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Monuments nationaux : au-delà de la décentralisation culturelle, la privatisation est-elle possible ?

Un débat important s'est ouvert à l'occasion de l'examen, dans le cadre du projet de loi de finances 2010, de l'article 52 relatif à l'ouverture d'une possibilité de dévolution du patrimoine de l'Etat aux collectivités territoriales volontaires. En clair, pérenniser le processus de décentralisation culturelle des monuments historiques à la charge du patrimoine de l'Etat en direction de collectivités locales pilotes, en leur transférant des biens choisis [1] . A elles ensuite d'en assurer l'entretien et le paiement des personnels issus du ministère de la culture et ou de ses divers organismes liés qui leur sont affectés.

Pourtant, si sur le papier on peut comprendre au premier abord la pertinence du procédé retenu (valorisation des biens dans le cadre de parcours culturels locaux privilégiant des visites intégrées démultipliant les possibilités offertes par les itinéraires balisés centraux), on ne peut s'empêcher de s'interroger sur la pertinence financière du transfert… pourquoi confier à des organismes locaux aux finances déjà tendues et qui doivent d'ors et déjà programmer un cantonnement strict de leurs dépenses, des missions supplémentaires qui, si elles s'avèrent rentables économiquement, ne pourront l'être que sur le long, voir le très long terme ?

- Une partie de la réponse peut être trouvée par la non consommation des crédits par certaines collectivités territoriales en matière culturelle. Ainsi par exemple dans son compte administratif 2008 la région Picardie dispose de crédits sans emploi au chapitre Culture/Sport et Loisirs de 10 millions d'€, soit une sous-consommation des crédits de 21% [2] ! Ce cas, qui est loin d'être unique, explique que certaines collectivités soient intéressées à accueillir des biens qui leur permettront de justifier leurs dépenses culturelles.

- Une autre provient du refus par l'Etat de voir certains biens les moins attractifs gérés directement par des propriétaires privés : personnes physiques ou fondations. Pourtant, en matière de concessions de services publics culturels des organismes privés se chargent déjà de la gestion de monuments ; ainsi Culturespaces, une filiale du Groupe Suez, a permis par délégation de services publics à Nîmes, d'accroître la fréquentation des monuments gérés de 53% en 3 ans [3] .

La décentralisation culturelle apparaît donc comme un pis-aller, si elle ne vise qu'à transférer le fardeau financier de sites culturels d'un échelon à l'autre. Cependant, ce mouvement peut être pertinent s'il permet d'une part de bousculer des situations acquises peu productives et d'autre part de permettre d'aboutir in fine à une gestion privée parce que l'organisme public récipiendaire ne possède pas le savoir-faire pour assurer la valorisation des monuments les moins fréquentés.

Par rapport au régime antérieur [4] qui n'autorisait que la dévolution limitative de ces biens, trois assouplissements ont été pratiqués par l'article 52 de la loi de finances :
- L'institutionnalisation du régime antérieur qui n'est désormais plus limité dans le temps,
- La suppression du caractère limitatif de la liste originelle de 176 monuments
- La possibilité d'introduire des transferts partiels en direction des collectivités locales intéressées.

Ces propositions ont suscité immédiatement une levée de bouclier. Tout d'abord dans certains milieux culturels où l'on a parlé de la possibilité de « brader le patrimoine ». Ensuite de la part de certains parlementaires qui ont eu des doutes devant la possibilité unique réservée au préfet d'autoriser les transferts sans y impliquer l'avis conforme du ministre de la culture. Un droit de regard qui, avec celui du ministre du Budget chargé des Domaines, complique en réalité sérieusement le processus. Lors de la séance du jeudi 12 novembre 2009, Mme Muriel Marland-Militello (députée UMP des Alpes-Maritimes) avait bien résumé la situation : « Il y a de la tartufferie à passer son temps à vanter les qualités des préfets (…) tout en prévoyant par la loi que l'avis du ministre [de la culture] doit être requis et à souhaiter que celui-ci soit conforme. »

