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La faillite des monopoles publics

L'Etat schizo

Madame Martine Lombard est énarque et professeur de droit public de l'économie à l'Université Paris II Panthéon-Assas. En tant que haut fonctionnaire, elle fut directrice des services juridiques du groupe Air-France. Forte de cette expérience très riche elle nous livre dans cet ouvrage témoignant d'une vision réaliste et renouvelée du service public à la française, pris de vertige entre l'impératif d'ouverture à la concurrence européenne et internationale, la tentation permanente de la nostalgie de la grandeur passée et les rapports de force syndicaux. Il en résulte un livre décapant qui apporte de nombreuses lumières d'une façon sobre et synthétique, mais également technique et chiffrée, mettant en exergue l'incroyable impéritie de l'Etat providence français, pris en flagrant délit de schizophrénie. Bref un réquisitoire sans concession contre un Etat qui à défaut d'avoir été visionnaire, n'a même pas su être stratège lorsqu'il s'est transformé tardivement en entrepreneur.

On ne peut que vibrer d'admiration lorsque l'on découvre ces paroles écrites par Antoine de Saint-Exupéry dans Courrier Sud, son premier roman publié à l'issue de son engagement dans l'aéropostale en 1926 : « Pilote tué, avion brisé, courrier intact ; continue sur Dakar. » C'est un peu le roman du service public qui se dessine, et la force éthique de son engagement avant tout, pour l'intérêt général, un rêve en quelque sorte, que le monde réel s'empresse de déchirer. Martine Lombard est ainsi, émouvante dans son évocation du « service public idéal » tel qu'il devrait être, aux prises avec les affres du présent et les angoisses de l'avenir. Car entreprise par entreprise elle livre inlassablement le réquisitoire budgétaire, comptable, économique et juridique qui a contraint les grandes entreprises publiques à évoluer, à se privatiser puis à s'adapter à un environnement concurrentiel qui à défaut d'avoir été choisi, préparé en amont, à Bruxelles à l'instar de nos voisins anglo-saxons et allemands, a été subi et utilisé par des dirigeants eux aussi assez schizophrènes pour opérer de brutales mutations, dans la douleur au pied du mur. C'est en quelque sorte le constat que l'auteur dresse et, chiffres à l'appui, recense, d'erreurs en petites démissions, les évolutions qui les secouent.

Tout d'abord la progressive mais inexorable déréglementation du transport aérien en trois paquets qui conduit Air-France à faire face aux compagnies low-cost. L'impréparation est telle, avec le passage d'une culture qui ajuste les tarifs aux coûts en les répercutant sur les clients à une culture d'ajustement des coûts sur les tarifs, que pour l'exercice 1993-94, la compagnie française se retrouve avec un déficit de 500 millions € tandis que British Airways fait 300 millions £ de bénéfices. Bilan de l'inadaptation de l'organisation en passant par le management, 3 milliards € de renflouement de la poche même du contribuable, et rien que pour le paiement du personnel ! L'auteur évoque « un déni de réalité jusqu'à la dernière extrémité » !

Ensuite, Martine Lombard évoque l'ouverture à la concurrence du monopole des télécommunications, véritable expression du « colbertisme high-tech » national (la surfacturation systématique conduisait à ce qu'une ligne téléphonique ne soit en moyenne occupée que 10 minutes par jour !). Elle sera victime de la relecture décisive de l'ancien article 90 du traité de Rome par les juges de la CJCE en 1991 : les monopoles sont contraires aux termes et à l'esprit du Traité. Il restait alors à se battre sur l'exception du service public à la française : peine perdue, l'ouverture du marché des télécoms étant prévue pour 1998, l'érection des services européens dits « universels » provoquèrent la chute de la conception française des services publics. La révolution mentale conduira à passer d'une logique « solidariste » jointe à une obligation de résultat généralisée impossible à tenir mais confortable intellectuellement au nom de la continuité du territoire, à une logique « assistancielle » (par l'abondement des fonds de services universels) obéissant à une appréciation réaliste des contraintes en proportionnant la nécessité des fins et des moyens aux nécessités d'un cadre de marché.

Pour EDF au contraire, la situation semble inverse : le monopole génère des coûts tellement bas, que l'entrée au sein du marché français pour les opérateurs étrangers est simplement impossible. Il en résulte qu'EDF sera conduit à adopter les TARTAM (tarifs réglementés transitoires d'ajustement de marché) pour les professionnels qui à partir de 2006 acceptent de revenir à une tarification réglementée. Il en coûtera sur 2 ans à EDF la bagatelle de 1,5 milliard €. Cette curiosité vient du double rôle à haute tendance schizophrénique de l'entreprise publique qui est à la fois distributeur et producteur, donc son propre fournisseur. Résultat la loi Borloo du 5 mars 2007 sur la régulation du prix bas de l'électricité dont aucun parlementaire n'a demandé le déféré auprès du Conseil constitutionnel de peur qu'il ne la censure comme contraire au droit de la concurrence. Or l'élévation du prix sera bénéfique afin d'investir dans le renouvellement du parc nucléaire, une évidence qui ne semble pas troubler le gouvernement français, qui décrètera par voie législative en 2006 le passage de 30 à 40 ans de la durée de vie du parc nucléaire par simple loi… lorsque l'on dit que le « parlement peut tout faire » !

L'inventaire à la Prévert se poursuit ainsi inexorablement, passant en revue les bijoux dépensiers que sont la Poste et son inadaptation tant de son service postal que de son service bancaire en passant par la magie désuète de la RATP et de son dialogue social unique… de procédures d'alertes en grèves syndicales, l'auteur en arrive à la SNCF et ses organites démembrées : SNCF, SAAD et RFF leurs dettes triplettes – près de 40 milliards € –, mais aussi les 10 à 12 milliards en provenance de l'Etat et des collectivités locales en direction de l'entreprise et l'incroyable gâchis du fret !

Si nous ne partageons pas pleinement l'appréciation de l'auteur sur ce que fut le service public au regard de son efficience historique et de son coût économique résultant d'une logique de pensée à notre avis sciemment en rupture avec les réalités de l'économie de marché, nous devons cependant admettre que l'impéritie de la haute fonction publique en matière de gouvernance de ces entreprises et de leur ouverture à la concurrence européenne et mondiale est proprement scandaleuse ! En un mot, une véritable fresque Balzacienne dont l'auteur à son corps défendant offre à l'usager-lecteur hébété le témoignage poignant de ses « illusions perdues ».