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Les autoroutes ferroviaires et le transport combiné sauveront-ils le fret ferroviaire ?

Depuis 1970 le fret ferroviaire est en perte de vitesse en France. En 25 ans, de 1985 à 2009, ce trafic a baissé de 43% (de 56 à 32 milliards de tonnes kilomètres), alors que le fret routier augmentait de 123% (de 128 à 285 MdTKm). L'augmentation du prix du carburant et le développement de la sensibilité écologique ont conduit à penser que cette évolution n'était peut-être pas optimale. Mais l'objectif fixé en 2008 lors du Grenelle de l'Environnement d'une part modale des transports ferroviaires, maritimes et fluviaux de 25% en 2022, a toujours semblé irréaliste. En 2011, les niveaux de la dette et du déficit de la France sont tels que la rentabilité des milliards d'euros d'investissements prévus doit être réexaminée : le rééquilibrage en faveur du ferroviaire ne peut pas se faire à n'importe quel coût.

D'ailleurs dans son rapport de 2010, le Conseil Général de l'Environnement et du Développement Durable (CGEDD) a émis des réserves sur cet objectif et indiqué que si la part du marché passait de 12.6% en 2006 à 16 ou 17% en 2020 ce serait déjà un beau résultat. En réalité, le fret ferroviaire continue à perdre des parts de marché.

Retour en arrière : les 4 derniers plans

En 2000 le plan Gayssot avait comme ambition de mettre les camions sur les rails et de doubler ainsi la part du fret ferroviaire dans les 10 ans et de la tripler dans les 20 ans. Force est de constater que ce n'est pas le cas malgré plusieurs plans de relance accompagnés de subventions importantes. Depuis 2003, le fret ferroviaire a déjà absorbé entre 350 et 460 millions par an et ce malgré les réorganisations et le passage de quatre directeurs en sept ans.

En 2004, le plan Véron prévoyait une recapitalisation de 800 millions d'euros sur 4 ans de Fret SNCF sous conditions imposées par Bruxelles : l'ouverture effective du fret ferroviaire à la concurrence (ce qui est fait) et l'interdiction de tout nouveau versement de subvention publique.

Le 26 juin 2007 Fret SNCF créait un système de Haut Débit Ferroviaire pour faire du fret ferroviaire un acteur majeur du développement durable en France et en Europe. Le concept était intéressant et se voulait l'équivalent dans le monde ferroviaire de ce que l'ADSL est dans le secteur des télécommunications. Mais le monde du ferroviaire et de l'électronique sont très différents.

Dernier plan en date de 2009, l'Engagement national pour le fret ferroviaire correspond à un investissement public global en faveur du fret ferroviaire de plus de 7 milliards d'euros d'ici à 2020. Il prévoit la création d'un réseau orienté fret pour permettre entre autres le développement des « Autoroutes ferroviaires », du « Transport combiné », le « Fret à Grand Vitesse ». Pour la partie du fret ferroviaire, les objectifs sont les suivants :

Autoroutes FerroviairesTransport caisses mobiles, containersFret grande vitesse
Report sur rail par an (2020) 500.000 520.000 96.000 camions 1.000 avions
Économies tonnes CO2/an 450.000 620.000 149.000

Deux techniques de renouveau du fret ferroviaire

Le fret ferroviaire classique transportait des produits (ex : essence) ou des colis (ex : pièces détachées de voiture) que lui confiaient ses clients. Comme le fret maritime l'a brillamment réussi avec le transport de containeurs d'un côté et le transport de camions (Ro-Ro) de l'autre, le fret ferroviaire propose deux modes de transport de fret différents :

- Les autoroutes ferroviaires qui transportent les camions ou les remorques chargés sur des wagons spécialisés avec ou sans accompagnement de chauffeurs.

- Le transport combiné classique rail-route qui transporte les caisses mobiles (conteneurs terrestres ou maritimes), sans accompagnement de personnels.

Dans les deux cas, le transport ferroviaire sur des distances d'au moins 500 kilomètres est complété par un pré et/ou post acheminement routier.

La première Autoroute Ferroviaire de fret date de 1994

Cette autoroute a été ouverte par le groupe Eurotunnel (société privée franco- britannique) qui est à la fois gestionnaire d'infrastructure (comme RFF) et entreprise ferroviaire pour le transport par navettes dans le tunnel sous la Manche. L'offre est très importante, jusqu'à 6 navettes / heure avec un temps de « traitement » tout compris péage, enregistrement, chargement et déchargement de l'ordre de 90 minutes. Avec 40% du marché en nombre de camions transportés, le concept d'Autoroute Ferroviaire y trouve donc toute sa justification car pour un transporteur il n'y a pas d'autres choix que le transport maritime ou le transport ferré.

