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La crise hypothèque-t-elle la modernisation de l'Etat ?

Les exemples du Canada, de la Suède et de la Nouvelle-Zélande

A la crise économique récente qui a frappé l'économie mondiale, les Etats ont répondu par des plans de relance massifs : soutien au secteur financier et aux secteurs économiques et industriels les plus durement touchés, protection sociale accrue sur les populations les plus exposées, mesures de soutien à la consommation et de reconversion de l'emploi, etc.

Mais à la veille du débat budgétaire qui s'ouvre en France, une telle politique paraît de plus en plus difficile à poursuivre sans mettre en péril notre modèle social. En effet les marges de manœuvre se sont tendues : les déficits budgétaire et sociaux nés de ces réponses à la crise posent la question de la soutenabilité de l'intervention publique. Et pour chaque élément nouveau de notre contrat social, se pose la question du renoncement à un autre avantage. La France doit-elle en passer par une remise à plat de son modèle social et une redéfinition des contours de l'intervention publique ? Dès 2007, le Président de la République avait lancé un programme de révision générale des politiques publiques (RGPP) afin de « conduire les réformes essentielles pour les citoyens, l'administration et les finances publiques ».

Ce volontarisme affiché dans la réforme de l'Etat doit permettre de mener une large modernisation de l'administration et des services publics tout en concourant au redressement de l'équilibre budgétaire. La crise actuelle nous amène à nous interroger sur l'opportunité de poursuivre un tel chantier : une réponse est apportée par trois pays qui ont profondément modernisé leur administration dans les vingt dernières années, le Canada, la Suède et la Nouvelle-Zélande. Ces pays ont en commun d'avoir mis en œuvre cette réforme en réponse justement à des situations de crise économique profonde.

I- Contexte économique et politique de réforme

Il est frappant de constater que le contexte dans lequel s'est conduit la réforme de l'État dans ces trois pays est assez similaire et répond directement à notre question. La crise économique de 1990-91 avait déjà, rappelons-le, creusé les déficits des finances publiques et fait bondir le chômage. Obligés de réagir, ces gouvernements ont appliqué une réforme de l'Etat qui s'est imposée comme une solution pragmatique face à la situation économique dégradée, plus que comme un choix politique délibéré. Il est d'ailleurs notable que cette réforme de l'Etat ne figurait pas en tant que telle dans les programmes électoraux.

- Canada

Au début des années 1990, la situation économique du Canada s'était fortement détériorée. Les déficits publics atteignaient 8,7% du PIB, dont 6% pour le gouvernement fédéral, et la dette du seul gouvernement fédéral était de 66% du PIB. Quant au service de la dette il absorbait 37% des recettes fiscales ! La crise avait fait grimper le chômage à 11,4%. Comme l'a déclaré Paul Martin, ancien ministre des Finances qui remplaça Jean Chrétien au poste de Premier ministre : « le fait que les charges de la dette menaçaient les dépenses de nos meilleurs programmes sociaux - santé et retraites - était simplement inacceptable ». Aux élections de 1993, le parti conservateur a été battu par le parti libéral de Jean Chrétien, qui s'est fait élire sur le slogan « pour la création d'emplois, pour la relance économique », sans cacher que l'assainissement des finances publiques était « essentiel à la création d'emplois ». La réussite de cette réforme fut de démontrer que l'assainissement des finances publiques était un facteur de préservation des acquis sociaux.

- Suède

Le parallèle avec la Suède est intéressant : la réforme a été suscitée par la nécessité de préserver les fondements du généreux modèle social. Parce que de nouveaux besoins sociaux venaient augmenter le poids sur les finances publiques, la volonté de défendre le modèle de l'État-providence, particulièrement dans les secteurs de la santé, de l'éducation ou du logement, a conduit à l'adapter pour en assurer la pérennité.
La crise financière du début des années 1990 avait provoqué une explosion des dépenses publiques à 67,5% du PIB et du poids de la dette. Le gouvernement se devait de réagir en décidant une politique de plafonnement des dépenses dans différentes administrations, une réforme en profondeur de la protection sociale, et une politique active de privatisations. Cette réforme permit de réduire la dette publique et de redonner des marges de manœuvre au modèle suédois.

