans la logique du débat public que la Commission nationale ou la Commission particulière diffusent les extraits du rapport de notre première juridiction financière sur la préparation des projets de LGV : un simple cahier d'acteur d'une lecture facile rédigé et avalisé par les rapporteurs serait suffisant. Dans ce même souci d'information, la CNDP devrait promouvoir aussi le bilan de la restructuration du Fret SNCF et de l'autoroute ferroviaire qui sont les deux piliers sur lesquels repose le « pari » fait par RFF aux risques et périls du contribuable. Des réunions organisées par les communautés de communes sous l'égide de la Commission particulière du débat public permettraient à la population et aux élus du Pays basque de donner leur avis en pleine connaissance de cause et de voir s'il faut ouvrir un nouveau débat ou recourir à un arbitrage, par exemple.

Ce schéma est en ligne avec la décision du conseil d'administration de RFF : conscient de l'intérêt d'une concertation avec toutes les parties concernées par le projet, il a d'ailleurs demandé à la CNDP d'être garante de la participation des acteurs au processus qui y tend. Rien ne s'oppose à cette opération qui serait un exemple de « démocratie participative » : la CNDP parachève l'information du public et contribue à faire mieux connaître le rôle et les missions d'une juridiction financière et d'un conseil qui mériteraient une audience plus large.

La procédure se poursuit imperturbablement. RFF travaille sur le tracé de la ligne LGV et a proposé deux « fuseaux » possibles. La discussion se poursuit avec les communautés de communes concernées. Des dizaines d'associations se constituent pour demander que l'utilité de cette ligne soit réévaluée. Les services de l'État (préfectures départementale et régionale) font pression sur les maires concernés pour qu'ils acceptent le passage de la LGV. Si la procédure continuait sans anicroche majeure, on estime que la Déclaration d'utilité publique pourrait intervenir fin 2010 et la construction commencer en 2013, les recours juridiques pouvant être intentés au cours de ces trois années.

La procédure du débat public a encore bien des progrès à faire, mais le plus important est sans doute de veiller à une information complète et objective du public.

Le Cercle de Burrunz