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TGV : un gâchis accablant

Le dernier rapport de la Cour des comptes sur la grande vitesse ferroviaire a fait les gros titres : il remet en cause notre modèle du "tout TGV" et de la desserte très fine sur le territoire, comparé à d'autres grands pays (Allemagne, Espagne, Japon, …). La SNCF dit déjà réfléchir à des changements : réduire la desserte des petites gares en bout de ligne au profit d'un maillage axé sur les grandes métropoles, durcir les conditions d'échange des billets ou bien encore augmenter les prix. Mais lorsque l'on regarde l'ensemble du système ferroviaire décrit dans ce rapport avec ses 40 milliards de dette (33 pour RFF et 7 pour SNCF), et ses 12 milliards d'euros de subventions publiques annuelles, ces mesures paraissent insuffisantes et en aucun cas axées sur le redressement de la productivité de notre système ferroviaire. Pourtant, avec sa position centrale en Europe, le réseau français dispose d'un formidable potentiel. Alors pourquoi un tel gâchis ?

D'habitude plutôt teintés de diplomatie, les propos de la Cour dans ce rapport intitulé "La grande vitesse ferroviaire : un modèle porté au-delà de sa pertinence" sont sans détours. Voici quelques passages les plus symptomatiques du rapport sur la dérive du système :

D'abord, les chiffres :

  • "Les coûts de construction des LGV ont tendanciellement augmenté avec le temps. Le coût par kilomètre construit, initialement de 4,8 millions d'euros pour la LGV Paris-Lyon, approche ou excède désormais 20 millions pour chaque kilomètre de ligne construit : le projet SEA [Sud Europe Atlantique : Tours-Bordeaux-Toulouse-Espagne] devrait ainsi présenter un coût kilométrique de 26 millions d'euros."
  • "Les coûts d'exploitation (dépenses d'entretien et d'exploitation du matériel et de l'infrastructure) tendent également à être plus élevés que prévu : du double pour les LGV Nord, interconnexion Île-de-France, Rhône-Alpes et Méditerranée, jusqu'à 5,7 fois la prévision pour la LGV Atlantique. Cette dérive, qui peut s'observer ailleurs qu'en France, tend cependant à s'accroître au fur et à mesure que des projets moins rentables sont avalisés par la puissance publique."
  • "En régime de croisière, sur six LGV, le trafic est en moyenne de 24% inférieur à la prévision, avec une ligne ayant un trafic supérieur (LGV Lyon) et cinq lignes un trafic inférieur (dont l'une, la LGV Nord, atteint seulement la moitié de la prévision)."

Le financement du système ferroviaire n'est plus assuré :

On mesure toute l'urgence de la situation ferroviaire française car même si la commission Duron [1] dite Mobilité 21 a fait le tri dans les projets de LGV inscrits "à tour de bras" au cours de ses dernières années, elle a travaillé (en 2013) avec deux hypothèses qui réduisent fortement la portée de ses conclusions aujourd'hui :

  • Elle n'a pas pris en compte le financement de deux mégaprojets, en l'occurrence le Canal Seine-Nord-Europe et le tunnel Lyon-Turin, projets qui sont toujours d'actualité pour le gouvernement et qui, s'ils sont mis en œuvre vont absorber la totalité des fonds de Agence de financement des infrastructures de transport de France (AFITF).
  • Elle comptait encore sur les ressources de l'écotaxe affectées à l'AFITF dont on sait maintenant qu'elle est supprimée. "Jusqu'à présent, l'équilibre du budget de l'agence était assuré par une subvention de l'État. Avec l'écotaxe poids-lourds, dont les recettes nettes étaient estimées à environ 870 millions d'euros en année pleine pour l'AFITF, il était prévu que cette subvention diminue progressivement et s'éteigne en 2016. Malgré l'absence de recettes de l'écotaxe, la subvention de l'État a commencé à baisser, de 900 millions d'euros en 2012 à 560 millions en 2013."

Le rapport précise bien que l'AFITF devrait se voir affecter un relèvement de la taxe applicable au gazole de 2 cts. Mais le rapport indique qu'il s'agit encore d'un sous-financement risqué :

  • D'une part parce que la Commission travaille sur des données probablement sous estimées : à titre d'exemple, la ligne Poitiers-Limoges, budgétée à hauteur de 1,68 milliard d'euros dans le scénario "haut" par la commission "Mobilité 21", est d'ores et déjà évaluée à environ 2 milliards d'euros.
  • D'autre part parce que si l'État s'engage sur un délai pour la réalisation des travaux qui n'est pas respecté, les collectivités locales partenaires financiers dans le montage des LGV, sont déliées de leur engagement de contribution (cas de SEA et des lignes Poitiers-Limoges par exemple) ;

Des investissements dénués de rationalité économique :

