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Rapport Stiglitz : ne pas jeter le PIB aux orties

Voici que surgit le débat sur les statistiques économiques pris sous un angle nouveau : celui de la mesure du bien-être social. La commission « sur la mesure de la performance économique et du bien-être social », présidée par l'économiste Joseph Stiglitz et à l'œuvre depuis dix-huit mois à l'initiative du chef de État, met en lumière l'erreur consistant à utiliser le PIB comme outil pour effectuer cette « mesure du bien-être économique ». Autrement dit, le PIB n'est pas en soi erroné, mais « utilisé de façon erronée ».

Présentée ainsi, la conclusion n'appelle pas la critique. On sait depuis longtemps que la croissance économique n'est pas l'alpha et l'oméga du progrès, ne serait-ce que parce que les limites de la planète se rapprochent et que « les arbres ne montent pas au ciel ». Mais il n'est certainement pas inutile qu'on rappelle que la croissance du PIB est trop souvent utilisée à tort comme la ligne bleue des Vosges.

Il y a quand même des travers dans lesquels il ne faudrait pas tomber. A vouloir demander à l'INSEE de développer des indicateurs « subjectifs » de qualité de vie pour les intégrer dans le calcul du PIB, le débat risque fort de s'enliser dans une discussion sur l'argent qui ne fait pas le bonheur ou sur le point de savoir si la ménagère actuelle, libérée de ses tâches par la machine à laver, est plus ou moins heureuse que ne l'était la mère Denis auprès de son lavoir !

Plus concrètement, le PIB est par exemple critiqué parce qu'il intègre la consommation de carburant gaspillé dans les embouteillages et que cette consommation n'est en rien une mesure de la « qualité de vie ». Certes, mais elle n'en reste pas moins une mesure économique, ne serait-ce que parce qu'elle oblige à produire et distribuer des carburants, et aussi à lutter contre le gaspillage, et que toutes ces activités engendrent emplois et revenus. En somme, il faut laisser le PIB mesurer la production, et ne pas lui demander de faire autre chose. Ce n'est pas une raison valable pour le jeter aux orties ou lui demander d'intégrer des indicateurs qui viendraient le dénaturer et lui faire perdre sa signification. Rafistoler le thermomètre risque de le casser.

La première proposition du rapport ouvre aussi des horizons sur lesquels on ne doit pas se méprendre. Il y est dit en substance qu'il faut se référer aux revenus et à la consommation plutôt qu'à la production, sachant aussi que le PIB ne mesurerait que la production marchande et qu'il y aurait lieu d'y ajouter la production non marchande comme celle de l'économie domestique. Peut-être les revenus mesurent-ils mieux le niveau de vie que la production, mais il faudrait éviter d'en tirer des conclusions fausses en déconnectant les revenus du travail de la valeur de la production. C'est l'objet de tout le débat sur l'augmentation du pouvoir d'achat.

La proposition du rapport rejoint aussi le débat sur la valeur de la production non marchande des administrations publiques. Joseph Stiglitz rappelle opportunément dans un article des Échos du 14 septembre que le PIB additionne déjà en quelque sorte des pommes et des oranges lorsqu'il entreprend de tenir compte de la production de ces administrations. En effet, comme il s'agit d'une production presque intégralement non marchande, on n'a pas trouvé d'autre moyen que d'en calculer la valeur au coût des facteurs, en clair au montant des biens et services dépensés par l'État. Ce qui conduit l'économiste à dire que nous ne disposons pour le secteur public « d'aucun outil » pour « mesurer la valeur de la production » : « Donc, si État dépense plus – même de façon inefficace – la production augmente. » Et Joseph Stiglitz d'ajouter que la part du secteur public a énormément augmenté dans la plupart des pays et spécialement en France. Il en conclut qu'un « problème mineur à l'origine est devenu majeur ».

Autrement dit, le PIB est calculé à partir des revenus pour le secteur public, ce qui exclut toute mesure de l'efficacité des dépenses publiques. L'opinion de Joseph Stiglitz, telle qu'exprimée dans Les Échos, apparaît ainsi assez peu conciliable avec la proposition du rapport de la commission qu'il préside, de privilégier une référence aux revenus plutôt qu'à la production. Il paraît en tout cas peu souhaitable de noyer encore un peu plus le PIB marchand, qui mesure la valeur de la production, dans le PIB non marchand, comme le propose par ailleurs le rapport. Ce rapport n'émet d'ailleurs aucune proposition concernant les dépenses publiques et leur comptabilisation, ce qui est bien regrettable.

La confection et l'usage des statistiques soulève de considérables questions techniques qui doivent être maniées avec précaution sous peine d'engendrer de terribles confusions dans l'esprit du public. On demande tant au gouvernement qu'aux commentateurs de ne pas céder à la démagogie des conclusions simplistes.