Actualité

L'illusion de la gratuité dans les transports en commun

En France, une petite quarantaine de communes ont institué la gratuité des transports en commun.  Mais il s’agit pour la plupart de petites communes, autour de dix à vingt mille habitants, et dont la gratuité des services est souvent partielle. Par exemple, à  Issoudun (23.000 habitants), il n’y a que 4 bus qui circulent six demi-journées par semaine pour un coût de 66.000 euros par an. Les transports en commun sont marginaux. A Paris, Anne Hidalgo a annoncé travailler sur ce sujet avec un comité d'experts, une proposition pour laquelle Valérie Pécresse, en tant que présidente de la région Ile de France, s'est déclarée "philosophiquement contre" car "le service public a un coût, si on ne paye pas ce coût alors on sera tenté de le dégrader". 

Face à cela, passons en revue les sept agglomérations au-dessus de 40.000 habitants qui pratiquent la gratuité. Gardons cependant en mémoire que ce sont des exemples qui confirment la règle car le coût de la gratuité y est très modeste (loin des 10 milliards d'euros dépensés chaque année pour les transports parisiens), grâce au versement transport, lequel est resté dans des limites supportables pour diverses raisons, mais ne saurait être augmenté. 

Ville  

Commentaire

Communauté d’Aubagne    

(100.000 habitants) 

Le transport était de fait déjà quasiment gratuit, le versement transport (VT) a quand même dû être triplé, de 0,6 à 1,8% pour compenser une perte de 2 millions par an. Mais la gratuité reste dans les limites des communes concernées et ne permet pas d’aller à Marseille. L’inclusion d’Aubagne dans la métropole de Marseille risque de remettre en question le système en 2020 lors de l’échéance du contrat. Pour une extension à la métropole (1,8 million hab.) la perte serait de 100 millions, insupportable.

Quel jugement portent les habitants ? Il est mitigé. Selon un reportage de 2013 de l’OBS, la première réaction fut celle d’un jeune selon lequel ça ne change rien « puisqu’avant on ne payait pas et qu’on ne s’est jamais fait contrôler ». Evidemment…à gauche, on pense que c’est une bonne incitation au transfert modal (voiture individuelle vers transport en commun), mais que chacun devrait « payer selon ses moyens. La gratuité n’est pas l’aboutissement du progressisme dans tous les domaines. » La Présidente de la communauté, auteure de la mesure, a constaté une forte hausse de la fréquentation, qui a diminué le coût par habitant (est-ce un argument ?) mais ne sait pas mesurer le report modal. Les habitants reconnaissent qu’ils prennent le bus pour des trajets qu’ils faisaient autrefois à pied (est-ce un bien ?) : certains « attendent 25 minutes le bus pour faire un arrêt », dit un conducteur. D’autre part, la gratuité nuit à l’utilisation des modes écologiquement doux comme le vélo. Quant au chef d’entreprise, il déplore évidemment la « forte augmentation » du VT. Ainsi son montant est passé en quelques années de 29.000 à 86.000 euros pour une entreprise de 200 salariés, et il ne pourra pas augmenter. La récente proposition de gratuité du tramway suscite une forte opposition, car ce seront les ménages qui devront alors, directement, financer.

Châteauroux (47.000 habitants)

La gratuité n’a entraîné qu’une augmentation de la VT de 0,2 million, en restant à 0,6% de taux. Le VT finance les deux-tiers du coût, le budget communal un tiers.

Castres-Mazamet (81.000 habitants)

Un rendement de 3,1 millions du VT suffit à couvrir 91% du coût du transport.

Boulogne-Billancourt (114.000 habitants (2010)

La gratuité ne concerne que deux lignes, dont le service s’interrompt à 18h45 ainsi que les jours fériés. Donc négligeable.

Communauté de Niort (120.000 habitants)

Une exception rendue possible par l’importance du VT dans une ville où de nombreuses compagnies d’assurance ont leur siège, et par le « dynamisme économique de l’agglomération », reconnaît le maire. La billetterie ne rapportait que 10% des coûts.

Communauté de Dunkerque (200.000 habitants)

(Commence en septembre 2018 pour la gratuité totale)

 

Un cas particulier. D’année en année le centre-ville de Dunkerque se vide, et les recettes commerciales ne couvrent qu’un pourcentage de plus en plus faible des coûts, au point de ne plus rapporter que 9,2% des coûts, soit 4,5 millions, et le VT déjà 6/7 millions avec un taux limité à 1,55%.

