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Moins de 35 heures dans le public... la révolte gronde contre les hors-la-loi

L’actualité a refait surgir le débat sur le respect des 35 heures (avant de parler d’un retour aux 39 heures !) dans les trois fonctions publiques, à l’occasion des échauffourées qui ont opposé les syndicats CGT et Sud au maire de La Rochelle, qui tente de faire remonter le temps de travail de ses agents plus près des 1.607 heures légales contre 1.529 actuellement. Une tentative qui fait suite à une critique virulente de la Chambre régionale des comptes, soulignant l’illégalité de la situation. Mais il existe en vérité une véritable forêt de situations hors la loi de ce type dans tout le secteur public, même si c’est dans la fonction publique territoriale que le phénomène est le plus prononcé, situations que la Cour des comptes a stigmatisées dans son récent rapport sur la masse salariale de l’État. Une « prise de conscience » progressive pour le Gazette des communes. Il est en effet temps de remédier à une situation qui coûte des centaines de millions d’euros, et de faire respecter une loi bafouée depuis des dizaines d’années dans la France entière.

Le cas typique de La Rochelle

La chambre régionale d’Aquitaine s’est saisie du problème dans sa lettre au maire de La Rochelle du 20 mai 2015. Elle relève que « le temps de travail moyen, à La Rochelle, est de 1.529 heures par an, contre une durée légale de 1.607 heures par an, soit une différence de 78 H. Le coût annuel de cette pratique peut être estimé à environ 2,4 M€ »[1]. Elle réfute la remarque du maire selon qui « le régime du temps de travail en oeuvre à la ville de La Rochelle a été mis en place avant l'entrée en vigueur de la loi Aubry du 3 janvier 2001… et qu'il peut être maintenu si l'organe délibérant en décide ainsi. La jurisprudence administrative a toutefois clairement précisé que le maintien des régimes dérogatoires antérieurs à la loi du 3 janvier 2001 n'est légalement autorisé que s'ils respectent la durée annuelle du temps de travail fixée par les textes, soit aujourd'hui 1.607 heures par an (CAA Nantes, ville de Tours, 28 mai 2004 ; CAA Paris, département des Hauts-de-Seine, 31 décembre 2004) ». La chambre régionale des comptes estime, en conséquence, que le régime du temps de travail particulièrement avantageux pour les agents de la ville de La Rochelle est non seulement très coûteux pour les finances de cette commune, mais qu'en plus il est irrégulier ». Le maire de La Rochelle a donc cherché à rectifier cette irrégularité, mais il se heurte violemment à l’heure actuelle aux syndicats CGT et Sud qui ont récemment envahi une séance du Conseil municipal, et qui refusent catégoriquement de perdre les 9 jours de congés supplémentaires accordés depuis longtemps, et qui font baisser la moyenne d’heures à 33,3 heures en conversion hebdomadaire. Les syndicats arguent de la politique de réduction du temps de travail datant des années 80, en vue de créer des emplois. Plus vraiment d’actualité, surtout dans la fonction publique territoriale ! Et les mêmes syndicats ne s’émeuvent nullement d’être hors la loi.

Comment se pose le problème

Il faut effectuer un retour en arrière. C’est en effet durant les années 80 que les municipalités ont commencé à réduire le temps de travail, en utilisant pour ce faire une multiplication de congés supplémentaires par rapport aux 137 jours statutaires[2] : journées « du maire », jours exceptionnels, etc., et encore ne sont pas comptés dans ce calcul les fameuses ASA (autorisations spéciales d’absence).

En 1999, le rapport Roché signalait déjà que sous le régime des 39 heures alors applicable, le temps de travail était notoirement inférieur à la durée légale. « Alors que l’attribution de jours de congés supplémentaires relève, en vertu de la Constitution, de la seule autorité du Premier ministre, la réglementation relative aux congés annuels est rarement respectée dans la fonction publique... La Mission a pu noter que le " pouvoir politique " n’est pas absent dans l’attribution des jours de congés. Dans les trois fonctions publiques, c’est le domaine le plus diversifié et parfois le plus inattendu. À partir de la réglementation de base s’ajoutent, de façon souvent anarchique, des suppléments de congés permanents qui côtoient des autorisations d’absence tout aussi permanentes ». L’auteur relevait que dans les plus grandes villes de France, la durée légale hebdomadaire s’étageait entre 35 et 38,5 heures, le nombre de jours de travail entre 215 et 224, et la durée hebdomadaire « convertie » entre 33,4 et 37,3 heures…au lieu de 39.