Car en réalité, la crainte des parlementaires est que les collectivités locales ne s'empressent de recevoir les monuments historiques nationaux situés sur leur territoire, et avant tout les plus rentables, sans avoir nécessairement les moyens d'assurer pleinement leur conservation et à terme de les transférer au privé. Ainsi le sénateur Jack Ralite (PC de Seine-Saint-Denis) expose [5] : « Que se passera-t-il lorsque les collectivités locales découvriront qu'elles ne peuvent remplir les obligations financières découlant de ce transfert ? Rien dans cet article ne pose le caractère inaliénable des monuments transférés, ce qui vaut presque autorisation de les vendre – je dis bien : de les vendre ! »

En vérité, ces peurs sont grandement chimériques car la loi stipule que l'Etat dispose d'un délai de reprise de dix ans concernant les biens transférés ; l'opération étant subordonnée à la production durant ce même délai d'un rapport de suivi du projet de conservation du monument et de sa mise en valeur par la collectivité acquéreuse. Ces résistances vont néanmoins servir à faire inscrire dans la loi le principe « d'inaliénabilité » des biens ainsi transférés et empêcher toute sortie du bien en dehors de la sphère publique pendant 20 ans, y compris partiellement, même en direction d'une fondation privée reconnue d'utilité publique (solution qui devrait être encouragée à l'instar du National Trust britannique).

On voit donc bien que dans ces conditions, l'impact de la réforme visant à pérenniser et amplifier le dispositif de décentralisation culturelle ne va sans doute pas pouvoir susciter l'engouement initialement envisagé. Car dans le même temps le bilan dressé des cessions effectuées depuis 2006 est assez maigre. Si 65 monuments sur 176 transférables ont été concernés, seules 56 conventions de transfert sont actuellement signées (31% de l'ensemble) [6]. En cause, notamment l'avis nécessaire du Comité technique paritaire ministériel (CTPM) du ministère de la Culture. Une instance qui examine les questions touchant aux relations collectives des fonctionnaires [7] et à cette occasion les conventions de transferts. Ainsi par exemple a-t-il été décidé que les agents titulaires de l'Etat auraient un délai de deux ans pour opter entre rester au sein de la fonction publique d'Etat ou choisir l'intégration dans la fonction publique territoriale. Plus curieux encore, les collectivités locales accueillant des bâtiments issus du CMN (Centre des monuments nationaux) sont obligées d'en reprendre les agents [8] ! Actuellement, 81 agents dont 36 agents du CMN sont concernés par les transferts réalisés. Malgré cela seuls 27 agents ont exprimé leur droit d'option : 13 vers un détachement sans limitation de durée (ils restent ainsi fonctionnaires d'Etat), 9 intégrant la fonction publique territoriale et 5 mis en disponibilité.

Il va sans dire que ces problèmes statutaires vont peser lourd dans la négociation des conventions de transfert au côté des questions financières relatives à la transmission des dépenses de fonctionnement (intégrées sous la forme d'une majoration de la dotation globale de décentralisation pour un montant de 451 500 € en 2009). D'ailleurs au regard de l'élargissement des règles de dévolution patrimoniales proposée par l'article 52 de la loi de finances pour 2010, les membres syndicaux du Comité technique paritaire du ministère de la Culture ne cachent pas leur position. Ainsi Sud Culture Solidaires précise [9] : « Par cet amendement, le gouvernement souhaite avancer sauvagement dans sa politique de transfert des monuments historiques. » On l'aura compris la voie de la décentralisation culturelle va s'avérer longue et parsemée d'embûches [10].

Le centre des monuments nationaux (CMN), une gestion à revoir !

Les recettes « commerciales » constituées par les droits d'entrée, les produits vendus en boutique (70 lieux de vente en tout) et les dons, permettent de financer le CMN à hauteur de 84% les dépenses de fonctionnement de l'opérateur. Une bonne note si le rapport annuel du CMN ne venait préciser que sur les 83 monuments identifiés (sur les 96 recensés par l'opérateur), ce sont les recettes dégagées par les dix premiers qui représentent 80% des recettes actuelles d'ensemble pour un total en 2009 de 41,686 millions d'€ [11]. En jeu donc, l'actuelle politique de « péréquation des ressources » puisque ce sont les 6 monuments les plus « profitables » qui financent en réalité l'ensemble du patrimoine immobilier de l'opérateur. Celui-ci a donc la charge d'un patrimoine culturel pléthorique qu'il lui est pratiquement impossible de correctement valoriser. L'Etat quant à lui couvre le reste des dépenses. Il finance le CMN en fonctionnement à hauteur de 13,15 millions d'€ et 23,8 millions d'€ en investissement, soit respectivement à hauteur de 17,1% et de 70% du total !

