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L'art du mensonge politique

L'initiative de la petite maison d'édition Jérôme Millon de rééditer en période d'élections ces deux textes de Jonathan Swift datant du XVIIIe siècle est des plus louables. Non seulement parce qu'ils sont d'excellente facture mais aussi en raison de leur actualité. Le premier est en réalité une incitation à la souscription pour la parution d'un livre en deux volumes portant le titre L'art du mensonge politique. L'auteur – et déjà le mensonge est présent – n'est pas Swift mais John Arbuthnot, médecin de la Reine Anne et auteur satirique écossais connu surtout comme inventeur du personnage de John Bull. Ami proche de Swift, Arbuthnot, n'étant nullement préoccupé par la gloire littéraire, préféra envoyer ce texte à Swift pour le publier sous son nom. Apparemment, la souscription n'a jamais marché car les deux volumes promis n'ont pas été publiés. Mais l'auteur nous en dit long sur l'art du mensonge ou la "pseudologie" politique.

Cet art fait croire au peuple "des faussetés salutaires, pour quelque bonne fin" car "le peuple n'a aucun droit sur la vérité politique" Mentir est un monopole détenu par le gouvernement et le mensonge peut être de trois sortes : le mensonge de calomnie, d'addition (ou d'augmentation) et le mensonge de translation. Le mensonge d'addition "donne à un grand personnage plus de réputation qu'il ne lui en appartient", celui de médisance ou de calomnie est celui par lequel "on dépouille grand homme de la réputation qu'il s'est acquise à juste titre" et, enfin, le mensonge de translation est celui qui "transfère le mérite d'une bonne action d'un homme à un autre homme". L'art du mensonge consiste à ne pas faire avaler au peuple trop de mensonges à la fois mais de le faire avec science, graduellement et les mensonges peuvent se débiter publiquement et ouvertement ou se répandre sourdement. Dans toutes ces catégories, un type de mensonge semble particulièrement tenace car il résiste héroïquement à l'épreuve du temps. C'est "le mensonge de promesse" que font les grands : "ils vous mettent la main sur l'épaule, ils vous embrassent, ils vous serrent, ils sourient, ils se plient en vous saluant ; ce sont autant de marques qui doivent vous faire connaître qu'ils vous trompent et qu'ils vous en imposent. Vous reconnaîtrez leurs mensonges en matière de faits aux serments excessifs qu'ils vous font à plusieurs reprises".

Le deuxième texte plus court est intitulé "The Examiner". Jonathan Swift (car cette fois c'est vraiment lui l'auteur) fait un rapide historique du mensonge et s'en prend surtout au Comte Thomas Wharton, homme politique whig. Il faudrait toutefois retenir ce passage sur les menteurs politiques : "Il est un point essentiel en quoi le menteur politique diffère de ses confrères c'est qu'il ne doit avoir qu'une mémoire courte".

Dans la préface de ce livre, Jean-Jacques Courtine, professeur à la Sorbonne (Paris III), fait une distinction pertinente entre le "mensonge totalitaire" et les "mensonges démocratiques". Le problème est que dans la deuxième catégorie, Courtine donne comme meilleur (et seul) exemple ("le premier sur le podium") le président américain Bush. Quelle facilité dans le commentaire ! Et comment ne pas être "à la mode" et taper un peu plus sur l'Amérique de Bush. Pourtant, avec un peu plus d'objectivité, le professeur de la Sorbonne aurait pu mentionner une politique entièrement construite sur la tromperie et le mensonge politiques. Il s'agit de la période mitterrandienne dont les dérives sont au banc des accusés dans les procès qui continuent encore, sept ans après sa fin. Il aurait pu rajouter aussi quelques exemples de la présidence de Chirac, autre période pleine de rebondissements provoqués par le mensonge politique. Mais pourquoi louper cette occasion de taper encore un peu sur les USA ?