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Chorus - Le nouveau système d'information financière de l'État dans la tourmente

Dans son rapport sur la certification des comptes de l'État 2008, la Cour des comptes a fait part de réserves substantielles sur la sincérité et la fiabilité des comptes de l'État. Au titre des éléments de dysfonctionnement figurent les systèmes d'information financière et comptable de l'État qui assurent la gestion des comptes publics. Et la Cour ne mâche pas ses mots : « Ils restent caractérisés par leur faible adaptation aux contraintes de la tenue de la comptabilité générale (…) [et] ne permettent toujours pas à la Cour de conclure à la réduction à un niveau acceptable des risques inhérents à ces systèmes, ni à leur suffisante auditabilité. ». En clair, ce manque de rigueur empêche d'effectuer un audit performant et solide.

À l'origine du problème, le logiciel de gestion intégré Chorus permettant de gérer l'ensemble des processus opérationnels financiers et comptables de l'État dont le but est d'unifier informatiquement la tenue des comptes des différentes administrations. Il faut dire qu'avec le passage à la LOLF, il s'agit de faire converger pas moins de trois comptabilités différentes en assurant la cohérence et la normalisation des procédures comptables : la comptabilité budgétaire, la comptabilité générale de l'État et la comptabilité d'analyse des coûts (CAC) qui s'apparente à une comptabilité analytique applicable à la sphère publique afin de développer un contrôle de gestion performant. Concrètement, le logiciel Chorus devrait permettre l'allégement et la traçabilité des 36 millions d'écritures qui permettent actuellement d'établir le solde du compte général de l'État au 31 décembre et ainsi faciliter l'audit de l'ensemble de ces mouvements par les magistrats financiers.

Or l'aventure Chorus débute sur un constat d'échec : le projet lancé en 2005 visait à remplacer le système ACCORD 2, son prédécesseur qui avait explosé en plein vol à la suite de son surdimensionnement pour un coût de plusieurs dizaines de millions d'€ [1]. Mais déjà, le nouveau dispositif ne respecte pas les délais initiaux : son déploiement qui devait être achevé en 2010 ne le sera, selon toute vraisemblance, qu'en 2011, le retard étant paradoxalement imputable … au lancement de la RGPP au troisième trimestre 2007.

En effet, il avait échappé aux pouvoirs publics que l'un des défauts du logiciel était son relatif manque de flexibilité, ce qui supposait en contrepartie l'adaptation de l'architecture des services au logiciel lui-même et donc une fixité des périmètres ministériels et des services concernés, ce que la RGPP se proposait de mettre à bas en taillant dans les organigrammes administratifs [2] …

Coût provisoire du retard de livraison imputable à ce motif : 60 millions d'€, ce qui inclut non seulement la rémunération supplémentaire du prestataire (la société allemande SAP), mais également l'entretien des applications que Chorus était censé remplacer.

Les retards constatés dans le déploiement du projet, repoussant d'1 an sa montée en puissance entre les exercices 2009 et 2010, ont des effets directs sur le plan budgétaire : il faudrait pour que cela fonctionne (et si l'on retient une enveloppe budgétaire constante de 630 millions d'€) parvenir à comprimer les charges de fonctionnement (incluant les charges de personnel) de l'Agence pour l'informatique financière de l'État (AIFE), responsable du suivi du projet, de moitié, soit passer de 17,6 millions d'€ à 7,6 millions d'€. De tels efforts ne semblent pas réalisables, sachant que l'augmentation des personnels, afin de combler les retards et difficultés techniques rencontrées, a été constante depuis 2007 : 162 effectifs équivalents temps plein en 2007, 197 en 2008 et enfin 210 en 2009, c'est-à-dire une croissance de 30 % en 3 ans !

En réalité, les coûts annoncés sont beaucoup plus importants car doivent s'y rajouter :

- le « palier LOLF » qui assure actuellement la « soudure » en attendant la mise en service complète de Chorus. Le maintien en activité de cette application de transition devrait générer un surcoût oscillant entre 160 et 175 millions d'€ ;
- les coûts de raccordement au système Chorus dans les différents ministères d'environ 80 millions d'€.

Soit un total partiel de la mise en place du système Chorus de 885 millions d'€, auxquels doivent être additionnées les dépenses de maintenance et de fonctionnement évaluées à 100 millions d'€/an à partir de 2011, donc un coût total jusqu'en 2015 de 1,11 milliard d'€.

L'organisation et la tutelle du projet Chorus

Par ailleurs, l'AIFE, théoriquement en charge du système d'information budgétaire, financière et comptable de l'État, avec un statut la rendant en principe plus indépendante, semble en difficulté, non seulement au regard de ses véritables compétences, mais également en raison d'une tutelle particulièrement complexe.

