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Sur-rémunérations dans la fonction publique

L'exemple du directeur général de l'APIJ

L'iFRAP a eu l'occasion au printemps dernier de s'intéresser à l'épineuse question de la rémunération des patrons de grandes entreprises, mettant en exergue des pistes afin d'encadrer ce que d'aucuns trouvaient indécent au regard de la justice sociale et du contrôle de la qualité du management : bonus, stock-options, parachutes et retraites dorés. Il apparaissait d'ailleurs à cette occasion que les grands patrons issus de la fonction publique et significativement des grands corps de l'Etat n'avaient pas été les derniers à se servir. Tout au plus pouvait-on alors subodorer que de telles pratiques avaient sans doute de grandes chances d'exister également au sein même du secteur public, sans détenir d'éléments plus précis. C'est pourtant ce que vient de mettre en lumière le rapport du député Yves Deniaud à l'occasion de l'examen du budget 2010.

En s'intéressant aux opérateurs du ministère de la Justice, le député UMP de l'Orne a relevé une curiosité qui a attiré son attention : le ministère qui désormais, dans le cadre de la réforme de l'immobilier de l'Etat, aurait dû piloter sa politique immobilière directement avec France Domaine [1], dispose toujours de deux opérateurs ad hoc chargés des programmes immobiliers en cours (voir encadré). Or, à la tête de ces deux organismes se trouve le même directeur général, actuellement Jean-Pierre Weiss depuis le 1er septembre 2007. Le ministère ne manque pas de rappeler que l'ensemble du personnel de l'EPPJP (l'établissement public du palais de justice de Paris) a été mis gracieusement à disposition par l'agence publique pour l'immobilier de la justice (ex-AMOTMJ) qui s'estime en charge de l'ensemble de la stratégie et de la politique immobilière du ministère « sans qu'aucun traitement supplémentaire ne soit accordé à ces fonctionnaires [2] ».

A y regarder de plus près, la situation est pourtant bien différente ainsi que le relève scrupuleusement le parlementaire : dans un référé resté confidentiel, la Cour des comptes a indiqué que le ministre du budget avait accordé au précédent directeur général unique des deux opérateurs un traitement « dépassant de 60% des bornes indiciaires retenues et en dehors du cadre défini par le conseil d'administration de l'Agence [3]. » En clair, une « sur-rémunération » de 60% a été accordée alors que le conseil d'administration se prononçant sur les traitements en avait décidé autrement, constituant du même coup un avantage salarial « illégal ». Dans le privé, cela correspond à une sur-rémunération accordée en dehors du contrôle du comité des rémunérations ! Une pratique qui n'aurait pas manqué d'émouvoir les pouvoirs publics. Contrôleur de la légalité des dépenses, c'est sans surprise que la Cour des comptes a placé le comptable de l'agence en débet du montant du « trop versé », en prenant comme base le différentiel entre le montant perçu et le montant défini par les délibérations du conseil d'administration.

Mais, au lieu d'en revenir à la stricte orthodoxie budgétaire, consistant en la restitution par le bénéficiaire (donc le directeur général) du « trop perçu », décision a été prise de faire en sorte que le conseil d'administration lui-même prenne une nouvelle délibération afin de modifier le montant de la rémunération légale. La composition du conseil permet de comprendre pourquoi il aurait été difficile qu'il en soit autrement : les sept membres de droit étant tous hauts fonctionnaires du ministère [4], (assortis de sept personnalités désignées par le garde des sceaux, et de deux représentants du personnel de l'agence, voir art.8 du décret n°2006-208 du 22 février 2006).

Cette « régularisation » a posteriori s'est ajoutée à une autre : Le comptable public qui aurait dû vérifier les sommes ordonnancées, et a par conséquent « commis une faute » comptable, était redevable sur ses propres deniers des sommes indûment versées. Il sera finalement blanchi : la remise gracieuse qu'il avait demandée lui a été accordée par la haute juridiction financière.

Les opérateurs du ministère de la Justice en charge de la politique immobilière ?

- L'AMOTMJ [5] (l'agence de maîtrise d'ouvrage des travaux du ministère de la justice) est chargée de la mise en place de la loi d'orientation et de programmation de la justice (LOPJ du 9 septembre 2002) qui se comporte comme le responsable unique de l'immobilier judiciaire, avec une indépendance manifeste par rapport à son ministère de tutelle puisqu'il n'existe aucune convention d'objectifs et de moyens permettant d'évaluer la performance de son action [6]. Elle a d'ailleurs décidé souverainement par conférence de Presse (19 février 2008) de changer son nom en APIJ (Agence publique pour l'Immobilier de la Justice), court-circuitant un peu plus la direction générale du ministère. Actuellement responsable d'une quarantaine d'études préalables et de 42 opérations dont elle assure la maîtrise d'ouvrage, l'agence comportait en 2009, 84 ETPT pour un montant de charges de personnel de 6,542 millions d'€ soit 66,7% du budget de l'opérateur. Des charges qui devraient encore grimper avec une croissance des effectifs de 13% (95 ETPT prévus en 2010), alors que les pertes de l'agence en 2009 représentaient d'après le budget prévisionnel 1,580 million d'€.

- L'EPPJP (l'établissement public du palais de justice de Paris), créé par le décret du 18 février 2004 afin d'accélérer la réalisation du nouveau site devant accueillir le palais de justice de Paris. Il sera resté en léthargie pendant 5 ans, consommant près de 8,5 millions d'€ et employant une quinzaine de fonctionnaires jusqu'à ce que le site des Batignolles soit enfin choisi après accord avec la ville de Paris. Il ne débutera véritablement ses activités qu'en 2010.

