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La procédure de recouvrement de l'impôt en cas de litige

Une survivance d'un autre âge

Dans toute société civilisée, lorsque deux personnes ne sont pas d'accord sur ce que l'une doit à l'autre, elles demandent à un juge de dire qui a raison et qui a tort. Notre droit interdit en principe à tout créancier de se faire justice lui-même. Mais lorsque le créancier est le fisc, cette règle ne s'applique plus : l'administration garde le droit de recouvrer l'impôt, même en cas de contestation.

La contestation de l'impôt ne suspend le recouvrement que si le contribuable demande expressément le sursis de paiement. Or, cette procédure est tellement complexe et entourée de telles restrictions qu'elle ne protège pas réellement les citoyens contre les abus du fisc.

Fisc - Contribuables, un combat inégal

Cet article fait partie d'un hors série que nous avions publié en mai 2003.

Nous publierons dans les prochains jours l'intégralité de ce dossier sur notre site.

L'article 277 du livre des procédures fiscales (LPF) dit que le contribuable, s'il conteste le montant des impositions, peut être autorisé à différer le paiement de la partie contestée et des pénalités. Mais cela ne sauvegarde ses droits qu'en apparence. Car cet article autorise aussi l'administration à refuser le sursis si le contribuable « n'a pas constitué les garanties propres à assurer le recouvrement ». Depuis la loi de finances pour 2002, le contribuable peut être dispensé de garantie, mais seulement dans un cas limité : lorsque la réclamation porte sur l'assiette de l'impôt (mais non sur les autres éléments du calcul), et lorsque le montant de l'impôt en litige n'excède pas 3 000 euros.

En règle générale, pour pouvoir échapper au paiement immédiat de l'impôt contesté, il faut donc présenter des garanties. Celles-ci doivent être « propres à assurer le recouvrement » de l'impôt différé : consignation d'une somme d'argent à un compte d'attente du Trésor, hypothèque d'un bien, nantissement de fonds de commerce, présentation d'une caution, mise en gage de valeurs mobilières, … Ces garanties grèvent le patrimoine du contribuable et peuvent le mettre en grande difficulté financière. Or, à ce stade, l'existence et le montant de la créance sont, par hypothèse, toujours en litige, et aucun juge ne s'est encore prononcé sur ce point ! Rien ne permet donc d'affirmer que la créance qu'il s'agit de garantir est réelle, ni que son montant est justifié. L'administration va néanmoins pouvoir demander en gage des sommes ou des biens pour des montants parfois extravagants, qu'elle évaluera de son propre chef, et cela sans aucun contrôle préalable. Qui plus est, ces garanties peuvent être refusées par le comptable public chargé du recouvrement, s'il les considère comme insuffisantes.

Certes, il existe une voie de recours contre les décisions du comptable : lorsque les garanties offertes ont été refusées, le contribuable peut contester cette décision, par simple demande écrite, devant le juge des référés qui statue dans le délai d'un mois (articles L. 279 et L. 279 A du LPF). Cette procédure, toutefois, ne protège que faiblement le contribuable. Tout d'abord, la contestation n'est recevable que s'il a consigné une somme au moins égale au dixième des impôts contestés ou présenté une caution équivalente, ce qui peut être déjà très lourd lorsque, comme cela arrive, le redressement fiscal lui-même est totalement fantaisiste ou disproportionné. Ensuite, le juge ne se prononce pas ici sur le bien-fondé de l'impôt, mais uniquement sur le montant et la nature des garanties : il peut donc déclarer insuffisantes des garanties destinées au paiement d'impôts qui seront ensuite reconnus injustifiés par un autre juge. Enfin, comme nous allons le voir, la demande de référé n'empêche pas l'administration d'exercer toute contrainte sur le redevable.