Un champ de compétence atrophié : alors que l'AIFE est en charge du système d'information financière de l'État, l'Agence n'a pas la main sur des systèmes informatiques essentiels en matière de construction du budget de l'État, recouvrement des impôts (aspect ressources) et paiement du traitement des fonctionnaires [3]. Or les crédits alloués à ces entités sont très importants et l'interopérabilité des systèmes une priorité. Pour prendre un exemple, le coût attendu du système Copernic est de 1,8 milliard d'€ (100 % d'augmentation par rapport aux évaluations 2003), tandis que le système Paye géré par l'Opérateur national de Paye monte en puissance pour un déploiement prévu entre 2012 et 2016 [4] et un budget 2009 de 14,7 millions d'€ de crédit pour 85 agents … Il faut dire que l'AIFE ne dispose pas véritablement de la maîtrise d'ouvrage de son propre projet. Elle assure davantage la coordination entre les maîtrises d'ouvrage des applications informatiques ministérielles et des maîtrises d'ouvrages réglementaires émanant des directions budgétaires et financières de Bercy.

Sur un plan purement technique, elle se retrouve même dépourvue de ses propres compétences de construction, de développement et de déploiement du système Chorus au profit de prestataires extérieurs qui sont chargés par ailleurs de la réalisation pratique du projet (maîtrise d'œuvre). Ces mêmes prestataires recueillent, en raison de leurs fortes compétences techniques, la délégation de maîtrise d'ouvrage de la part de l'Agence en même temps que de la maîtrise d'œuvre, ce qui leur donne le contrôle sur l'ensemble du processus et rend plus difficile le contrôle du calendrier et en même temps accroît les risques de dépassement des financements votés. Ceci a été tout particulièrement visible concernant la partie de Chorus appliquée à l'immobilier de l'État : Chorus- RE (Real Estate) a été délégué à la firme Ineum Consulting qui s'est trouvée maître d'ouvrage délégué et maître d'œuvre. À la clé, un système dont les fonctionnalités ne seront pas plus performantes que l'actuel Tableau général des propriétés de l'État et qui ne permettra pas d'emblée une appréciation des coûts et des économies potentielles immeuble par immeuble. Une simple reprise des fonctionnalités existantes sans valeur ajoutée …

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Présentation "en marguerite" du Système d'Information Financière de l'Etat (SIFE).pdf

Cela montre que l'État n'a jamais songé à développer une véritable gouvernance globale en matière de rationalisation et de modernisation des systèmes informatiques, il n'a pas défini non plus de responsabilités transversales sur l'ensemble de ces projets permettant une optimisation accrue des systèmes mis en place, encore moins de schéma directeur global de l'évolution du SIFE (Système informatique financière de l'État) et des applications connexes … Tout simplement parce qu'au-delà des apparences, l'identification du donneur d'ordre pose problème…

Un problème de tutelle : l'AIFE est placée sous la direction d'un Comité d'orientation stratégique chargé de la supervision du travail de l'Agence. Sa composition pluri-ministérielle - mais à dominante budgétaire - ne garantit pas pour autant que les arbitrages soient rendus à temps. Les responsabilités sont en effet écartelées entre le comité « modernisation » qui relève du Premier ministre et le comité « informatique » qui relève du ministre du Budget. Ajoutons, pour achever de complexifier le tout, que les arbitrages du comité dans son ensemble, dans le cadre de la RGPP, remontent au secrétariat général de la présidence de la République et l'on aura compris qu'une vision claire et synthétique est difficile à extraire, notamment compte tenu de la multiplication des organismes de tutelle.

Les économies promises seront-elles au rendez-vous ?

Le programme Chorus, évalué entre autres par l'IGF en 2006, devait générer de substantielles économies, qu'il s'agisse d'une rationalisation accrue des dispositifs informatiques existants ou de la suppression d'un personnel important pour effectuer le traitement des opérations comptables de l'État.

Les objectifs affichés en matière de réduction de personnel sont particulièrement ambitieux : Chorus permettrait d'économiser pas moins de 9 795 agents (ETPT) et de faire un gain budgétaire de 115 millions d'€ hors dépenses de personnel. À terme, le projet devrait permettre une économie d'1 milliard d'€ sur dix ans.

En réalité, les résultats semblent beaucoup plus modestes et les synergies plus difficiles à réaliser que prévu. Ainsi que l'évoque Jacques Marzin, directeur de l'AIFE : « En dépit de ce que certains imaginent, il n'y aura pas de "grand soir" où seront débranchées les applications ministérielles. En effet, celles-ci sont souvent "interfacées" avec plusieurs autres applications, parfois très techniques, au sein d'un même ministère et il serait plus coûteux de créer des interfaces avec chacune de ces applications. »