Les 3 autres Autoroutes Ferroviaires en service ou en projet proche en France

  • Autoroute Ferroviaire Alpine
  • Autoroute Perpignan Bettembourg
  • Autoroute Ferroviaire Atlantique

Ces trois autoroutes ne bénéficient pas de la même spécificité géographique qu'Eurotunnel et sont donc en concurrence directe avec le transport routier. Elles utilisent des wagons spécifiques type Modalhor à chargement transversal qui facilite grandement le chargement au départ et à l'arrivée des remorques qui seront ensuite acheminées avec ou sans leurs tracteurs.

Elles ne rencontrent pas encore le succès escompté au plan de la fréquentation et des résultats financiers. Ces deux autoroutes ont transporté environ 50.000 camions en 2010 soit 10% de l'objectif final fixé à 500.000 en 2020. Même en augmentant la fréquence et la capacité des trains on aura du mal à atteindre 100.000 camions par an et par autoroute ferroviaire.

  • L'Autoroute Ferroviaire Alpine relie Aiton (Savoie) à Orbassano (Italie)

Cette autoroute, gérée conjointement par la SNCF et par Trenitalia, bénéficie toujours d'importantes subventions d'équilibre des états français et italien car les recettes ne représentent que 40% des revenus. L'équilibre financier et encore moins la rentabilité des investissements consentis pour la mise en place de cette autoroute sont donc loin d'être en vue, même en créant un nouveau point de chargement dans la région lyonnaise qui permettrait une inter-connexion avec l'autre autoroute Perpignan / Bettembourg. Cette autoroute alpine est censée préfigurer la future liaison Lyon-Turin avec ses 63 kilomètres de tunnel et un coût annoncé de 14 milliards d'euros.

  • L'Autoroute Perpignan (en fait Le Boulou, France) Bettembourg (Luxembourg )

Le volume de camions en transit venant d'Espagne et se dirigeant vers le nord est d'environ 9.000 par jour au Perthus. Même si tous les passages ne sont pas éligibles à un transport ferroviaire longue distance le taux d'utilisation actuel reste faible, de l'ordre de 4% avec un volume de 33.000 camions en 2010. Il est très difficile d'obtenir des informations sur les volumes, les taux de remplissage, le chiffre d'affaires et les subventions. On ne peut donc pas encore parler de modèle économique fiable ni de qualité de service irréprochable. En 2010 près de 1 départ sur 5 a été annulé pour diverses raisons parmi lesquelles de nombreux travaux et aussi 43 jours de grève. En 2009 cette autoroute a bénéficié d'une subvention de 8 millions d'euros. Il n'y a aucune raison de penser que face à la concurrence de la route sur un marché qui risque de se réduire avec la crise, les résultats s'améliorent rapidement.

  • L'Autoroute Ferroviaire Atlantique

Cette Autoroute Ferroviaire dont l'appel d'offres est en cours, empruntera un axe Nord / Pas de Calais (a priori Dourges) > Ile-de-France > Pays Basque. Le trafic poids lourds en transit dans la région Aquitaine est d'environ 8.000 camions par jour et cette nouvelle Autoroute Ferroviaire Atlantique devra absorber 100.000 poids lourds par an à l'horizon 2020.

Elle complètera aussi l' « Autoroute de la Mer » entre Nantes-Saint-Nazaire (France) et Gijon (Espagne). Celle-ci est déjà en service depuis mi septembre 2010 et assure une rotation maritime par jour avec 150 camions embarqués, la durée de la traversée est de 14 heures. Elle a aussi un objectif de 100.000 camions à 2020.