L'implacable mécanique des mesures conservatoires

Lorsque le contribuable qui conteste l'impôt a demandé le sursis de paiement, mais que celui-ci lui a été refusé, l'administration peut mettre en œuvre toute une série de contraintes qualifiées de « mesures conservatoires ». Ces mesures peuvent être des saisies conservatoires ou des sûretés judiciaires. La saisie conservatoire porte sur les biens meubles du contribuable – y compris les créances de l'entreprise, mais à l'exception des rémunérations et des pensions - même s'ils sont détenus par un tiers. Elle a pour effet de les rendre indisponibles. Une sûreté judiciaire peut être constituée à titre conservatoire sur les immeubles, fonds de commerce, actions, parts sociales et valeurs mobilières appartenant au redevable. Elle rend ces biens inaliénables. Les mesures conservatoires ont pour but de sauvegarder les moyens d'action des comptables publics, lorsque le recouvrement des créances dont ils ont la charge leur semble menacé. Elles peuvent être prises même lorsque le contribuable a engagé une procédure de référé contre la décision du comptable refusant le sursis de paiement pour insuffisance de garanties. Aucune autorisation préalable d'un juge n'est nécessaire pour les mettre en œuvre : il suffit que le comptable dispose de l'avis de mise en recouvrement de l'impôt.

L'article 67 de la loi du 9 juillet 1991, qui régit ces procédures, n'offre pas une vraie protection contre leur usage abusif. Cet article dit bien que le créancier doit pouvoir justifier l'existence de « circonstances susceptibles de menacer le recouvrement » de la créance. Mais cette définition est si peu précise que le comptable pourra toujours invoquer une telle menace, dès lors que le contribuable continue d'utiliser des fonds au développement de son exploitation ou pour assurer les besoins de sa vie courante. De surcroît, les comptables publics risquent de voir mise en jeu leur responsabilité pécuniaire s'ils ne sont pas assez diligents pour recouvrer les créances. Aussi sont-ils fortement incités à se prémunir contre d'éventuelles critiques en prenant toutes les précautions possibles, même disproportionnées au risque réel de non-recouvrement. Le zèle des trésoriers est tel que le Conseil d'État a récemment sanctionné l'administration qui avait exercé des poursuites avant même que le contribuable n'ait eu le temps d'offrir les garanties suffisantes au recouvrement des impositions litigieuses et d'obtenir ainsi le sursis de paiement ! [1]

L'étendue des mesures conservatoires est très large : aucun élément du patrimoine n'est à l'abri. Ces mesures peuvent freiner largement l'activité d'une entreprise ou ruiner le patrimoine du contribuable. Certes, la décision judiciaire sur le principe ou le montant de l'impôt contesté pourra arrêter cette mécanique : si l'impôt n'est pas justifié, le juge ordonnera la suppression des mesures conservatoires. Mais combien de temps après qu'elles aient été prises ? Dans l'intervalle, le mal aura été fait.

Des voies de recours insatisfaisantes

Le contribuable de bonne foi a-t-il des chances de pouvoir échapper à la machinerie du recouvrement fiscal ? Les textes lui offrent apparemment quelques moyens d'action.

L'un d'entre eux, introduit par la loi du 30 juin 2000 réformant les procédures d'urgence, est la procédure dite du « référé-suspension » (article L. 521-1 du code de justice administrative). Le Conseil d'État a appliqué pour la première fois en 2001 cette disposition en matière fiscale [2] : le contribuable, en même temps qu'il conteste le bien-fondé de l'imposition, peut engager une procédure de référé-suspension contre l'avis de mise en recouvrement. D'autres décisions telles qu'une saisie conservatoire, ou un refus d'octroi de sursis de paiement, pourraient être suspendues par le même moyen. Toutefois, deux conditions doivent nécessairement être remplies : que l'urgence le justifie, et que soit invoquée une raison propre à créer un doute sérieux sur la légalité de la décision qu'il est demandé de suspendre.

L'article 277, 5ème alinéa du LPF permet d'autre part au contribuable, frappé par une mesure de saisie conservatoire, de demander, selon la même procédure de référé que celle applicable en cas de refus de garanties, de limiter ou d'abandonner cette saisie si elle comporte des « conséquences difficilement réparables ». La consignation du dixième des impôts contestés n'est pas nécessaire dans ce cas.