Résultat, sur 606 applications informatiques ministérielles et interministérielles examinées, 266 sont classées hors du périmètre du programme Chorus. Sur les 340 restantes, seules 80 sont entièrement remplacées par Chorus, 13 sont partiellement remplacées, 80 sont maintenues, 117 sont interfacées avec le nouveau système et 50 restent à l'étude. C'est dire si les suppressions pures et simples sont limitées : elles auraient pu être beaucoup plus nombreuses si le programme avait été plus évolutif, mais l'AIFE consciente des problèmes éventuels de dépassement de budget a décidé de se focaliser sur le « cœur » du dispositif. Du coup, un grand nombre de fonctionnalités attendues de la nouvelle application se retrouvent « en option », dans les « fonctionnalités avancées » … et seront évidemment développées moyennant une rallonge budgétaire conséquente. Reste à savoir si, dès à présent, les fonctions budgétaires et comptables qui doivent former le « cœur » d'une application Chorus a minima seront bien effectives … Là encore, les plus grands doutes demeurent.

- Tout d'abord, certains ministères vont s'affranchir de la mutualisation au niveau régional de leur comptabilité : la Défense, la Justice et l'Éducation nationale, à raison du volume de leurs écritures comptables. Le ministère de la Défense, tout particulièrement, ne fera qu'interfacer son propre système à Chorus, puisque celuici n'est pas ouvrable 24 h/24 et ne peut l'être d'ailleurs qu'à raison des horaires métropolitains (de 9 h à 18 h : les horaires de bureau de l'administration). Les DOM/TOM devront donc régulariser leurs situations comptables dans l'application durant les heures d'ouvertures du système en métropole !

- Ensuite, un certain nombre d'applications attendues sont repoussées parmi les fonctionnalités avancées. Si l'on trouve logiquement les régies (3 300), on comprendra moins que figurent désormais « en option » la gestion des stocks (30 milliards d'€ au bilan de l'État) mais aussi la tenue d'une comptabilité analytique. Il appartiendra donc à chaque ministère – et à prix coûtant – de se munir des applications correspondantes qu'ils pourront ensuite interfacer avec Chorus. En conséquence, il n'y aura pas de définition globalisée d'un contrôle public de gestion, alors que la justification première du système informatique était précisément de rationaliser les dispositifs informatiques et de développer l'auditabilité des comptes publics. Pour tenir les coûts, il y a fort à parier que l'AIFE réduira malheureusement les fonctionnalités de l'application à celles d'un « Chorus de base » … facturé tout de même 1,1 milliard d'€ !

- Reste alors à s'interroger sur les effets indirects d'un système informatique aussi bridé : outre l'explication par le risque de dérapage des coûts et le respect en conséquence d'une enveloppe relativement fixe, l'interconnexion de systèmes séparés obligera à faire remonter toute décision concernant les transferts d'informations entre systèmes ; une façon pour les budgétaires de Bercy de contrôler les consommations des crédits et une rigidité supplémentaire qui devrait alourdir encore l'ergonomie actuelle du système.

Dans ces conditions, l'appel à la création d'une DSI (Direction des systèmes d'information de l'État) unifiée devient une priorité. Question de stratégie, d'efficacité et d'économies à réaliser d'urgence, pour faire enfin correspondre la pratique comptable et l'esprit de la LOLF …

[1] Chiffre ne comprenant pas les dépenses budgétaires relatives à ACCORD 1 et 1bis de 257 millions d'€ auxquelles s'ajoutent les charges du projet supportées par les ministères (40 millions), soit un total de 297 millions d'€.

[2] Pour un exemple significatif, il ne faut pas oublier que le dispositif Chorus devrait permettre l'accès sous licence intégrale de près de 23 000 utilisateurs. Mais cette évaluation ne tient pas compte pour autant des conclusions de juillet 2008 du Comité de suivi de la RGPP qui prévoyait une révision à la baisse du nombre d'utilisateurs de 25 à 50 %. Si l'on retient l'hypothèse de 23 000 utilisateurs disposant chacun d'une licence facturée 500 € pièce, cela représente près de 11,5 millions d'€ supplémentaires à payer au cocontractant SAP, propriétaire du système, pour l'utiliser chaque année. Il faudrait y ajouter les 12 000 utilisateurs disposant de licences restreintes facturées à moindre coût, sans doute environ 200 €, soit 2,4 millions d'€ supplémentaires.

[3] Les systèmes Farandole, Copernic et Paye mais aussi Helios, le système de gestion comptable des collectivités locales. Ce système déployé aujourd'hui dans 76,6 % des trésoreries (2 069) gère 123 000 comptes des collectivités territoriales et des établissements publics locaux sur 170 000, soit 80 millions de titres de recettes sur 530 millions, soit 15 % des instruments émis. En activité « restreinte », cette application mériterait d'être beaucoup plus étendue. Son interconnexion avec Chorus aurait permis d'avoir une vision consolidée plus rapide des comptes des collectivités locales.

[4] Avec la gestion à terme de 2,5 millions de fonctionnaires pour un montant de 162 milliards d'€.