[(

Autoroutes Ferroviaires (AF)Eurotunnel (**)AF AlpineAF Perpignan - Bettembourg (Luxembourg)AF Atlantique
Date création 1994 2003 2007 En projet sous (appel d'offres)
Concurrents Transport maritime Transport routier Transport routier Transport routier et maritime
Nombre d'A/R par jour Environ 50 5 4
Longueur parcours (en kilomètres) 49 175 1050
Temps de parcours 35 minutes 3 heures 14 heures 30
Chiffre d'Affaire 2010 (millions d'euros) 365 (navette Eurotunnel) 21 NC
Tarif passage indicatif(*) 290€ 1,65 €/km 650 € 0,62 €/km
Volume 2010 1.089.051 camions 1,1 millions tonnes 25.400 camions 33.000 camions

(*) Les tarifs dépendent de nombreux paramètres et ne sont donnés qu'à titre indicatif. On peut cependant les rapprocher des coûts de transport d'un ensemble semi-remorque 40 tonnes sur longue distance (source Comité National Routier) en prenant le terme kilométrique (hors péages) à 0.467 euro et le terme horaire à 22.11 euros. Dans le cas de la liaison Perpignan / Bettembourg pour un trajet de 1050 km avec une durée de 17 heures le prix de revient hors péages est de 0.82 euro/km soit 210 euros de plus que le transport ferroviaire

(**) Seul Eurotunnel communique sur ses résultats techniques et financiers. Il est très difficile d'obtenir des données fiables concernant les 2 autres Autoroutes Ferroviaires en service.)]

Le transport par « Caisses Mobiles »

Ce type de transport combiné existe déjà depuis une quarantaine d'années et on peut citer les principaux opérateurs qui sont Novatrans / Naviland (SNCF), et aussi des opérateurs privés tels T3M, RailLink, CombiWest, Froid Combi... Il y a environ 35 terminaux de chargement qui sont la propriété de RFF à 95%, ceux-ci sont ensuite loués aux opérateurs privés. Le parcours typique est un Paris-Marseille et se situe autour de 800 kilomètres avec par exemple un pré et post acheminent de 100 kilomètres et un transport ferroviaire de 700 kilomètes. Le coût du transport ferroviaire rail est d'environ 0,50 euro par kilomètre auquel il faut ajouter le coût du pré et post acheminement qui est compris entre 3 ou 4 euros par kilomètre.

On peut aussi comparer les coûts de transport d'une « Caisse Mobile » sur 800 kilomètres entre le tout routier ou le transport combiné. Le tout routier revient à 1,10 euro par kilomètre ce qui donne un coût de 880 euros, le transport combiné lui, donne un coût de 630 euros.

Conditions de réussite

Les exemples ci-dessus donnent des ordres de grandeur qui confirment que ces solutions ne sont adaptées que dans des cas très particuliers. Temps d'attente et rupture de charge sont des handicaps structurels sévères. Et, comme l'indique le GNTC (Groupement National Transport Combiné), la FIABILITE est la condition impérative du transport combiné sous toutes ses formes pour que l'offre soit rentable pour les opérateurs et pour les clients. Pour l'instant la qualité perçue par les clients du fret ferroviaire n'est pas très haute, avec un score d'un peu plus de 80% lors d'un transport massifié, alors que la route affiche un score de 98% (source Transport Info Hebdo). De plus les sillons doivent être de très bonne qualité (ce qui n'est pas toujours le cas avec un réseau qui est très orienté 'transport voyageurs'), les horaires doivent respectés, avec ou sans travaux et aussi avec ou sans grève (depuis 2010 le GNTC demande la mise en place d'un service minimum pour le fret). Les temps morts au départ et à l'arrivée coûtent très cher aux opérateurs et transporteurs et on peut comprendre qu'ils préfèrent garder la maîtrise de l'acheminement en tout routier.

Le nouvel investissement de 7 milliards d'euros sur 10 ans décidé en 2009 est considérable (cela représente un coût de 650 euros par camion transporté en année pleine et à objectifs atteints). Cet investissement concernera pour l'essentiel une remise en état et une amélioration du réseau qui n'a pas fait l'objet d'investissements suffisants depuis de nombreuses années. Ce problème avait déjà été identifié en 2005 suite à l'audit conduit par « l'école Polytechnique Fédérale de Lausanne » qui estimait que le budget nécessaire, dans le dernier scénario, était de 3,1 milliards euros par an entre 2015 et 2020 pour rajeunir et entretenir l'infrastructure.

Conclusion

En 2011, la plupart des autoroutes ferroviaires ne fonctionnent que grâce à des subventions importantes, et n'ont donc pas démontré leur pertinence. Dans les circonstances actuelles, emprunter 7 milliards d'euros de plus pour financer ce nouveau plan fret constitue un pari risqué pour notre pays. Seules une croissance forte du traffic et une perspective raisonnable de rentabilité de ces investissments pourraient le justifier. Sinon, comme le pense le Professeur Rémy Prud'homme, il n'est pas exclu qu'on découvre que "Le rail que l'on présente comme un mode de transport moderne, est en fait une technologie ancienne et coûteuse".