Il s’agit avant tout d’un choix politique, notamment pour revitaliser le centre-ville, et faire en sorte que la hausse de fréquentation améliore le ratio investissement public/nombre de bénéficiaires. Mais le coût total sera quand même supérieur, comme à Aubagne, ce qui inquiète les Dunkerquois, surtout dans un contexte général d’austérité budgétaire.

Compiègne (75.000 habitants)

La gratuité existe depuis 42 ans. Elle est rendue possible par le très fort rendement du VT, un grand nombre d’entreprises ayant leur établissement dans cette commune de l’Oise proche de Paris.

Ces exemples montrent d’abord que la gratuité des transports peut se concevoir sans trop de difficulté dans les petites agglomérations, parce que les infrastructures y sont absentes, et que le service se borne à faire rouler quelques autobus, la plupart du temps sur une période raccourcie.

Par ailleurs, on voit, dans les sept exemples ci-dessus, que la gratuité a été rendue possible parce qu’il existe en France une taxe exceptionnelle, n’existant pas ailleurs qu’en France, appelée versement transport, qui est payée par les entreprises à un taux élevé (2,95% dans la zone 1 d’Ile de France) appliqué au salaire brut – et pesant donc in fine sur les salariés. Avant l’instauration de la gratuité, la billetterie ne couvrait qu’une très petite partie des coûts parce que le rendement du VT était exceptionnellement élevé (cas de Niort et de Compiègne notamment). Et aussi du fait d’une politique particulièrement laxiste des autorités, comme l’a confessé la jeune d’Aubagne citée ci-dessus[1].

Le versement transport était à l’origine une taxe destinée à financer les dépenses d’investissement. C’est maintenant un impôt car non perçu en contrepartie d’une prestation de service public, et qui sert à financer en général les coûts des autorités organisatrices de la mobilité (AOM), et notamment ceux engendrés par la gratuité des transports publics là où elle existe. Le détournement de finalité est significatif !

Si donc la gratuité a été rendue possible dans certaines agglomérations, on peut en dire que c’est pour de mauvaises raisons… et parce qu’il est facile de taxer les entreprises en faisant croire à la population que c’est dans son intérêt et qu’elle n’est pas le payeur final de cette taxe. Mais le payeur en dernier ressort serait bien le salarié qui verrait inévitablement sa rémunération ajustée à la baisse. C’est-à-dire en fin de compte une partie seulement des usagers des transports, celle qui utilise ces derniers pour ses déplacements professionnels, au bénéfice de tous les autres usagers. On remplacerait donc une contribution payée par la totalité des usagers par une contribution supportée par la partie la plus dynamique et de loin la plus faible[2] d’entre eux. Un non-sens économique et une injustice.

Panorama des précédents mondiaux…

Il n’existe dans le monde aucune capitale où le transport public est gratuit, à l’exception de la ville de Tallin (Estonie). Encore s’agit-il d’une ville dont la population excède à peine 400.000 habitants, et la gratuité n’y concerne que les résidents de la ville. La population de l’Ile-de-France dépasse quant à elle 12 millions. Le nombre de villes dépassant 100.000 habitants où le transport est gratuit est de même extrêmement faible. Chine exceptée, on n’en trouve à la vérité presque aucune : Aux USA, la ville de Portland (600.000 hab.) où le service n’était que partiellement gratuit, y a renoncé en 2012 pour des raisons financières et de fraude ; de même au Royaume-Uni les villes de Sheffield et Rotherham ont aussi renoncé en 2014 à leur service de centre-ville, et seules les villes de Manchester et Bradford conservent un service, là aussi limité au centre-ville. En Allemagne, il existe à l’heure actuelle un débat pour 5 grandes villes où le passage à la gratuité a été évoqué par le gouvernement fédéral dans le seul but d’éviter une condamnation pour pollution de la part de l’UE, mais les autorités locales se sont dépêchées d’apporter une réserve formelle : « le gouvernement fédéral doit dire comment il veut financer cela ». Toujours le même problème, dans un pays où les entreprises ne participent pas, comme en France avec le versement transport, au financement des transports en commun.   


[1] Essayez donc d’entrer sans payer dans un autobus en Allemagne ou en Suisse !

[2] En 2001, l’OMNI dénombrait 11,6 millions de déplacements professionnels correspondant à des déplacements domicile-travail et pour affaires professionnelles, sur un total de 35,3 millions pour l’Ile-de-France.