L'enchaînement des responsabilités décrit dans ce rapport de la Cour des comptes est assez accablant : "Comme tout investissement public en infrastructure de transport, l'investissement dans la grande vitesse ferroviaire est soumis à une évaluation socio-économique dont les résultats, même négatifs, s'effacent fréquemment devant des processus de décision marqués par un biais optimiste et orientés vers la réalisation d'un équipement dont la pertinence est parfois contestable. Cette tendance est renforcée par le recours de plus en plus massif aux financements par les collectivités territoriales, dont l'intervention appelle des contreparties pouvant contredire la rationalité économique de l'investissement dans la grande vitesse." En voici quelques illustrations :

  • TGV Bretagne : sur la liaison sur voie classique entre Quimper et Rennes, les TGV effectuent plus d'arrêts intermédiaires et mettent plus de temps que des TER. "La substitution d'un TGV à un TER ne paraît pas correspondre à une allocation optimale de la ressource publique."
  • A propos de la LGV Poitiers-Limoges, le rapport indique qu'en 2006 une première étude a été faite en englobant dans la zone de chalandise Limoges, Brive, Cahors, Tulle-Ussel, Châteauroux, et même Rodez et Aurillac ainsi que la région parisienne, le nord et l'est de la France, et la région de Poitiers. Avec cette vaste zone et malgré des hypothèses de trafic assez ambitieuses, la rentabilité économique restait faible. En 2010, RFF a présenté de nouvelles estimations en élargissant la zone pour y inclure la Dordogne et la Creuse, soit au total 840.000 voyageurs additionnels par an. "Cette étude exagère significativement le niveau des trafics, notamment grâce à cet élargissement excessif de la 'zone de chalandise' du TGV Poitiers-Limoges. Les débats publics font d'ailleurs apparaître que, pour les habitants de la Dordogne ou du Lot, par exemple, se rendre à Brive ou Limoges pour rejoindre Paris est illogique, la Dordogne étant plus proche de Bordeaux, et le Lot de Toulouse." Le rapport souligne qu'aucune collectivité n'acceptera de participer à un tel projet à la rentabilité aussi hasardeuse sans en réclamer des contreparties qui se traduiront forcément par des arrêts supplémentaires, arrêts qui mettent encore plus en péril la rentabilité de la ligne. Pourtant, au début du mois, le Président de la République lui-même, recevant le président du conseil régional du Limousin, a remis en selle ce projet que la commission Duron avait écarté, provoquant la colère d'un grand nombre d'élus locaux qui défendent une alternative avec un renforcement de la ligne existante dite POLT (Paris/Orléans/Limoges/Toulouse) [2].
  • Justement, la Cour revient sur ces gares en rase campagne : la "recherche de cofinancements a conduit à avaliser des choix d'investissements contestables", en particulier la gare TGV Lorraine, sans interconnexion avec le réseau de transport régional, ou encore la gare Meuse TGV et la création de "dessertes coûteuses et à la pérennité incertaine".
  • Le rapport souligne aussi l'incohérence des choix publics en matière d'infrastructure de transports : par exemple dans le cadre de l'axe Bordeaux/Toulouse, la mise en œuvre de ce projet nécessite de financer le contournement de Bordeaux pour que le délai soit fortement raccourci, ce qui va forcément coûter plus cher, mais surtout, ce projet mettrait en péril la navette aérienne Toulouse-Paris (et donc Air France) et l'aéroport de Toulouse, aussi financé par les collectivités locales.

Un enchevêtrement de responsabilités :

Le rapport pointe la responsabilité de l'État en tant que principal financeur et aussi comme maître d'œuvre du système ferroviaire : "L'accroissement de la dette de RFF, dès lors qu'elle n'était pas considérée comme une dette publique au sens du traité de Maastricht, n'était pas considérée comme un problème majeur, le ministère des Transports estimant seulement souhaitable un ‘ralentissement' de l'augmentation de cette dette." Mais il souligne aussi la responsabilité de RFF pour qui la gestion du réseau passe par son extension. Cette fuite en avant devrait se ralentir depuis que l'INSEE a décidé, début 2014, de requalifier une partie de la dette de RFF en dette maastrichienne (10 sur 33 milliards).

Mais les relations ambigües qu'entretiennent l'État et la SNCF sont aussi un facteur de dérive. En effet, un moyen de couvrir en partie le coût du réseau serait d'augmenter les péages qu'acquitte la SNCF à RFF pour l'utilisation du réseau comme tout opérateur faisant rouler des trains en France. Or la SNCF résiste de plus en plus aux hausses de péages. La SNCF estime que la seule façon pour elle de supporter cette hausse des péages serait d'augmenter ses prix ce qui est impossible dans le contexte actuel où elle reste majoritairement concurrencée par la route (avec de nouveaux modes de transport comme l'autopartage) et dans une plus faible mesure l'aérien. Mais elle néglige de dire qu'elle pourrait aussi rechercher des efforts de productivité dans l'utilisation de ses rames pour amortir la hausse des péages.

