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Nucléaire : l'Etat est-il un bon gestionnaire ?

La prise de position de l'iFRAP en faveur de l'ouverture du marché de l'électricité dans un précédent article a suscité la désapprobation de certains lecteurs. Ils ont en effet estimé que la concurrence dans le domaine de l'électricité et plus précisément en matière de nucléaire civil n'était pas souhaitable, ces secteurs devant rester contrôlés par l'Etat. Les arguments invoqués le plus souvent sont liés à la sécurité énergétique (approvisionnement) et à la sûreté des installations, la filière du nucléaire étant particulièrement sensible. Ce sont également les raisons invoquées par les syndicats pour défendre le monopole de leurs entreprises (EDF et Areva) et leurs statuts privilégiés.

On peut en effet lire sur le site internet de la CGT que « l'acceptation du nucléaire en France est liée à son caractère public qui offre aux citoyens un certain nombre de garanties essentielles, notamment en matière de sécurité », ou que « placer le nucléaire sous le contrôle dominant des marchés financiers, conduit à une dégradation des conditions de travail et de sûreté-sécurité dans les installations du cycle nucléaire d'AREVA ». Force Ouvrière s'inquiète quant à elle pour « l'égalité de traitement des citoyens, voire la sécurité de ceux-ci, lorsqu'il s'agit de l'énergie nucléaire, dans l'éventualité où le moteur de développement serait la rentabilité financière et non plus le service rendu à tous ».

Nombreux sont donc les observateurs et les commentateurs qui pensent que seul l'Etat est capable de gérer la filière un peu particulière du nucléaire en veillant à ce que toutes les conditions de sécurité soient réunies. L'Etat aurait pour seule préoccupation la santé des ses citoyens, et il ne saurait la sacrifier sur l'autel de la rentabilité, contrairement aux autres acteurs de la vie économique. Pourtant, sans céder au fanatisme écologique, un petit détour par l'histoire du nucléaire français permet de comprendre pourquoi ce postulat est faux.

200 millions de tonnes de déchets sont disséminés sur le territoire français

L'exploitation industrielle de l'uranium en France a duré près de 50 ans. Elle a été menée dans un premier temps par le CEA [1] puis, à partir de 1976 par la Cogéma. Au total, ces deux organismes 100% publics ont exploité 210 sites répartis sur 25 départements, avec des conséquences plus ou moins importantes selon l'étendue des activités : exploration minière, extraction de minerais, traitement chimique de minerais (8 sites avec usines) ou stockage de résidus de traitement (15 sites).

Au total, 76 000 tonnes d'uranium ont été produites. Cela a permis à la France de se doter de la bombe atomique et d'alimenter ses centrales en combustible. Mais pour extraire cet uranium, présent en faible quantité dans les roches granitiques, il a fallu extraire du sol 200 millions de tonnes de roches dites « stériles » (c'est-à-dire qu'elles présentent des taux d'uranium trop faibles pour une exploitation industrielle) et traiter chimiquement 52 millions de tonnes de minerai [2]. Ces activités ont conduit à générer deux types de déchets : les stériles et les résidus de traitements. Ces matériaux dits « faiblement radioactifs » se présentent sous forme de roches concassées pour les premiers, et sous forme de boues rougeâtres pour les seconds. Et comme le note l'ISRN, « s'ils sont appauvris en uranium par rapport aux minerais, les résidus contiennent une radioactivité relativement importante du fait de la présence de l'ensemble des produits radioactifs descendant de l'uranium, dont en particulier le radium 226 » (métal extrêmement radioactif qui se désintègre sur une période de 1602 ans en radon, gaz responsable du cancer du poumon, ndlr).

Or, à l'issue de la phase d'activité minière, les stériles uranifères et les résidus de traitement chimique ont simplement été recouverts d'une couche de terre et abandonnés sur place. Depuis, la jouissance des terrains occupés a été rendue à leurs propriétaires, l'exploitant minier n'étant que concessionnaire. Ils ont été affectés à de nouveaux usages, le plus souvent agricoles. Mais les municipalités y ont aussi aménagé des locaux divers (écoles, lotissements, etc.), des terrains de loisir (chasse, pêche, parcours de randonnée) ou des plans d'eau (base de loisir, pêche, plongée).

Pourtant, comme le souligne l'IRSN, « les anciens sites miniers peuvent être à l'origine d'expositions spécifiques aux rayonnements ionisants ». L'institut pointe également «  le risque de dissémination des déchets dans l'environnement et donc d'exposition humaine », car il a décelé sur ces sites « une augmentation de la radioactivité ambiante et des concentrations de radon », et une « augmentation des concentrations en uranium et en radium dans les eaux de surface et dans les sédiments ». Ainsi, les radiations provoquées par les déchets en certains lieux dépassent largement les doses maximales admissibles, fixées par les normes internationales.

