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Grève SNCF : derniers soubresauts d'un service public inéluctablement confronté à la concurrence

Les syndicats de cheminots (sauf CFDT et CFTC) ont appelé à la grève en ce jour pour protester contre la réforme ferroviaire. Réforme ferroviaire qui a été présentée en conseil des ministres en octobre et qui sera discutée au Parlement en juin 2014. On peut donc s'interroger sur l'opportunité de faire grève en décembre sauf à vouloir rappeler le pouvoir de nuisance des cheminots de l'entreprise nationale ferroviaire qui vont, malgré le service minimum, compliquer les déplacements des Français à la veille des fêtes.

Cette réforme, nous avons eu l'occasion de l'expliquer, a été voulue par les acteurs du système ferroviaire français, notamment la SNCF, qui avait été dépossédée de la gestion du réseau avec la création de RFF en 1997. Avec cette réforme la SNCF va chapeauter une holding de tête avec deux filiales : SNCF réseau, anciennement RFF, et SNCF mobilités qui reprendra les activités d'opérateur ferroviaire, autrement dit d'exploitant de services ferroviaires, une organisation qui devrait être mise en place au 1er janvier 2015. Bien sûr, nous dit-on il y aura une solide muraille de Chine entre les deux activités garantissant un accès équitable aux autres opérateurs ferroviaires qu'ils soient privés, français ou étrangers. On aurait du mal à imaginer aujourd'hui Air France gérant les aéroports français mais l'organisation du système ferroviaire en Allemagne étant à peu de choses près la même, cela devrait justifier que cette réforme soit adoptée sans difficulté. Alors pourquoi cette grève qui en apparence consolide le monopole de la SNCF ? Sans doute parce que les syndicats ont compris que la libéralisation du secteur est en marche et avec elle la remise en cause de leur statut. En effet, dans le cadre de cette réforme la famille cheminote va être séparée en deux entités juridiques différentes, ceux qui s'occupent de l'infrastructure et ceux qui s'occupent de l'exploitation. Or, cette séparation même à l'époque de RFF n'avait pas été mise en œuvre, ceux qui travaillaient sur le terrain pour RFF restaient salariés de la SNCF. Du coup, les syndicats craignent à juste titre que cette réforme n'ouvre la voie à une ouverture totale à la concurrence et à une privatisation des activités d'opérateurs ou en tout cas une remise en cause du statut des cheminots pour rester compétitifs face à l'entrée de nouveaux concurrents bien plus performants. Et ils ont raison.

Des réformes réalisées grâce à Bruxelles

Car cette réforme n'intervient pas seulement pour satisfaire les ambitions de la SNCF, elle est aussi voulue par la Commission européenne qui a présenté début 2013 les grandes lignes de son 4e paquet ferroviaire dont l'objet est de préparer l'ouverture à la concurrence sur les lignes intérieures de voyageurs. A ce stade, le marché sera totalement ouvert puisque le fret l'est déjà depuis 2006 et le transport international de voyageurs l'est aussi depuis fin 2009. Pour y parvenir la Commission a recommandé des mesures de gouvernance imposant une stricte séparation des compétences entre gestionnaire d'infrastructure et exploitants de service. Mais elle a toléré sous le lobbying actif de la DB en Allemagne et de la SNCF que cette séparation puisse se faire dans le cadre d'une holding sous réserve de la mise en place d'une muraille de Chine pour éviter de favoriser l'opérateur historique. Une situation malgré tout très ambiguë puisqu'en Allemagne les concurrents de la DB se plaignent de son attitude discriminatoire et qu'en France les concurrents se plaignent aussi des méthodes de la SNCF. Bruxelles a précisé qu'en cas de non respect les opérateurs historiques n'auront pas le droit de faire rouler leurs trains dans d'autres pays que le leur. Et ces propositions de Bruxelles doivent être approuvées par le Parlement européen et par les États membres avant la fin 2014 et être mis en application d'ici 2019.

Mais que l'on ne s'y trompe pas, l'objectif est bien l'ouverture totale à la concurrence dès 2019 et les syndicats de cheminots arc-boutés sur leur certitude voudraient croire qu'ils pourront y résister. Le patron de la CGT cheminot a d'ailleurs déclaré "une ouverture à la concurrence réussie c'est pas d'ouverture à la concurrence du tout". Les syndicats peuvent espérer parce que le gouvernement est pour l'instant très flou sur ses intentions. Frédéric Cuvillier ministre des transports "ne juge pas inéluctable l'ouverture à la concurrence" et Jean-Louis Bianco rapporteur du projet de réforme a affirmé que "l'ouverture à la concurrence n'est pas de loin et de très loin l'objectif de cette réforme, d'autant que ses effets sont très contrastés". Néanmoins les cheminots auraient intérêt à faire preuve de mémoire, puisque c'est Jean-Claude Gayssot, ancien cheminot et ministre communiste des transports sous Lionel Jospin qui avait permis les débuts de l'ouverture à la concurrence avec le fret.