- Nouvelle-Zélande

Là encore, c'est une forte dégradation de la situation économique, mais cette fois au début des années 1980, qui déclencha la politique de réformes. De toutes les réformes évoquées ici, celle menée en Nouvelle-Zélande fut certainement la plus ambitieuse puisqu'elle toucha toute la politique économique : elle ne se limita pas à la restructuration du secteur public mais procéda aussi à une refonte de la réglementation économique et notamment du système de subventions aux entreprises et à l'agriculture. L'économie néo-zélandaise se définissait avant cela par une structure économique particulièrement interventionniste, interventionnisme qui s'était accru après la première crise pétrolière et la fin de l'accès privilégié au marché britannique, dans ce pays, aussi appelé le paradis des travailleurs. La situation était telle qu'elle provoqua la perte de confiance des marchés et une forte déstabilisation de l'économie. Le gouvernement travailliste arrivé au pouvoir en 1984 réagit immédiatement en menant des réformes qui ont par la suite redéfini le rôle de l'État et profondément transformé la société néo-zélandaise en quelques années.

Ces réformes de grande ampleur furent mises en œuvre non sans contestation. Elles n'ont toutefois pas empêché les équipes au pouvoir de se faire réélire. Au Canada, le parti libéral a ainsi été réélu en 1997, puis en 2000 et en 2004. En Nouvelle-Zélande, malgré la dureté des réformes, le gouvernement travailliste sera réélu en 1987. Quant aux conservateurs qui leur succéderont, ils poursuivront cette même politique. Même si la pratique du dialogue social est différente dans chacun de ces pays, ces éléments montrent que le consensus sur la situation économique du pays avait été suffisamment fort pour emporter la décision des électeurs et appuyer la volonté de réforme des équipes gouvernementales.

II- Les réformes entreprises

- Canada

Le ministre des Finances Paul Martin lança immédiatement un programme de réduction des dépenses : le nombre de ministères diminua, les salaires des fonctionnaires furent gelés et un réexamen complet de toutes les dépenses publiques, baptisé « examen des programmes », fut mené avec pour objectif de ramener en 2 ans le déficit fédéral de 6% à 3% du PIB, sans augmenter les impôts. Ce vaste chantier a conduit à une réduction de 17 milliards de dollars canadiens les dépenses publiques. L'examen des programmes devait éviter d'imposer des réductions uniformes à tous les ministères et permettre de fixer des priorités : les subventions aux entreprises furent diminuées par exemple de 60%. Des administrations furent supprimées ou regroupées. Les relations entre le gouvernement fédéral et les provinces furent simplifiées, permettant de clarifier les subventions versées par le gouvernement fédéral, dont l'affectation fut laissée à la discrétion des provinces. Plusieurs services publics furent confiés au secteur privé. L'assurance-chômage fut réformée avec une politique d'incitation au retour à l'emploi des chômeurs.

Pour faciliter la baisse de 15% des effectifs des fonctionnaires fédéraux, une administration temporaire fut mise en place, pour contrôler les recrutements des administrations, en vue de les remplacer par des reclassements de fonctionnaires dont le poste était supprimé. L'usage des nouvelles technologies fut généralisé. Des objectifs de résultats chiffrés furent demandés aux administrations concernées.

Les résultats de cette politique ont été spectaculaires : la dette publique est passée de 96% en 1993 à 64% en 2007. Dès 1997, le solde budgétaire est redevenu positif pour le rester jusqu'en 2007 (à l'exception des années 2002/2003). Malgré les baisses d'effectifs, la qualité des services publics ne s'est pas détériorée, selon l'opinion des usagers. La réforme s'est également appuyée sur des indicateurs tels que la croissance de l'emploi. Le chômage de longue durée (au sens de l'OCDE, les personnes sans emploi pendant plus de 12 mois en pourcentage du nombre de chômeurs) a baissé, atteignant 7,5% en 2007, à comparer à des taux supérieurs à 40% en France, en Italie ou en Allemagne. Le marché du travail s'est aussi davantage ouvert aux jeunes : près de 60% des 15-24 ans avaient ainsi un emploi en 2007, contre moins de 40% pour la France. La réforme a rencontré une certaine opposition, des syndicats de fonctionnaires notamment, mais aussi au niveau des provinces qui ont vu leurs compétences s'accroître, mais la négociation s'est jouée entre baisse des dépenses et baisse des prélèvements.