Extrait d'un rapport de l'IRSN

« Sur les sites d'exploitation minière ou dans leur pourtour immédiat, les stériles miniers et, le cas échéant, les résidus stockés sur place sont les principales sources d'exposition aux substances radioactives. A ces sources, généralement bien identifiées, peuvent s'ajouter des zones de contamination plus localisées qui résultent en particulier du déversement accidentel de matériaux ou de résidus au cours des diverses opérations effectuées sur les sites : autour des usines et zones de chargement, le long des trajets empruntés pour le transport des résidus de l'usine de traitement vers les stockages, au niveau de bassins de décantation ou de stations de traitement des eaux…

Compte tenu de la présence d'activités humaines sur ou au voisinage immédiat de ces anciens sites miniers, des personnes peuvent se trouver exposées à ces sources de radioactivité, au moins occasionnellement. En particulier, les situations qui justifient le plus d'attention sont celles liées à la construction de bâtiments et de résidences sur des zones présentant des points de contamination non traités lors des travaux de réaménagement du site minier. La possibilité de rencontrer de telles situations est plus élevée pour des sites ayant connu une activité minière importante (exploitation de mines avec extraction de gros tonnages de minerai, présence d'une usine de traitement) et situés à proximité de villes ou de villages. C'est par exemple le cas à Saint-Pierre (Cantal) où un terrain de football et un lotissement ont été aménagés sur des parcelles situées en bordure immédiate de l'ancien site minier, sur lesquelles des expertises récentes ont mis en évidence la présence de résidus de traitement. »

Une pollution invisible et inodore

Cette pollution liée à l'exploitation des mines d'uranium s'ajoute à celle provoquée par les « incidents » nucléaires. La plupart du temps sans gravité, on en compte entre 600 et 1 000 par an depuis des décennies, soit bien avant l'ouverture du capital d'EDF ou d'Areva. En Juillet 2008, par exemple, une fuite de 30 mètres cube (30 000 litres) d'une solution contenant de l'uranium s'est produite, et une partie s'est déversée dans les rivières environnantes. La quantité d'uranium répandue dans la nature dépasserait de plus de 100 fois le maximum que le site de Tricastin (Vaucluse) est autorisé à rejeter en une année entière.

Ainsi, bien qu'il ne se passe plus un seul jour sans que l'on nous rappelle les gestes essentiels pour sauver la planète, cette pollution invisible et inodore, mais pourtant éternelle (la demi-période de l'uranium est de 4,5 milliards d'années) reste largement méconnue et même volontairement ignorée. Et malgré les rapports alarmants et la mobilisation de quelques citoyens depuis une trentaine d'années, rien n'a changé.

Mélange des genres

En fait, la filière du nucléaire en France se caractérise par une grande opacité et un mélange des genres permanent. Ainsi M. Jean Syrota, PDG de la Cogéma de 1988 à 1999 était également le patron du corps des mines, c'est-à-dire des personnes chargées d'inspecter les installations nucléaires. Il était l'homme qui pouvait faire ou défaire la carrière des agents de l'Etat chargés de contrôler son entreprise, allant même jusqu'à nommer lui-même les inspecteurs, comme l'affirme le film documentaire « Uranium : le scandale de la France contaminée » diffusé le 11 février 2009 sur France 3.

Dans le cadre de ces affaires, la Cogéma a été renvoyée en 2005 devant le tribunal correctionnel de Limoges pour « abandon de déchets radioactifs » et « pollution des eaux ». L'arrêt de la chambre de l'instruction et de la cour d'appel sont particulièrement sévères et font état de « modes de gestion non réglementaires de déchets radioactifs », de « défaillances avérées », de « négligence fautive » et de l'utilisation de moyens techniques « rudimentaires » pour prévenir la dissémination de substances radioactives. Outre ces constats accablants, les magistrats notent la « mauvaise foi » de l'exploitant et « l'intentionnalité des délits » dans le but de «  réaliser des économies sur les coûts d'exploitation » des sites concernés. Les services de l'Etat sont également mis en cause, puisque la DRIRE [3], autorité de contrôle, a été incapable de relever les infractions et s'est illustrée par son « inertie ». Finalement, la Cogéma sera relaxée par le tribunal correctionnel qui ne retiendra aucune des accusations.

Alors, simple négligence ou véritable « omerta » des pouvoirs publics ? En tout état de cause, il est certain que les liens étroits qui existent entre les acteurs publics officiellement chargés de mesurer la radioactivité dans la nature, les industriels du nucléaire et le pouvoir politique ne sont pas de nature à faire éclater la vérité. En France, l'Etat est depuis l'origine la seule partie prenante du développement des activités nucléaires. Cette situation, loin de garantir la sécurité de chacun, a engendré un système de quasi-impunité pour les exploitants publics. Un système dans lequel des entreprises publiques et privées se font concurrence et sont contrôlées par une autorité de régulation indépendante est toujours plus propice à la transparence et au respect des normes de sécurité. Y compris dans le nucléaire.

[1] Commissariat à l'Energie Atomique

[2] Source : IRSN (Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire)

[3] Direction Régionale de l'Industrie, de la Recherche et de l'Environnement