En refusant la performance, le ferroviaire perd du terrain

Plutôt que de préparer l'ouverture qui s'annonce inéluctablement, les responsables politiques et syndicaux semblent vouloir se cacher les yeux plutôt que de regarder la vérité en face et celle-ci est cruelle :

- Le ferroviaire est littéralement marginalisé en matière de fret par le dynamisme du transport routier. La déconfiture de l'opérateur historique est en partie dissimulée par les résultats des opérateurs étrangers et privés qui ont déjà pris 20% de parts de marché. La SNCF qui a tout misé sur le voyageur (principalement TGV) a d'ailleurs implicitement abandonné ce marché entraînant tout le secteur dans sa chute : sillons précaires, trains de fret retardés au profit des voyageurs, etc., résultat, le fret dans son ensemble recule en France alors que, privé et public réunis, il progresse dans les autres pays d'Europe.

- Dernier coup dur porté au secteur du fret, l'abandon de l'écotaxe par le gouvernement dont, on l'oublie un peu, une des finalités devait être le report modal et donc le développement du transport ferroviaire de marchandises.

- Les régions sont de plus en plus remontées contre l'attitude de la SNCF, le président de l'Association des régions de France, Alain Rousset a récemment déclaré "il faut que les autorités organisatrices [les régions NDLR] mettent en concurrence leurs services ferroviaires" [1], cette affirmation est une première après avoir plusieurs fois brandi la menace auprès de la SNCF. Aussitôt dit, la DB au travers de sa filiale Arriva, et le français Transdev, ont adressé des propositions aux régions de France qui le souhaitent pour expérimenter dès 2016 la mise en concurrence des réseaux régionaux qui se ferait sous la forme d'une délégation de service public [2]. Le PDG de Transdev, Jean-Marc Janaillac, a d'ailleurs expliqué que le nombre de trains.km a progressé entre 2002 et 2012 de 7% et le trafic de 30%, et indiqué que les subventions aux TER ont augmenté de 47% quand elles ont diminué de 20% en Allemagne [3].

- Le trafic voyageur est contesté par d'autres formes de transport : low cost aérien, co-voiturage, autocars, etc. Ainsi, la SNCF qui vient d'ouvrir une liaison Paris-Barcelone en 6h20 concède que ce sera très dur face à Easy Jet. Le directeur de la stratégie et de la régulation à la SNCF a d'ailleurs précisé "nous sommes extrêmement préoccupés par la concurrence des low cost aériennes sur certaines routes (…) sur certaines lignes longues elles sont redoutables même si les volumes sont faibles. Ce sont elles qui fixent les prix" [4].

-Le système ferroviaire dans son ensemble génère chaque année 1,5 milliard d'euros de dette supplémentaire. Or, l'Etat a gelé 135 millions d'euros de subventions à RFF pour le redressement du fret, aggravant son déficit. Côté SNCF, le ministre des Transports a demandé le renouvellement des trains d'équilibre du territoire, appelés Corail, l'Etat s'engageant à financer l'acquisition de 34 rames Coradia Liner pour un montant de 510 millions d'euros chez Alstom. Déjà fin juillet les pouvoirs publics avaient forcé la main de la SNCF en lui demandant de confirmer une commande de 40 rames TGV pour 1,2 milliard [5]. L'objectif est de sauvegarder l'emploi de ce constructeur industriel confronté à la crise alors que dans le même temps, l'opérateur doit mettre en œuvre un plan d'économies baptisé excellence 2020 de 2 milliards d'économies d'ici 2020. Les engagements de l'Etat (seul) au système ferroviaire devraient donc "se borner" aux 3 milliards d'euros qu'il faudra que le budget verse au régime des retraites de la SNCF en 2014 en subvention d'équilibre alors même que le régime spécial des cheminots n'a été réformé qu'à la marge en 2007.

Conclusion : ouvrir à la concurrence pour faire aimer le train

Au lieu de regarder la réalité en face, les syndicats qui appellent aujourd'hui à la grève préfèrent la nier, au nom d'une dégradation du service public et de la sécurité. La sécurité n'est ni meilleure ni moins bonne qu'en Allemagne ou en Angleterre qui exercent dans des conditions d'ouverture totale à la concurrence. Ceci est donc un faux argument. Quant à l'argument de la "dégradation du service public", qui pourrait préférer le retour au monopole de France Télécom pour les téléphones ou d'Air France pour les avions ? La réalité est que seule la concurrence sauvera le secteur ferroviaire français. Celle-ci est inéluctable, elle ne se réalisera sans doute pas sans quelques rebondissements notamment des fusions-acquisitions européennes dans ce secteur qui contribueront à remettre en question le statut des cheminots français, à l'image de ce qui s'est passé dans l'aérien avec la fusion Air France KLM. Mais la concurrence permettra de développer de nouveaux services et de faire aimer le ferroviaire. Car la SNCF souffre aujourd'hui d'une image dégradée dans l'opinion des Français, cette grève y contribuant un peu plus. Les syndicats devraient réfléchir aux conséquences de leur défense d'une idée révolue du service public car ils contribuent par leur attitude à pousser tous ceux qui le peuvent à rechercher des alternatives au chemin de fer.

[1] Les régions menacent la SNCF, Les Echos 4/12/2013

[2] SNCF : Transdev veut tester l'ouverture à la concurrence avant l'heure (lui aussi) ; Site : latribune.fr, 5/11/2013

[3] En France, l'ouverture à la concurrence n'a pas fini de faire débat, Site : mobilicites.com, 6/11/2013

[4] TGV Paris-Barcelone : "ce sera très dur face à Easy Jet" (SNCF) Site : latribune.fr 21/11/2013

[5] Ferroviaire : cette autre dette qui se creuse en silence, Les Echos, 12/11/2013