L'autre point qui est souligné par la Cour des comptes c'est que les péages acquittés ne couvrent pas seulement la construction du réseau mais aussi son entretien et sa maintenance. Or la maintenance est assurée principalement par la SNCF dans le cadre de conventions de gestion pour lesquelles RFF a jusqu'à 6 milliards d'euros en 2011. Et ces contributions devraient encore augmenter. Des économies pourraient être faites aussi sur ce volet et permettraient de contenir la hausse des péages, plusieurs rapports sont convergeant sur ce point :

  • qu'il s'agisse de la Cour des comptes qui en 2012 dans un rapport sur l'entretien du réseau ferré avait considéré les conditions d'entretien "peu satisfaisantes" ("chaque année, RFF rémunère la SNCF pour une prestation dont le détail ne lui est pas totalement connu et dont l'impact sur le réseau n'est pas contrôlé") ;
  • qu'il s'agisse de la commission "Mobilité 21" qui a réclamé une expertise des coûts (coûts de construction, de maintenance, de régénération et de modernisation) pour clarifier les raisons de leur niveau, et trouver le cas échéant les moyens de les réduire ;
  • qu'il s'agisse du Contrôleur général économique et financier (mission d'audit de la gestion de l'argent public dans les 600 organismes publics dans lesquels l'État détient une participation) dans un rapport de 2012 qui indique que SNCF Infrastructure affiche un surcoût de 20 à 25% par rapport à ses concurrents privés (ironie de l'histoire, la SNCF a justement constitué une filiale de droit privé pour se positionner sur ce marché).

La SNCF reconnaît cette dérive naturelle des coûts selon la Cour des comptes : "Cet aspect avait été souligné par un cabinet de conseil en stratégie, auteur d'une étude sur le TGV, commanditée par la SNCF : les coûts hors péages ont connu une croissance rapide de 6,2%/an sur 2002-2009, tirés notamment par la hausse du coût moyen par agent de 2,8%/an sur la même période." Elle trouve cependant un allié de poids avec le ministère des Transports qui a soutenu la SNCF dans sa demande de modération des péages en échange d'un engagement d'achat sur de nouvelles rames auprès de la société Alstom. La Cour décrypte l'arrangement entre la SNCF et le ministère des Transports :

"Malgré l'opposition de la direction du budget à cette décision prise, selon elle "pour des motifs discutables, liés aux commandes de la SNCF à Alstom", il a bien été décidé de limiter la hausse des péages annuelle à l'inflation ferroviaire avec une marge de plus ou moins 0,3%, sur le réseau existant. Cet épisode montre en outre comment la SNCF utilise efficacement l'argument du renouvellement du matériel roulant auprès d'Alstom, dont l'activité industrielle dépend fortement de ce client pour obtenir des décisions de limitation des hausses de péage. Le président de la SNCF a d'ailleurs confirmé que "la décision de RFF de modérer ses péages entre 2014 et 2018 (la hausse sera celle de l'inflation ferroviaire) rend possible une réflexion sur la politique de parc" et la commande de rames à Alstom alors même que les besoins sont "inférieurs" aux 40 commandes envisagées."

Alors que faire ?

Dans sa comparaison avec les modèles étrangers d'exploitation de la grande vitesse ferroviaire, la Cour des comptes insiste sur le fait que la France est le seul pays à faire rouler des TGV à la fois sur des LGV et du réseau classique. Partant du principe que la zone d'excellence du modèle TGV se situe entre 1h30 et 3h, le rapport recommande de concentrer l'utilisation du TGV sur ces créneaux et d'améliorer les interconnexions avec le reste du réseau de transport classique, TER et éventuellement par car. Une position qui a bien entendu fait hurler toutes les villes moyennes qui se sont engagées dans la promesse d'une desserte TGV avec l'espoir d'un développement local accéléré. La Cour des comptes d'ailleurs critique cette relation estimant que selon les études de cas elle n'est pas toujours établie. Il n'empêche, défenseurs de l'environnement [3] ou de l'aménagement du territoire, sont vent debout contre cette recommandation. Les magistrats de la rue Cambon ont raison d'insister car ni les collectivités, ni même l'Etat, n'ont les moyens de poursuivre cette aventure du TGV au-delà du raisonnable. De surcroît, comme cela s'est passé pour les autoroutes et plus récemment pour la construction de la ligne Tours-Bordeaux, l'État pourrait être amené à concéder son réseau LGV pour engranger des recettes. Les concessionnaires seraient alors amenés à appliquer une toute autre politique de tarification à laquelle la SNCF ferait bien de se préparer. C'est d'ailleurs la conclusion du rapport : "le risque est grand de voir le transporteur national aborder l'inéluctable ouverture à la concurrence de son activité voyageurs dans une position de faiblesse préjudiciable à son avenir."

[1] Du nom de son président Philippe Duron, député PS du Calvados

[2] Voir par exemple l'article de la Nouvelle République du 4 octobre 2014 "LGV Limoges-Poitiers : Colère et indignation"

[3] Lire aussi le chapitre consacré aux calculs discutables des gains en Co2 des voyages en TGV