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Le mythe de la réduction des inégalités par la redistribution

La redistribution a toujours été un objectif fondamental des pouvoirs publics dans les pays industrialisés. En effet, si les inégalités sont un phénomène naturel dans une économie libre, la répartition du revenu à laquelle aboutit le jeu du marché ne correspond généralement pas à l'idée que le corps social se fait d'une répartition « souhaitable » ou « juste ». L'ampleur des interventions délibérées de la sphère publique a varié selon les époques et les pays, au gré des idéologies économiques, sociales et politiques. Pourtant, cette enquête montre que la capacité de l'Etat à procéder efficacement à la redistribution souhaitée est largement contestable. En effet, avec des prélèvements obligatoires de 833 milliards d'euros, la France redistribuait en 2007 un total de 61,7 milliards aux plus défavorisés, soit à peine plus de 6% des dépenses. Et notre pays comptait huit millions de pauvres au sens de l'INSEE [1], soit exactement autant qu'en 1970, quand les dépenses publiques étaient près de 30% inférieures. RMI, RSA, aide au logement, APA, AAH…les mesures se multiplient et se superposent mais les résultats ne semblent pas être au rendez-vous. Alors la redistribution, justification ultime de la dépense publique, ne serait-elle qu'un mythe ?

Ce n'est pas ce que pense l'INSEE, pour qui « la redistribution verticale des revenus, c ‘est-à-dire la réduction des inégalités, est au final substantielle ». Mais la méthode utilisée par l'organisme en charge des statistiques nationales pour mesurer la redistribution et ses effets pose problème. En effet, elle consiste à comparer la répartition du revenu initial brut d'impôts et avant prestations sociales avec celle du revenu après impôts, transferts monétaires et avantages en nature. Mais plusieurs facteurs biaisent les résultats obtenus par cette méthode et ont tendance à surestimer l'impact de l'intervention publique. Le plus important d'entre eux est que certains transferts comme le versement d'une pension de retraite ou le remboursement d'un séjour à l'hôpital sont considérés comme une opération de redistribution, alors qu'ils relèvent en fait d'une logique d'assurance. Les assurés sociaux cotisent en effet chaque mois près de la moitié de leurs revenus pour bénéficier de prestations en contrepartie. De la même manière que chacun paie tous les ans une prime d'assurance habitation pour se prémunir d'un sinistre qui ne surviendra peut-être jamais, chacun paie également des charges sociales qui permettent de mutualiser les risques liés à la maladie, au handicap ou à la perte d'emploi. Un assureur privé pourrait fournir exactement les mêmes prestations, et c'est d'ailleurs le cas dans de nombreux pays.

Un autre facteur est que la répartition initiale des revenus n'est pas indépendante de la pression fiscale. En réalité, les individus raisonnent en fonction de leur revenu net et adaptent leurs comportements, leurs revendications, à la fiscalité qui les frappe ou aux aides dont ils peuvent bénéficier. C'est pourquoi la répartition initiale que nous observons dans les statistiques n'est probablement pas celle qui prévaudrait en l'absence totale de transferts.

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Exemple du fontionnement de l'aide aux handicapés

En outre, les aides sociales empruntent des circuits financiers complexes et donnent lieu à de nombreux mouvements inutiles entre différentes caisses (voir exemple ci-contre). La principale difficulté réside donc dans la compréhension du chemin emprunté par les différentes aides, et dans l'élimination des doublons.

Enfin, certains considèrent que la redistribution passe aussi par les services publics délivrés gratuitement, comme l'enseignement supérieur. Mais celui-ci est financé par les impôts de tous, et les statistiques montrent que ce sont les couches sociales supérieures qui en profitent le plus. Il est donc très difficile d'estimer l'impact réel des avantages en nature. Pour éviter tous ces travers, nous avons fait le choix de réaliser un inventaire exhaustif des aides directes des administrations publiques – Etat, collectivités locales et Sécurité Sociale - en faveur des plus démunis. Nous ne retenons que celles qui relèvent d'une logique de solidarité, et pas celles qui relèvent d'une logique d'assurance.

Des prélèvements obligatoires parmi les plus élevés du monde

Avant d'être dépensé ou redistribué, l'argent est d'abord prélevé. Il existe des centaines d'impôts et taxes dans notre pays, dont les grandes masses sont reproduites dans le tableau ci-dessous. Ainsi, l'impôt sur le revenu, le seul à avoir un barème progressif, ne représente que 6% du total des prélèvements obligatoires. Les autres prélèvements sont soit proportionnels (comme la TVA), soit dégressifs (c'est le cas de certaines cotisations sociales). Cette quasi-absence de progressivité implique que déjà, du côté recettes, l'impôt n'est que très faiblement redistributif.

Avec des prélèvements obligatoires de 43% de la production nationale, la France occupe le 4e rang mondial en matière de pression fiscale. Il n'en a pas toujours été ainsi, puisque ce taux était d'environ 10 points inférieur dans les années 70. Notre société était-elle plus inégalitaire il y a trente ans ? Ce n'est pas si évident, et beaucoup arguent même que les inégalités se creusent d'année en année.