D'autre part, la politique actuelle de mécénat à destination des monuments gérés par l'opérateur reste encore timide : les 27 conventions de partenariat déjà conclus ont abouti en 2008 à apporter 2 millions d'€ supplémentaires, entièrement consommés avec 1,27 million destiné à des travaux, 580 000 € en direction des subventions du CMN à diverses manifestations culturelles [12]. Cette part est faible lorsque l'on sait le potentiel du mécénat privé en direction des activités culturelles : une récente étude de l'association ADMICAL consacrée au mécénat d'entreprise en 2008, montre que celui-ci représente 2,5 milliards d'€, dont 39% en direction des activités culturelles, soit un volume de dons de 975 millions d'€ ! Le mécénat privé lui, s'élèverait actuellement à près de 820 millions d'€. En réalité la répartition des dons issus du mécénat culturel sur le territoire s'avère très disparate : 33% en direction de l'Île de France, 8,9% en région PACA.

Ceci pose en définitive la question des personnels. Entre 2008 et 2010 les emplois rémunérés par l'Etat se sont appréciés de 13% pour atteindre 487 ETPT. Les emplois rémunérés directement par l'opérateur augmentent eux de 2,35% pour atteindre 915 ETP. Comme on peut s'en douter, la fréquentation des sites est malheureusement assez indépendante de la politique de répartition des effectifs. Il en résulte que la péréquation est d'autant plus importante que les charges de personnels, indépendamment de la programmation des travaux projetés, sont élevées. Si l'on procède à une petite ventilation des personnels en fonction des sites, les résultats sont assez éloquents : les dix monuments bénéficiant du moins d'entrées totalisent 44 emplois pour des frais de personnels d'environ 1,336 million d'€. Le comble est atteint avec le site de Champs-sur-Marne qui consomme 27 emplois, pour 1 905 € de droits d'entrée sur 1 an !

Lire aussi notre entretien avec Isabelle Lemesle, Présidente du CMN

Comment 6 monuments financent 77 autres ...
Monumentsclassement par le volume d'entréesrecettes de droit d'entréesPar rapport à l'ensemble des entrées (%)
6 Monuments les plus rentables Arc de triomphe 1 9118983 21,87%
Mont Saint-Michel 2 7045899 16,90%
Saint-Denis, basilique cathédrale 3 4445907 10,66%
Panthéon 4 2737149 6,56%
Carcassonne, château et remparts 5 2322775 5,57%
Notre-Dame de Paris 6 2100764 5,04%
Total partiel (1) (6 premiers monuments) 27771477 66,62%
10 monuments les moins rentables Carnac 83 0
Ferney, château de Voltaire 82 40
Champs-sur-Marne 81 1905
Maison des Jardies 80 2687
Chareil-Cintrat 79 2958
Charroux 78 3517
Rambouillet, laiterie de la reine 77 4284
Maison d'Ernest Renan 76 4725
Assier 75 7894
Montcaret 74 8939
Total partiel (2) (10 derniers monuments) 36 949 0,08%
Grand total de l'ensemble des entrées du Centre des monuments nationaux (83 monuments)41686432100,00%

On relève donc aisément que, si dans nombre de situations le passage de bâtiments sous l'égide du CMN était initialement inévitable (notamment afin de lancer de grands chantiers de restauration), il est aujourd'hui temps de moderniser sa gestion tout en passant la main aux échelons locaux afin de mettre en valeur et en contexte des monuments qui territorialement leur reviennent. On aurait cependant pu économiser le coût collectif de ces transferts par l'intervention directe d'acteurs privés dont l'intervention n'est nullement exclue au niveau local étant donné l'ampleur des compétences de valorisation à mobiliser. Il est dommage qu'une logique par trop « sécuritaire » du patrimoine ne permette pas à l'heure actuelle l'émergence de grandes fondations privées françaises qui puissent supporter la comparaison avec le National Trust britannique. Rappelons d'ailleurs à cet égard que celui-ci, sur l'exercice 2008 est parvenu à dégager 423 millions £ de ressources propres, le compte de résultat manifestant un report à nouveau de 1 milliard de £ et un exercice en excédant de 21,5% soit 53 millions de £, alors que la fondation caritative est en charge de l'entretien de près de 350 demeures historiques, parcs et jardins. Il faut dire que ses membres lui apportent pour 121,98 millions £ de revenus et que les ressources en provenance des fonds de dotation des dons et legs dégagent près de 188 millions de £. Une bonne piste à suivre pour une évolution future du CMN ?

