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EDF n'est pas une caisse de sécurité sociale

Une proposition de loi, qui devrait prospérer puisqu'elle répond à un engagement présidentiel, vise à rendre les tarifs de l'électricité et du gaz progressifs, en fonction du volume de consommation, et plus sociaux, en étendant les réductions accordées aux ménages les plus modestes.

Cette tarification amplifiera la redistribution des revenus qui est déjà opérée à travers les prestations sociales et, plus secondairement, la fiscalité. C'est l'objectif affiché des tarifs sociaux de l'énergie. Ce sera aussi le résultat de la progressivité en fonction du volume consommé dans la mesure où la taille et le confort des résidences, donc la consommation d'énergie, tendent à augmenter avec les revenus. Cela en est même le seul objectif ayant un sens car, pour améliorer l'efficacité de la production d'énergie et réduire son impact négatif sur l'environnement (les deux autres objectifs affichés), il suffit que le prix de l'énergie reflète correctement le coût de sa production et des dommages environnementaux induits. Or, pour ce qui concerne l'électricité, ce coût du kilowattheure dépend surtout des moyens de production utilisés (centrales nucléaires, turbines à gaz…), qui diffèrent selon les jours et les heures, d'où les tarifs variables dans le temps d'EDF, mais il ne dépend pas du volume de consommation mensuel ou annuel de chaque ménage pris individuellement.

Cette tarification ne peut être justifiée que s'il est nécessaire d'amplifier la redistribution en France et, le cas échéant, si les tarifs de l'énergie constituent un bon instrument à cette fin.

[( François Ecalle est chargé de cours à l'Université Paris I. )]

L'ampleur de la redistribution relève d'un choix politique mais l'économiste peut rappeler qu'une redistribution plus forte s'accompagne souvent d'incitations défavorables au travail, à l'épargne, à l'innovation… et peut comparer son ampleur entre les pays.

L'indicateur synthétique le plus utilisé dans les comparaisons internationales, le coefficient de Gini, montre que la France n'est pas un pays inégalitaire : les inégalités y sont plus faibles que dans la moyenne des autres pays de l'OCDE et, contrairement à la quasi-totalité d'entre eux, elles n'ont pas augmenté au cours des deux dernières décennies.

Ces comparaisons ne prennent cependant en compte qu'une partie des dispositifs qui permettent une redistribution des revenus, à savoir, pour l'essentiel, les prestations familiales, les aides personnelles au logement, les minima sociaux, l'impôt sur le revenu, la CSG et la taxe d'habitation. Or, selon l'INSEE, les services de santé et d'éducation, non pris en compte dans ces comparaisons internationales, contribuent autant à la réduction des inégalités en France. En outre, il n'existe aucune mesure fiable de la redistribution opérée à travers les tarifs des services publics locaux (crèches, cantines scolaires, transports…) et des services publics nationaux, autres que l'éducation et la santé, notamment de ceux qui sont gérés par des entreprises comme EDF. La redistribution réelle est probablement, en France, plus importante que celle qui est mesurée et que celle des autres pays.

Admettons néanmoins que les inégalités de revenus soient encore trop fortes. Pour les réduire, il existe deux instruments adaptés, parce qu'ils permettent de cibler précisément les ménages entre lesquels des transferts paraissent nécessaires : l'impôt sur le revenu pour prélever sur les plus riches et les prestations sociales sous condition de ressource pour redistribuer aux plus pauvres.

Pour cibler les « bons ménages », la tarification envisagée pour l'énergie va inévitablement former une monumentale « usine à gaz » administrative. Il est déjà prévu de tenir compte de la zone géographique (pourquoi pas de l'altitude ?), de la composition du ménage (pourquoi pas de l'âge et de l'état de santé de ses membres ?) et du type de chauffage utilisé (pourquoi pas de l'ancienneté de la chaudière ?). Son impact distributif sera impossible à mesurer.

Les revenus seront pris en compte pour appliquer les tarifs sociaux, qui sont financés par une taxe sur la consommation d'électricité des autres ménages, et atténuer ainsi les effets des majorations tarifaires sur les ménages pauvres qui vivent dans des « passoires thermiques ». Toutefois, seule l'administration fiscale connaît vraiment les revenus et elle ne les transmet systématiquement qu'aux seules caisses d'allocations familiales, depuis peu de temps. Le tarif social actuel est appliqué aux ménages dont les revenus sont inférieurs au plafond permettant de bénéficier de la couverture maladie universelle complémentaire (CMUC). EDF et GDF ne les connaissent, en principe, que grâce aux informations transmises par les caisses d'assurance maladie, lesquelles reposent sur des « déclarations de revenus » ad hoc remplies par les intéressés.

Comme EDF n'a pas les compétences d'un gestionnaire de prestations sociales, l'application des tarifs sociaux actuels présente de sérieux dysfonctionnements. Il est reconnu que beaucoup de bénéficiaires potentiels n'en bénéficient pas. Inversement, ils sont appliqués sans aucune raison à certaines personnes, ce qu'illustre mon cas personnel. EDF vient, de sa propre initiative, de me faire souscrire à l'abonnement « tarif de première nécessité » alors que mes revenus sont très, très éloignés du plafond de la CMUC que je n'ai évidemment jamais demandée ! Je crains que mon cas ne soit pas isolé.

Si ces tarifs sociaux sont étendus, les concurrents d'EDF et GDF demanderont à les appliquer et à recevoir aussi des informations sur les revenus, ce qui devrait leur être accordé sauf à créer des distorsions de concurrence que les autorités européennes ne manqueront pas de relever. Mais, compte-tenu des freins qu'elle a mis à leur transmission aux caisses d'allocation familiale, il n'est pas sûr que la commission nationale informatique et liberté l'accepte, heureusement d'ailleurs.

Depuis quelques années, la « précarité énergétique » de nombreux Français (le chiffre de 8 millions a été avancé) est mise en avant. Ce phénomène est certes réel, mais il existe aussi une « précarité alimentaire », une « précarité du logement », une « précarité culturelle » etc. Au lieu d'instaurer des tarifs sociaux dans tous les domaines et de transformer les entreprises publiques en (mauvaises) caisses de sécurité sociale, il faudrait plutôt se contenter d'attribuer un revenu minimum aux ménages, avec un intéressement à la reprise d'activité comme pour le RSA, et de leur faire confiance pour l'utiliser selon leurs besoins.