- Suède

C'est par réaction à la situation explosive de la dette et des dépenses publiques que la Suède a mis en place son programme de modernisation de l'action publique, avec pour objectif clair d' « en avoir plus » pour le niveau de dépenses du pays grâce à une meilleure organisation et productivité de l'administration. Cette transformation a été opérée en simplifiant l'organisation de l'État avec 13 ministères comptant 30 000 fonctionnaires et en transférant l'essentiel des compétences opérationnelles des ministères à 250 agences comptant environ 200 000 fonctionnaires.
La réforme s'est fortement appuyée sur les directeurs de ces agences. Chaque directeur d'agence a vu ses responsabilités renforcées en matière de recrutement, de formation et de rémunération des effectifs. En contrepartie de cette autonomie, les directeurs étaient évalués et rémunérés aux résultats par leur ministère de tutelle auquel ils devaient rendre des comptes. Cette approche a été confortée par une réforme du cadre budgétaire et comptable qui a permis d'évaluer le coût complet des services publics, élément essentiel d'une gestion par résultat et d'une meilleure efficacité de la dépense publique. D'autre part, l'organisation administrative en agences a été facilitée par le rapprochement de la gestion des agents publics sur le cadre de travail des salariés du secteur privé. Cette évolution a été rendue possible par une pratique du dialogue social très poussé reposant sur un taux de syndicalisation le plus élevé d'Europe (près de 80% de la population active). Enfin, cette politique s'est appuyée sur la délocalisation des agences et services publics et, là aussi, sur une généralisation des nouvelles technologies.

L'autre point fort de la réforme a été le recours à la décentralisation : les compétences en matière d'enseignement ont été transférées aux communes et les compétences en matière de santé ont été transférées aux régions. De très nombreux hôpitaux ont aussi été privatisés et confiés à des entreprises, notamment une partie de ceux de la ville de Stockholm. Les résultats se sont mesurés en matière de coût, de qualité et de délai d'attente : 2 ans après les réformes, les infirmières de Stockholm ont été augmentées en moyenne de 17% et les files d'attente ont été raccourcies de moitié. Les syndicats ont été parties prenantes dans cette mutation et le changement a largement été négocié. Pour les écoles, elles sont restées publiques mais autonomes. Enfin, le fonctionnement des entreprises publiques a été aligné sur celui du privé. Toutes ces restructurations, menées pour des motifs de rigueur budgétaire, ont été comprises et acceptées par les dirigeants syndicaux à condition qu'un volet d'accompagnement social soit mis en place. C'est en s'appuyant sur un dialogue social très développé que le pays a pu mener à bien sa réorganisation administrative et préserver son modèle social.

- Nouvelle-Zélande

C'est à partir de 1984 et sous l'incitation du ministre travailliste des finances, Roger Douglas, que le pays soumet ses structures économiques à de profondes transformations. Ces réformes (statut de la fonction publique, mais aussi réforme du droit du travail, fin des subventions aux agriculteurs, réduction du budget de fonctionnement de l'administration…) furent menées par un gouvernement travailliste élu sur un programme clairement libéral. Le gouvernement commença par ouvrir le plus possible l'économie. En parallèle, il mena une baisse des effectifs, les administrations centrales passant de 88.000 à 35.000 employés. La suppression du statut de la fonction publique entamé en 1986 avec le « State Sector Act » signifie concrètement que les employés du secteur public sont devenus des employés comme les autres.

