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ISF : Au moins 200 Milliards ont quitté la France

La fuite des capitaux du fait de l'ISF est une réalité qui n'occupe pas uniquement les pages des magazines people. Nous allons tenter ci-après, à défaut de la mesurer avec précision, d'en estimer l'importance et surtout l'impact pour les recettes fiscales et l'économie du pays. Nous avons trouvé des résultats qui ne correspondent pas vraiment avec ceux donnés par Bercy.

"Les plus courtes erreurs sont toujours les meilleures" Molière, L'Etourdi, IV,3

Les statistiques du Ministère des Finances sur le sujet du nombre de contribuables et du volume des capitaux qui ont quitté la France depuis l'instauration de l'ISF en 1988, ne valent que par la tendance qu'elles indiquent : de 1997 à 2003 en effet, les chiffres officiels évoquent la délocalisation d'un contribuable par jour, puis ils mentionnent une forte augmentation à partir de 2002 pour atteindre 650 départs en 2005, soit un doublement des expatriations en trois ans.

Les chiffres de Bercy [1] souffrent d'une tare méthodologique qui les disqualifie sans appel et minimise très fortement le nombre des départs et surtout les capitaux délocalisés, parce qu'ils méconnaissent leur profil. En effet, de nombreux contribuables s'expatrient pour éviter à la fois l'impôt sur les plus-values et l'ISF. Un chef d'entreprise qui n'est pas assujetti à l'ISF (car son patrimoine hors outil de travail est inférieur au seuil de taxation) et qui vend sa société pour, par exemple, 10 (ou 50) millions € a objectivement intérêt à s'expatrier en Belgique au préalable (ce faisant, il n'apparaîtra pas dans les statistiques des assujettis délocalisés), puis à céder son entreprise en économisant 27% d'impôt sur la plus-value (s'il est le fondateur de l'entreprise, comme c'est souvent le cas, la plus-value est proche du prix de cession), avant de s'installer définitivement en Belgique à l'abri de tout impôt sur la fortune. Cette situation, amplifiée depuis la suppression de l'exit tax [2] (qui a constitué un puissant accélérateur des expatriations fiscales), n'est en aucun cas prise en compte par les statistiques et pourrait bien concerner cinq à dix fois plus de personnes que les évaluations officielles [3].

Selon la DGI, les destinations les plus prisées des redevables à l'ISF qui quittent la France sont la Belgique pour 18% d'entre eux (détenant un patrimoine moyen imposable de 3,6 millions, dont 83% de valeurs mobilières) et la Suisse pour 16% (dotés d'un patrimoine moyen imposable de 9 millions, dont 91% de valeurs mobilières) ; viennent ensuite, à égalité, les Etats-Unis et le Royaume-Uni (12% chacun des expatriés, pour un patrimoine moyen imposable de 2,5 millions €, investi à 70% en valeurs mobilières).

Selon les banquiers Suisses que nous avons interrogés, 1200 riches Français s'établiraient dans le canton de Genève chaque année (soit dix fois les chiffres de Bercy) et environ 1000 dans le canton de Vaud (Lausanne). Le nombre total de Français installés pour des raisons fiscales serait de 12 000 à Genève et 10 000 dans le Valais. Sur la base d'un patrimoine moyen de 5 millions € – soit la moitié des chiffres donnés par la DGI (hors outil de travail) quant à la valeur du patrimoine taxable des contribuables à l'ISF qui s'expatrient en Suisse [4] – on obtiendrait, pour les 20 000 foyers, un total de 100 milliards € uniquement en Suisse. Il est donc tout à fait raisonnable de tabler sur un exode fiscal d'au moins le double, soit 200 milliards € depuis la création de l'ISF [5].

Les causes de la vague d'expatriations sont désormais bien connues et sont à notre sens triples : le plafonnement du plafonnement dû au gouvernement Juppé en 1995, la création d'une 6e tranche avec un taux de 1,8% – qui était à l'époque tel que le rendement des actifs investis en SICAV monétaires n'atteignait pas (après prélèvement de 27%) ce taux –, et paradoxalement l'exit tax. Nous pensons que l'abrogation de l'exit tax [6] a constitué un puissant accélérateur des expatriations fiscales, puisque sa suppression sous l'effet du Juge européen a abouti à une nouvelle vague de départs (d'ailleurs, les statistiques de Bercy attestent d'un doublement du nombre de départs "officiels" en 2005 par rapport à 2002).