[1] Y compris les objets mobiliers qu'ils accueillent, ce qui devrait nécessairement conduire à renforcer les moyens d'action et de suivi de la commission de récolement des dépôts d'œuvres d'art (CRDOA), voir à ce propos, nos développements « Patrimoine mobilier et immobilier de l'Etat ». Nous y développions l'idée de la mise en place d'une Agence du Patrimoine de l'Etat unifiée autour de trois axes : patrimoine immobilier (actuellement géré par France Domaine), patrimoine mobilier (actuellement suivi par le CRDOA, sans véritable interaction avec le premier service), et immatériel (avec l'Agence du patrimoine immatériel de l'Etat (APIE)).

[2] Le calcul s'effectue comme suit au niveau du budget régional : en section d'investissement non consommation de 2,8 millions d'€ sur 4,4 millions soit 63% et en section de fonctionnement, non consommation de 6,7 millions d'€ sur 43 millions d'€ soit 15,6% de crédits sans emploi.

[3] Avec un accroissement au bénéfice de la commune gardoise de 250 000 €.

[4] C'est l'article 97 de la loi n°2004-809 du 13 août 2004 relative aux libertés et responsabilités locales, qui a permis le transfert de monuments historiques et de sites archéologiques d'Etat en direction des collectivités locales. Une liste limitative de 176 monuments (à l'exclusion des monuments reconnus comme « inaliénables » à l'instar des monuments liés à l'histoire militaire de la France), a été dégagée à l'issu du rapport de la commission René Rémond rendu en novembre 2003, sous la forme d'un décret daté du 20 juillet 2005.

[5] Sénat, séance du 27 novembre 2009, compte rendu intégral des débats.

[6] Elles prévoient entre autres le cofinancement pendant 5 ans (pour 36 d'entre elles), à partir de la date de transfert des biens concernés, des travaux de restauration par l'Etat à des hauteurs variables pouvant avoisiner les 50%.

[7] Contrairement aux commissions administratives paritaires qui sont chargées de l'examen des questions individuelles.

[8] Actuellement, sur 43 bâtiments du CMN transférables, 11 seulement ont été transférés.

[9] Communication sur l'ordre du jour du CTPM du 19 novembre 2009, voir www.sud-culture.org/expressi...

[10] d'ailleurs, la première sera de parvenir à l'étape de la promulgation. En effet la disposition initiale inserrée au sein de la loi de Finances pour 2010 a été censurée par le Conseil constitutionnel lors de son examen de la loi déférée à son contrôle par les députés de l'opposition. Celui-ci a considéré qu'il s'agissait d'un cavalier législatif car la réforme de comportait pas d'éléments suffisants relevant des finances publiques. Une proposition de loi a toutefois été redéposée sur le bureau de l'Assemblée nationale afin de réanimer la réforme, à l'initiative de la députée UMP des Alpes Maritimes Murielle Marland-Militello.

[11] Initialement évalué en budget prévisionnel à 42,8 millions d'€ auxquels se rajoutent 10,3 millions d'€ liés aux comptoirs de vente, 5,3 millions pour la location des espaces, 2,5 millions pour les activités éditoriales et 0,7 million en provenance du mécénat.

[12] Voir le rapport du député Gilles d'Ettore, sur l'optimisation des dépenses publiques et la suppression des structures publiques inutiles, en matière culturelle, rapport d'information n°1953, p.22. Par ailleurs, le total des subventions allouées à diverses manifestations culturelles représentaient en 2008, 867 552 €, si bien que le mécénat d'entreprise les couvre à hauteur de 66%.