Le système fiscal a été simplifié et le secteur public privatisé. Sur le plan social, l'âge du départ à la retraite a été fixé à 65 ans, les indemnités de licenciement réduites et les prestations de santé tarifées en fonction du revenu des usagers (la concurrence entre caisses a été généralisée). La loi « Employment Contract Act » de 1990 a mis fin à la pratique du syndicat obligatoire et introduit un régime de contrats individuels ou par groupes qui ouvre la voie à des négociations salariales décentralisées et non plus tenues au niveau national entre patronat et syndicats.

Entre 1993 et 2008, la Nouvelle-Zélande a connu une croissance de 3,5% en moyenne et une baisse du chômage de 9,5 à 3,6%. Les dépenses publiques sont tombées de 59% en 1987 à moins de 35% en 2007. Pour la Nouvelle-Zélande, le contenu idéologique s'est largement inspiré des réformes britanniques mises en œuvre par Margaret Thatcher. Un exemple qui illustre la diffusion des pratiques de politiques publiques au sein du Commonwealth. La Nouvelle-Zélande est sans doute le pays qui est allé le plus loin avec sa « thérapie de choc » et l'alignement de la gestion publique sur la gestion privée : gestion comptable, gestion des ressources humaines, privatisations, etc. Cette réforme a sans doute été facilitée dans un pays jeune, petit et isolé qui avait besoin d'accomplir un redressement économique considérable. Même s'il y a eu une forte opposition, l'opinion publique était convaincue de la nécessité de réformer le système.

FranceCanadaSuèdeNouvelle-Zélande
Population (en milliers d'habitants) 2008 61 840 33 095 9 195 4 268
Taux de prélèvements obligatoires (en % du PIB) 2007 43,5 33,3 48,2 36
Dette publique (en % PIB) 2007 70,1 64 46,9 25,3
Taux de chômage (en % de la population active) 2007 8,3 6 6,2 3.6
Taux d'emploi (en % de la population active) 2007 63,98 73,61 75,65 75,43
PIB par habitant (au prix du marché, en USD) 2007 32 686 38 500 36 603 27 431
Source : OCDE

Au travers de ces exemples, la conclusion est claire : oui, la réponse à la crise est compatible avec la modernisation de l'État. Elle a même été dans ces trois cas le déclencheur nécessaire à des transformations profondes de l'organisation administrative et des politiques publiques. Ces réformes ne se sont pas faites sans difficultés mais leurs effets sur les finances publiques a été à la hauteur des attentes qui étaient nées face à des situations de crise. Elles ont de surcroît rencontré la satisfaction des citoyens et des usagers. Cela n'empêche pas ces pays d'être frappés par la crise actuelle mais il est évident que cela leur accorde de meilleures marges de manœuvre. Pendant ce temps, en France, de nombreux rapports et commissions se sont préoccupés de la modernisation de l'Etat, mais le poids de la sphère publique reste toujours aussi élevé. C'est d'ailleurs dans le secteur public que sont cantonnés l'essentiel des effectifs syndicaux, ce qui rend l'exercice encore plus difficile malgré un volontarisme politique de longue date.

L'expérience de ces trois pays montre que plusieurs éléments doivent se conjuguer pour mener à bien ces transformations : tout d'abord la légitimité sortie des urnes pour une équipe qui place le redressement de l'économie et la défense d'un contrat social comme objectif prioritaire à atteindre, la réforme de l'État n'étant qu'un moyen d'y parvenir.
Ensuite, la prise de conscience à travers une grave crise économique et budgétaire de la rareté de la ressource publique et de la nécessité d'en « avoir pour son argent ». Désormais, les exigences des citoyens sont renforcées, ce qui rend impossible le maintien de prélèvements obligatoires élevés et le blocage des réformes indispensables.
Enfin, la réforme implique une attitude pragmatique des parties prenantes : c'est la recherche d'une plus grande efficacité du modèle social qui doit être mise en avant par les pouvoirs publics, plus qu'une simple logique comptable. Pour les syndicats, c'est un changement de stratégie qui passe par la négociation des réformes plutôt qu'une opposition systématique. C'est au prix de ces efforts que l'on pourra, en France, réussir la réforme de l'État et des politiques publiques.

Cet article était initialement publié dans la revue de l'association des anciens élèves de Sciences-Po "Rue Saint-Guillaume".