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Outreau : seul Burgaud sanctionné malgré une médiocrité générale

une décision courageuse mais téméraire

Le Conseil Supérieur de la Magistrature (CSM) a rendu, sur 24 pages, sa décision aboutissant à sanctionner d'une réprimande le juge Burgaud.
Il faut se garder d'une réaction impulsive, consistant soit à se gausser d'une sanction jugée ridicule, soit inversement à s'alarmer de ce que le juge ne serait rien d'autre qu'un bouc émissaire. La réalité est plus complexe, et la première chose à faire serait de commencer par lire les 24 pages en question. On y comprendrait à notre sens les raisons d'une telle décision, et on y verrait aussi que le précédent créé n'est pas négligeable.

De mutiples responsabilités sont en cause dans cette affaire d'Outreau :

- celle évidemment du juge Burgaud lui-même qui s'est enfermé dans une logique à sens unique et s'est finalement révélé incapable d'instruire à charge et à décharge
- celle du JLD (juge des libertés et de la détention) dont il faut rappeler que c'est lui qui prend la décision de la mise en détention préventive, comme le veut la loi à la suite d'une réforme récente dont l'objet est précisément de remédier à la toute puissance du juge d'instruction. Cette réforme (loi de 2000 « sur la présomption d'innocence ») n'a donc pas eu l'effet escompté,
- celle du procureur général Lesigne, magistrat censé être expérimenté qui a laissé faire complaisamment sans exercer aucun esprit critique, et qui a d'ailleurs fait l'objet d'une mutation,
- celle des juges de la chambre de l'instruction (autrefois chambre d'accusation), juridiction d'appel des décisions du juge d'instruction et du JLD, qui a paresseusement entériné toutes les décisions qui lui étaient soumises,
- celle de bien des avocats qui ont très médiocrement fait leur travail, et qui, pour ceux dont les clients bénéficiaient de l'assistance judiciaire, étaient extrêmement médiocrement payés – la même chose pour les experts (on se souvient du commentaire de l'un deux : « quand on paye des expertises au tarif d'une femme de ménage, on a des expertises de femme de ménage »).

On a aussi rappelé l'attitude des journalistes, la médiatisation et la tyrannie d'une opinion publique dont le goût pour le sang précède toute sensibilité à la présomption d'innocence. Et aussi le manque de moyens matériels, que le CSM a relevé. Et encore la difficulté peu commune de l'affaire, mettant en scène une psychopathe redoutable et des témoignages d'enfants. Mais ne confondons pas circonstances atténuantes et excuse absolutoire.

Trois commentaires, parmi la multiplicité de ceux que l'on est susceptible de faire

1. Personne n'a bien fait son travail. La responsabilité n'est pas collective, mais le désastre a pour cause une addition de négligences humaines dont le point commun est l'absence d'incitation à bien faire son travail. De la part des uns (les magistrats) parce qu'ils sont en droit et en fait intouchables et insanctionnables, de la part des autres (avocats et experts) parce qu'ils sont très mal payés.

Une médiocrité généralisée quoiqu'inavouée, mais une seule sanction

Supprimer l'institution du juge d'instruction, de plus en plus obsolète, est peut-être une initiative qui s'impose. Mais une réforme du système efficace pour empêcher le type de comportement constaté à Outreau, est et restera une arlésienne aussi longtemps que d'une façon ou d'une autre l'incitation à bien faire ne sera pas introduite. Le parquet, dont on veut qu'il remplace le juge d'instruction, n'a au fond guère de raison d'avoir un comportement différent à ce sujet. Non qu'il s'agisse de rendre le juge « responsable » à l'égard des justiciables, c'est l'Etat qui l'est, mais il est nécessaire qu'il y ait des conséquences lisibles au plan disciplinaire. On notera d'ailleurs que si le juge Burgaud a fait l'objet d'une « réprimande », ni le JLD ni la chambre de l'instruction n'ont été plus que verbalement égratignés. Pire, le CSM a dû, dans une logique juridique imparable, écarter des griefs adressés au juge les décisions contestables qu'il a prises dans la mesure où elles ont été validées par l'instance supérieure dans le cadre de l'exercice des voies de recours.