Ces deux procédures ont leur utilité, mais elles présentent le même inconvénient : elles laissent entièrement reposer sur le contribuable, et l'initiative de l'action judiciaire, et la charge de la preuve. Elles ne sont, en somme, que des correctifs destinés à limiter les abus d'un système lui-même anormal. De correctif en correctif, d'exception en exception, les procédures de recouvrement de l'impôt perdent toute lisibilité et toute cohérence. Il n'en est que plus nécessaire de les réformer.

Les contribuables doivent être protégés contre les extorsions du fisc

Il faut ici en revenir aux principes de toute société libre. Nul citoyen ne peut priver un autre de sa liberté. Nulle institution, pas même l'État, ne peut le faire sans qu'un juge l'ait permis, sauf dans des circonstances très exceptionnelles. Ce que nous trouvons anormal quand on s'attaque à nos personnes, pourquoi faudrait-il le tolérer quand on s'attaque à nos biens ? Pourquoi faudrait-il un juge pour autoriser les mesures dites de contrôle judiciaire, et aucun juge pour autoriser les mesures conservatoires, qui sont aux biens ce que le contrôle judiciaire est aux personnes ? Les propriétés de chacun sont un élément de sa liberté. Elles doivent être protégées selon les mêmes règles que les libertés individuelles.

Chacun trouve juste d'attendre qu'un tribunal ait statué pour autoriser un particulier à recouvrer sa créance sur un autre. Pourquoi donc laisser le fisc se servir sur les contribuables sans contrôle ? Cette différence de traitement est l'héritage d'une époque révolue : celle où les agents du seigneur ou du roi pouvaient s'imaginer avoir tous les droits, y compris celui de piller et de voler leurs sujets. Cela n'est plus digne de la France d'aujourd'hui.

L'argument de l'efficacité ne peut pas être sérieusement invoqué pour justifier les pratiques actuelles. Il existe, c'est vrai, des contribuables fraudeurs. Les mettre en échec est un objectif légitime. Mais cette fin ne justifie pas que l'on emploie pour cela n'importe quel moyen. De même, il est parfois légitime de prendre des mesures pour prévenir la fuite d'un malfaiteur. Cela n'empêche pas d'exiger qu'un juge autorise ces mesures : garde à vue, détention préventive ou contrôle judiciaire. Tout individu n'est pas un délinquant ; tout contribuable n'est pas un fraudeur. Dans un cas comme dans l'autre, il est possible de mettre en place des procédures qui concilient la nécessaire efficacité du contrôle et le respect exigeant de la liberté du plus grand nombre.

Quelques exemples à méditer

D'autres pays, sur ce terrain, respectent bien mieux que le nôtre les droits du contribuable.

En Grande-Bretagne, le contribuable qui n'est pas d'accord avec le montant de son imposition peut tout d'abord, comme c'est le cas en France, adresser une réclamation au service des impôts. Si le désaccord persiste, l'affaire est ensuite portée devant une juridiction, les commissaires de l'impôt sur le revenu (Commissioners of Income Tax). Certains d'entre eux, les commissaires spéciaux, sont des magistrats à temps plein. D'autres, les commissaires généraux, sont des bénévoles assistés d'un juriste faisant office de greffier. En même temps qu'il envoie sa réclamation, le contribuable peut demander à l'administration de surseoir au paiement de l'impôt. Si l'administration refuse le sursis, cette demande sera elle aussi examinée par les commissaires. Le paiement ne sera pas exigible jusqu'à ce que ces derniers aient statué, ce qui a lieu généralement dans un délai assez rapide. Mais une fois la décision prise, l'impôt redevient exigible pour le montant résultant de cette décision, même si le contribuable saisit une cour d'appel.

En Suède, il existe une administration nationale, le Service du recouvrement (Kronofogdemyndigheten, en abrégé KFM), chargée de recouvrer les créances du fisc, mais aussi celles des autres administrations et même des personnes privées. Une protection est donnée au contribuable : le KFM ne prend pas lui-même les mesures conservatoires. Ces mesures doivent être préalablement ordonnées par un tribunal, qui vérifie que certaines conditions sont remplies : l'administration doit justifier que sa créance est substantielle et qu'il existe un risque manifeste de non-paiement.