Lors du passage aux 35 heures, les municipalités ont argué de la rédaction de la loi pour prétendre avoir la possibilité de conserver les avantages acquis antérieurs, mais en partant d’une durée du travail déjà amputée comme on vient de le voir ! Avec pour résultat évidemment de faire chuter encore la durée du travail. Est alors intervenue une série de rappels à l’ordre par les préfets et les chambres des comptes, ainsi que sous forme de décisions judiciaires, pour rappeler que la durée de 1.600 heures annuelles devait s’entendre à la fois comme un plafond pour le décompte des heures supplémentaires et comme un « plancher ». C’est ce qu’a rappelé la chambre régionale d’Aquitaine dans l’extrait cité ci-dessus.

Une citation de la Cour administrative  d’appel de Versailles du 23 juin 2005 énonce le droit dans un cas typique concernant la ville d’Evry. Cette dernière prétendait que la durée du travail, qui était de 1576 heures annuelles avant le passage aux 35 heures, soit une moyenne de 36 heures compte tenu  des congés supplémentaires accordés, allait passer à 1533 heures du fait de ce passage. La Cour de Versailles confirme l’annulation de la délibération du conseil municipal d’Evry en ces termes: « Considérant que si le contrat de solidarité signé en juin 1982, en vertu duquel les agents d'Evry n'étaient soumis, compte tenu de la semaine supplémentaire de congés qui leur avait été allouée, qu'à une durée annuelle de travail de 1 576 heures 48 minutes, doit être regardé, au sens de l'article 7-1 de la loi du 26 janvier 1984, comme un régime de travail pouvant être maintenu après l'entrée en vigueur de la loi du 3 janvier 2001, le maintien de ce régime, dans le cadre de l'application du décret du 25 août 2000 ne pouvait légalement avoir pour effet d'accorder aux agents concernés une durée annuelle de travail inférieure à celle qui en résulte, soit 1576 heures 48 minutes ; que, contrairement à ce que soutient la COMMUNE D'EVRY, aucune disposition du décret du 25 août 2000 précité ne fait obligation aux collectivités locales de limiter la durée hebdomadaire de travail effectif à trente-cinq heures, dès lors, d'une part, que la durée annuelle de 1 600 heures maximum de travail n'est pas dépassée, notamment grâce à l'octroi aux agents de jours de congés dits d'aménagement et de réduction du temps de travail, d'autre part, que l'organisation du travail mise en place respecte les garanties minimales posées à l'article 3 du décret du 25 août 2000, au nombre desquelles ne figure pas cette durée hebdomadaire du travail de 35 heures ; que, contrairement à ce que soutient également la COMMUNE D'EVRY, la durée annuelle de travail fixée à 1 600 heures par l'article 1er du décret du 25 août 2000, constitue, sous réserve du cas, non applicable en l'espèce, de sujétions particulières liées à la nature des missions, non seulement un plafond, mais aussi un plancher… »

Mais les situations illégales pullulent et elles perdurent !

Malgré les nombreuses décisions des juridictions administratives, la loi n’est toujours pas respectée. Pour être juste, certains responsables de collectivités locales se sont révoltés et il faut s’en réjouir. Signalons par exemple le courage d’André Vallini à la tête du conseil général de l’Isère, qui est parvenu à porter le temps de travail à 1.607 heures (un gain de 170 ETP), après « une manifestation importante et trois grèves ». Mais pour cela il a fallu passer la durée du travail à 40 heures et supprimer quelques jours de congés, ce qui en dit long sur la pratique des congés.

Dans les collectivités territoriales, les chambres régionales des comptes n’en finissent pas d’épingler les coupables, en leur rappelant l’illégalité de leur situation au regard de la réglementation des 35 heures. Ces chambres notent  des temps de travail très inférieurs aux 1.607 heures réglementaires, quelquefois moins de 1.500 heures.