Que tirer comme conclusion de cette éloquente affaire ? D'une part, que les sur-rémunérations dans la fonction publique existent bel et bien, comme dans le privé. Ensuite, que si la Cour des comptes est en mesure de détecter ce genre d'irrégularité, elle n'est pas en mesure d'en imposer la sanction puisque non seulement la cessation de l'illégalité peut intervenir par une validation réglementaire ex post mais qu'en outre il est de coutume de prononcer des mesures spécifiques de clémence pour les agents qui n'auraient pas rempli convenablement leur devoir de contrôle interne.

Enfin, que dire de l'actuel directeur général élu pour trois ans (article 14 du même décret de 2006) ? Celui-ci, haut fonctionnaire, X-Ponts, avait été précédemment Directeur du patrimoine du ministère de la Culture, Directeur de Matra Transport, Directeur des ressources humaines du ministère de l'équipement (Directeur du Personnel des Services et de la Modernisation) ainsi que tout récemment Directeur de l'établissement public chargé de l'aménagement de la ville nouvelle de Marne-la-Vallée.

Il est également connu pour avoir publié un rapport en 2007 relatif au dispositif de notation et d'évaluation des fonctionnaires, suggérant d'instaurer des évaluations par objectifs suivant un schéma proche de celui de la Lolf et ce dès 2007 [7] . Grand commis de l'Etat, et fin connaisseur du statut de la fonction publique, il perçoit désormais la même rémunération que son prédécesseur. Pourtant il s'était fait récemment dans un très bon livre, un analyste attentif des dysfonctionnements de l'Etat [8] …

Droit de réponse du ministère de la Justice et des Libertés

- Guillaume Didier Porte-Parole du ministère : Vous affirmez que « le ministre du budget a accordé au directeur général un traitement dépassant de 60 % des bornes indiciaires obtenues et en dehors du cadre défini par le conseil d'administration de l'agence. » Ces faits sont antérieurs à la prise de fonction de Monsieur Weiss, ne le concernent pas, et sa rémunération est strictement conforme aux règles en vigueur dans la fonction publique depuis le premier jour d'exercice de ses fonctions. Vous parlez par ailleurs de « sur-rémunération du directeur général ». Je vous précise qu'en accord avec Bercy, le traitement de Monsieur Weiss a été maintenu à l'occasion de sa prise de fonction à la tête des deux établissements publics APIJ et EPPJP, et qu'il se situe dans la moyenne des rémunérations de directeurs généraux d'établissements publics comparables. Enfin, je vous indique que le changement de nom de l'AMOTMJ en APIJ n'a nullement été « décidé souverainement » par le directeur général mais résulte d'une décision du Garde des Sceaux, dans un simple but de simplification. Loin de faire preuve « d'une indépendance manifeste » par rapport à son ministère de tutelle, comme vous le prétendez, sachez qu'au ministère de la Justice, chacun peut constater que Monsieur Weiss exerce avec compétence et loyauté ses responsabilités. Je vous demande de faire paraitre ces rectifications et précisions.

- Réponse de l'iFRAP Nous reconnaissons bien volontiers que les investigations diligeantées par la Cour des comptes concernaient le prédécesseur de Monsieur Weiss et non l'actuel directeur des deux opérateurs du ministère de la Justice. Nous maintenons cependant comme l'évoque le récent rapport de l'Assemblée nationale consacré à l'immobilier de l'Etat [9] selon les propos même du rapporteur spécial que "Par une déclaration unilatérale de son directeur général, et sans base légale [10], elle [l'AMOTMJ] a pris le nom d'usage d'Agence publique pour l'immobilier de la justice (APIJ) en 2008. Le projet de loi pénitentiaire (n° 1506), actuellement en discussion devant les Assemblées, prévoyait un article de changement de nom. La discussion parlementaire a entraîné un déclassement de cette disposition qui relèverait, si le projet de loi est ainsi adopté, du domaine réglementaire (en pratique, un décret)."

[1] Le service en charge de la définition, de l'évaluation et de la gestion de l'immobilier de l'Etat. Voir notre dossier du Société Civile n°87, « Immobilier Public : L'anarchie dans l'administration française ».

[2] Voir bleu budgétaire « Immobilier de l'Etat » budget 2010.

[3] Voir Rapport « Gestion du patrimoine immobilier de l'Etat », Annexe n°26 p.72

[4] Dans ces conditions une simple stimulation hiérarchique suffit à faire passer les décisions adéquates. Le conseil d'administration étant composé de sept membres de droit : directeur des services judiciaires, directeur de l'administration pénitentiaire, directeur de la protection judiciaire, directeur de l'administration générale et de l'équipement, directeur du budget, directeur général de l'urbanisme, directeur général des collectivités locales.

[5] Créée par le décret du 31 août 2001 et opérationnelle depuis le 1er janvier 2002.

[6] Assez curieusement, la direction du ministère a décidé de confier des compétences encore plus larges à son agence par le décret du 22 février 2006.

[7] Décret d'expérimentation 2007-1365 paru au J.O. du 19 septembre 2007 portant application de l'article 55 bis de la loi 84-16 du 11 janvier 1984 (relative au statut de la fonction publique).

[8] Voir, La division par zéro, éditions Groupe Revue Fiduciaire, Paris, 2009, et surtout son sous-titre : « Essai de gestion et management publics ».

[9] Rapport n°1967 tome 3 annexe 26 du député Yves Deniaud, "Gestion du patrimoine immobilier de l'Etat" notamment p.72

[10] voir rapport p.57