Au Canada, les contribuables peuvent faire opposition devant la direction générale des appels, qui est une branche indépendante de l'administration fiscale. Si le litige porte sur l'impôt sur le revenu, le fisc suspend habituellement le recouvrement des sommes contestées jusqu'au 90ème jour qui suit l'envoi de la décision sur l'opposition. De même, le recouvrement est habituellement suspendu si, ensuite, le contribuable fait appel devant la Cour canadienne de l'impôt, et ce jusqu'à la date d'envoi de la décision de la Cour. Pour poursuivre le recouvrement de l'impôt, le fisc doit ainsi attendre non seulement le résultat de la procédure amiable, mais aussi celui de l'examen par le juge de première instance.

Aux Etats-Unis, de même, l'impôt fédéral sur le revenu ne peut être mis en recouvrement si le contribuable, en désaccord avec le fisc, a saisi le juge (U.S. Tax Court). Cela empêche non seulement tout paiement forcé de l'impôt, mais également toute mesure conservatoire telle qu'une saisie ou une hypothèque [3]. Le tribunal examine le litige et détermine le montant de l'impôt à payer. Ce montant devient alors exigible et peut être recouvré par le fisc même si le contribuable a fait appel de cette décision devant une autre cour. Pour faire échec aux contribuables de mauvaise foi, une procédure exceptionnelle a été organisée. Si l'administration fiscale fédérale (Internal Revenue Service ou IRS) croit que le recouvrement de l'impôt sera compromis, elle peut immédiatement fixer l'impôt dû et en exiger le paiement. Cette taxation d'urgence, dite « évaluation de péril » (jeopardy assessment), n'est possible que dans des cas bien déterminés : par exemple, le contribuable doit s'apprêter à quitter le territoire américain, ou à se cacher sur le territoire, ou à organiser son insolvabilité. Toutes les évaluations de péril doivent être approuvées par une autorité indépendante, l'Avocat général (Chief Counsel) placé auprès de l'IRS.

Une réforme simple et naturelle

On peut tirer de ces exemples quelques orientations pour réformer notre propre système.

Tout d'abord, il ne faut pas craindre d'attendre qu'un juge se soit prononcé pour engager le recouvrement de l'impôt : c'est ainsi que l'on pratique en Grande-Bretagne, au Canada ou aux États-Unis, pays dont on n'a pas entendu dire qu'ils connaissaient un taux préoccupant d'impôts impayés. L'article 277 du LPF peut donc sans danger être modifié sur ce point : il suffira de dire, tout simplement, que lorsque le contribuable conteste l'imposition, le sursis de paiement, s'il est demandé, est de droit jusqu'à ce que soit intervenue la décision du tribunal de première instance. Bien entendu, les intérêts continueront à courir pendant ce temps-là et, si le juge donne tort au contribuable, ils viendront s'ajouter à la dette de celui-ci. Cette nouvelle rédaction de l'article 277 permettrait de faire l'économie, au moins jusqu'au jugement de première instance, de la procédure de constitution de garanties et, par conséquent, de la procédure du référé en cas de refus de ces mêmes garanties.

Ensuite, dans les cas de péril, et seulement dans ces cas-là, le juge du référé pourrait être saisi par le comptable afin d'autoriser celui-ci à prendre les mesures conservatoires appropriées, comme cela se pratique en Suède. Le juge pourrait ainsi vérifier si ces mesures sont réellement indispensables, et justifiées par le comportement même du contribuable.

Les modifications nécessaires, on le voit, sont simples et peu nombreuses, mais leurs conséquences ne seraient pas minces. Elles permettraient d'établir une relation plus équilibrée et plus juste entre l'administration et les redevables. Ainsi éviterait-on d'inquiéter des dizaines de milliers de contribuables, ou plus gravement de les rançonner sans raison, pour le seul plaisir de pouvoir plus tranquillement traquer quelques fraudeurs professionnels.

[1] CE, 25 avril 2001, n° 213460, Société Parfival

[2] CE, 25 avril 2001, n° 230166 et n° 230354, SARL Janfin

[3] Le contribuable peut toutefois décider de ne pas suspendre la paiement de la somme contestée