Source INSEE

En fait, en 40 ans, le niveau de vie des Français a doublé et le poids des prélèvements obligatoires s'est accru de près de 30%. Dans le même temps, le nombre de pauvres au sens de l'INSEE baissait de seulement 7%. La vérité est que les dépenses de redistribution en faveur des plus démunis ne représentent qu'une part infime du budget des administrations publiques. Et elles sont en plus mal pensées car la cible est souvent trop large : la prime pour l'emploi touche 25% de la population, les aides au logement 17% et les allocations familiales touchent toutes les familles, sans conditions de ressources.

La redistribution par l'Etat

Les dépenses de redistribution de l'Etat se retrouvent dans les comptes de la Nation sous l'appellation « dépenses d'intervention », par opposition aux dépenses de fonctionnement. Celles-ci correspondent aux transferts opérés par l'Etat, dont une partie revient aux ménages, le reste bénéficiant aux entreprises, associations et collectivités locales. Hors bouclier fiscal, que nous ne considérons pas ici comme une dépense de redistribution, le total des transferts aux ménages s'élève à 17,1 milliards, soit 5,5% du budget de l'Etat. Ce chiffre est à comparer à celui des subventions aux entreprises publiques déficitaires (comme la SNCF ou La Poste) et qui représentent quasiment autant, soit 4,5% du budget. Les intérêts versés chaque année aux créanciers de l'Etat au titre de la dette publique coûtent à eux-seuls trois fois plus que le total des aides sociales. Et, conséquence inéluctable de l'explosion des déficits, ils ont vocation à augmenter fortement dans les prochaines années. Les charges de personnel poursuivent aussi une augmentation régulière, atteignant plus de 131 milliards en 2007, soit près de 43% du budget.

La redistribution par les collectivités locales

Avec la décentralisation, les collectivités locales et notamment les départements jouent un rôle majeur dans le domaine de l'action sociale. Ils ont désormais à leur charge l'aide aux familles, à l'enfance, aux personnes âgées et handicapées ainsi qu'un certain nombre de prestations légales comme le RMI, le RSA, ou encore l'aide au logement.

Le total de ces aides atteint près de 22 milliards d'euros, soit environ 11% du budget total des collectivités locales. Encore une fois, cette part consacrée à la solidarité paraît extrêmement faible au regard des dépenses de fonctionnement qui engloutissent 105 milliards d'euros et représentent 53% de budget. De fait, les effectifs de la fonction publique locale ont augmenté de 51% en seulement vingt ans et les impôts locaux ont encore augmenté de près de 4% en 2009, alors que le pouvoir d'achat des Français est affecté par la crise.

La redistribution par la sécurité Sociale

Les cotisations sociales sont proportionnelles au revenu, et même parfois dégressives (elles sont plafonnées), c'est pourquoi elles ne sont pas en elles-mêmes redistributives. Il existe toutefois un certain nombre d'allocations qui relèvent de la solidarité, car elles présentent la particularité d'être non contributives c'est-à-dire qu'elles sont versées sans contrepartie de cotisations.

Le total de ces aides sans contrepartie s'élève à près de 25 milliards d'euros, soit 5,6% du total des dépenses des régimes obligatoires de base (442,6 milliards d'euros en 2007). Ce chiffre est bien inférieur au total des transferts et subventions permettant aux régimes spéciaux d'atteindre l'équilibre financier, de l'ordre de 50 milliards d'euros par an. Autrement dit, les avantages des salariés des entreprises publiques coûtent deux fois plus cher à la collectivité que les dépenses de solidarité imputables à la sécurité sociale.

Conclusion

Total des dépenses de solidarité

Etat + Collectivités Locales + Sécurité Sociale = 17,1 + 21,2 + 24,9 = 61,7 milliards d'euros

Les 61,7 milliards d'euros d'aides sociales distribués par l'ensemble des organismes relevant de la sphère publique ne représentent que 6,4% de toutes leurs dépenses. La part du budget de la nation effectivement consacrée à la solidarité est extrêmement faible au regard d'autres postes qui ne figurent pas dans la liste des priorités du gouvernement, comme les subventions aux entreprises publiques ou aux régimes spéciaux, et qui absorbent pourtant une part significative du budget.

De plus le système d'aide sociale ne semble pas modifier profondément la répartition des ressources. Il prend le plus souvent d'une main pour rendre de l'autre, en prélevant au passage des frais de fonctionnement importants (de l'ordre de 10 milliards d'euros pour la Sécurité Sociale par exemple). La recherche de justice sociale comme de l'efficacité collective justifie la redistribution des revenus acquis par les plus performants et les plus compétents pour permettre le bon fonctionnement de la société dans son ensemble. Mais ne nous méprenons pas : la redistribution se fait en grande partie à l'envers, c'est-à-dire du secteur privé, des entreprises et des salariés vers l'Etat, les fonctionnaires et les salariés d'entreprises publiques, privilégiés tant au niveau des salaires et des retraites que de la sécurité de l'emploi.

[1] Revenu inférieur à 60% du revenu médian