2. Il existe une incapacité foncière de la part des corporations à se remettre le moins du monde en cause. Cela est apparu clairement lors des auditions de la commission Outreau. Il a été impossible d'extorquer du juge Burgaud lui-même le moindre mot d'excuse – une des victimes de l'erreur judiciaire a réagi à la décision du CSM en regrettant que le juge n'ait pas été condamné à s'excuser, ce qui était juridiquement impossible mais autrement fort bien vu. Même comportement de la part des autres magistrats mis sur la sellette. C'est que d'une part le réflexe des membres d'une corporation est de serrer les rangs et de se serrer les coudes. C'est aussi qu'il est impossible de faire avouer à qui que ce soit qu'il s'est comporté médiocrement : on peut reconnaître sa faute mais jamais sa médiocrité. Or justement personne n'a commis de faute, et le CSM a dû lui-même le reconnaître (voir ci-dessous pour ce qui concerne le juge Burgaud).

Cette remarque sur le corporatisme vaut aussi pour le pouvoir : le garde des sceaux Pascal Clément a réagi à la déclaration ci-dessus citée de l'expert en le menaçant (sans succès) de radiation. Mais, pour peu politiquement correcte qu'elle ait été, cette déclaration n'en était pas moins l'expression d'une vérité. Au lieu d'exécuter celui qui dit la vérité, pour reprendre la chanson de Guy Béart, l'Etat serait mieux venu de se réformer soi-même et de songer à rémunérer mieux que 172,50 euros ( !) celui à qui on demande de se prononcer en sachant que de sa réponse dépend la vie de plusieurs personnes. Or de cela on n'a pas entendu parler. L'Etat aussi est incapable de se remettre en question et de payer les services à leur juste valeur.

3. Enfin, la décision du CSM n'est pas aussi dénuée d'intérêt au plan de la jurisprudence disciplinaire qu'on veut bien le dire généralement. Le juge a d'ailleurs fait appel et la corporation s'inquiète d'un précédent dangereux. Que dit en effet le CSM ?

Une tentative incertaine pour élargir le cadre légal de la sanction disciplinaire

Pour le comprendre, il est nécessaire de garder dans l'esprit que la compétence du CSM n'est que disciplinaire. Aux termes de la loi, « tout manquement par un magistrat aux devoirs de son état, à l'honneur, à la délicatesse ou à la dignité, constitue une faute disciplinaire ». Le CSM doit donc relever une faute dans l'exercice professionnel. En revanche, l'indépendance de la magistrature interdit que le CSM s'immisce dans la démarche intellectuelle du magistrat et donc dans les décisions qu'il prend, et qui sont soumises aux seules voies de recours.

Or le CSM a bien relevé des « négligences, maladresses ou défauts de maîtrise », mais insuffisantes isolément pour constituer des manquements au sens de la définition ci-dessus rappelée : « Attendu que, toutefois, si chacun de ces défauts de maîtrise, ces négligences ou ces maladresses, ne constitue pas, pris séparément, un manquement susceptible de recevoir une qualification disciplinaire, leur accumulation constitue, en l'espèce, un manque de rigueur caractérisé, de nature à nuire au bon déroulement de l'information et, en conséquence, un manquement, par M. Burgaud, aux devoirs de son état de juge d'instruction ».

D'aucuns, comme Maître Eolas, ont exprimé leur malaise devant cette position intellectuellement acrobatique du CSM qui, après avoir déclaré que sa compétence se limitait à la constatation de manquements, fonde sa condamnation sur le fait que des comportements non fautifs le deviennent quand ils s'additionnent. On est bien près de la condamnation de la médiocrité : voilà pourquoi il est rien moins que certain que le Conseil d'Etat, juge d'appel de cette décision, la confirmera. Toutefois, au cas où elle ferait jurisprudence, la décision du CSM ouvrirait une certaine voie pour le développement des sanctions judiciaires des magistrats. La définition du manquement disciplinaire semble en tout cas aller considérablement plus loin que celle qui figure dans la décision du conseil constitutionnel du 1er mars 2007, à laquelle le CSM lui-même se réfère expressément : … « lorsqu'un juge a, de façon grossière et systématique, outrepassé sa compétence ou méconnu le cadre de sa saisine, de sorte qu'il n'a accompli, malgré les apparences, qu'un acte étranger à toute activité juridictionnelle ».