Le coût de l'expatriation est double : fiscal, par le manque à gagner lié au départ des redevables (la réduction de l'assiette fiscale) et économique, par la perte de PIB qu'elle induit, les capitaux s'investissant alors à l'étranger, où ils créent des emplois, etc. Comment évaluer cette "double peine" que s'inflige le pays ?

L'exercice qui consiste à estimer le manque à gagner fiscal causé par l'expatriation est hautement périlleux et il est illusoire d'espérer obtenir de BERCY des informations précises sur le sujet, d'autant qu'en la matière, il faut distinguer entre le manque à gagner direct (l'ISF qui aurait dû être recouvré si le contribuable était resté en France) et le manque à gagner indirect : les expatriés ne paient plus d'impôt sur le revenu, ni de taxe d'habitation, pas plus que de droits de succession ; devant demeurer plus de 183 jours hors du territoire français pour bénéficier du statut de non résident, ils ne consomment plus en France (ou beaucoup moins), ce qui génère un manque à gagner sur l'IR (et d'abord sur les plus-values qui sont à l'origine du départ), TVA, sur la TIPP… Ces pertes sont d'autant plus importantes que les redevables dont il s'agit ont des revenus élevés, dépensent en conséquence et disposent de « facultés contributives nettement supérieures à la moyenne ».

A première vue, c'est une gageure que de prétendre estimer l'ampleur des pertes fiscales liées à l'expatriation des grandes fortunes… Tentons tout de même une première approximation : on sait en effet que le rapport entre les recettes fiscales de l'Etat en 2003 (environ 220 milliards €) et le patrimoine des ménages en France, évalué par l'INSEE la même année à 7103 milliards €, dont 4381 milliards € en actifs immobiliers et 2722 milliards € en actifs financiers, est de 3%. A proportion des 200 milliards € expatriés, on obtient une perte de recettes d'environ 6 milliards €. Ces estimations de manque à gagner fiscal tous impôts confondus pour l'Etat restent toutefois plus faibles que celles de Patrick ARTUS, Directeur de la recherche et des études d'IXIS-CIB qui affirmait récemment « l'ISF coûte deux fois en TVA non perçue ce qu'il rapporte ». [7]

Les capitaux qui sont partis à l'étranger du fait de l'ISF sont très largement sous estimés par les services du Ministère de l'Economie et probablement de l'ordre de 200 milliards €. Sur cette base, le manque à gagner pour le Trésor serait d'environ 7 milliards € par an, soit deux fois le produit de l'impôt. Il est vraisemblable que ces 200 milliards € épargnés par des Français à l'étranger du fait de l'ISF, privent le pays de plusieurs dizaines de milliers d'emplois et expliquent une partie du différentiel entre la croissance française et celle de ses voisins anglais et allemands. Un manque à gagner de 0,2% du PIB représente à titre indicatif une imputation de la richesse nationale de 3,5 milliards soit l'ordre d'idée du rapport de l'ISF ce qui accrédite la formule de Raymond Barre selon lequel l'ISF agirait sur l'économie à la manière d'une leucémie.

[1] BERCY estime que 35 000 personnes s'expatrient chaque année - la majorité pour des raisons professionnelles. La Direction Générale des Impôts s'est en effet dotée d'un observatoire interne permettant de recenser les informations fiscales relatives aux redevables de l'impôt sur la fortune partant à l'étranger. Depuis 1999, dès qu'un Centre des Impôts a connaissance du transfert hors de France d'un redevable, il en informe l'observatoire.

[2] Voir arrêt du Conseil d'Etat du 10 novembre 2004 « LASTEYRIE DU SAILLANT »

[3] Un simple sondage auprès des principaux acteurs du monde de la gestion de patrimoine en charge de l'expatriation des dirigeants d'entreprise en phase de cession de leur entreprise indique que le chiffre d'un départ par un jour est très largement sous évalué

[4] Données du Ministère des Finances pour 2001 reprises par le rapport de l'Assemblée nationale, n°3135 DASSAULT 2006 sur "l'appauvrissement de la France en raison de l'expatriation de patrimoines et des contribuables", page 17

[5] Selon le texte du projet de loi de suppression de l'Impôt sur la Fortune au Luxembourg (novembre 2005), 63 000 Français vivraient en Belgique pour des raisons fiscales

[6] article 19 de la Loi de finances pour 2005

[7] Entretien au journal Le Monde du 15 février 2007.