Deux exemples : la ville de Dunkerque, où en 2013 la durée de travail a été de 32 heures au lieu de 35, ce qui est dû à un nombre de jours de congés de 37 en moyenne, au lieu de 25 comme le relève la chambre régionale, qui fixe au total à 164.044 heures le déficit de l’année, correspondant à 91 emplois[3]. Les jours de congés excédentaires ont conduit à payer des heures supplémentaires, bien entendu majorées, au minimum de 25%, pour un coût de 1,17 million en 2013.

Le maire de la ville, qui n’est autre que Michel Delebarre, s’est contenté, comme le rappelle La Voix du Nord, de qualifier de « valorisante » plutôt que « généreuse » (adjectif employé dans le rapport) sa politique des ressources humaines, et de relever que « ces congés ont tous été mis en place avant 1984. » Suprême excuse : « le constat est fait d’une pratique répandue dans les collectivités d’une durée de travail sensiblement inférieure aux 1.607 h annuelles réglementaires. »

Voici donc une figure de la politique française, sept fois ministre sous  François Mitterrand, et particulièrement ministre du Travail !, maire de Dunkerque pendant 25 ans, ancien président du conseil régional, qui se devait donc de se comporter exemplairement, traiter la question de l’illégalité de sa gestion de la façon la plus désinvolte qui soit : puisque les autres le font…Scandaleux et désespérant.

Autre exemple, le département de la Seine Saint Denis, dont nous avons publié la semaine dernière les chiffres concernant le temps de travail en 2014 : de 1.463 à 1.519 heures selon les agents ! D’où un coût d’heures non travaillées de 16,815 millions, correspondant à 383 emplois. La chambre régionale exprime une fois de plus de la façon la plus claire que le passage aux 35 heures ne permettait pas de cumuler les avantages. La loi du 3 janvier 2001 « signifie que les collectivités territoriales peuvent, soit conserver leur régime antérieur, soit appliquer le régime des 35 heures, sans pouvoir cumuler les deux ».

La conclusion de la chambre régionale est toutefois décevante et sonne comme une excuse : « Même s’il s’agit d’acquis sociaux, ce choix a un coût pour le département ». Cette référence aux acquis sociaux est hors de propos, dès lors que précisément la chambre vient d’affirmer qu’il est illégal de vouloir cumuler les avantages.

Enfin, la Cour des comptes elle-même, dans son récent rapport de septembre sur la masse salariale de l’État, a tenté une synthèse. Elle conclut que les agents publics travaillent en moyenne une centaine d’heures de moins que les salariés du secteur privé, ce qui est dû essentiellement à l’attribution de nombreux jours de congé dérogatoires et à une politique très généreuse en matière d’autorisations d’absence. Si la réglementation était strictement appliquée, le passage de 32 à 35 heures pour 12 agents permettrait d’économiser un équivalent temps plein (ETP) par an, nous dit la Cour. On peut compléter par le calcul suivant concernant la fonction territoriale, comprenant 1,9 million d’agents, dont la Cour note un temps de travail moyen de 1.567 heures. Il manque donc 40 heures, soit au total  environ 47.200 ETP travaillant 1.607 heures par an.

Dans les entreprises publiques ou contrôlées publiquement, le problème est malheureusement le même. À la RATP, le temps de travail est de 33 heures, et il comprend le temps de pause. La pratique du « fini-parti », à Marseille notamment, rend le calcul des heures impossible, et est jugé sévèrement par la Cour des comptes, incitant à la mauvaise qualité du nettoyage.

EDF mérite une mention particulière, comme symbole d’une politique ancienne dont il a été jusqu’à présent impossible de se débarrasser. La pratique du temps de travail court est ancienne, et elle a été aggravée lors du passage aux 35 heures par un Lionel Jospin désireux de faire de l’entreprise un laboratoire social. Résultat, une durée du travail entre 1.500 et 1.548 heures pour la Cour des comptes, et incitation aux 32 heures. 196 jours de travail actuellement. Le PDG précédent, Henri Proglio, s’était cassé les dents à vouloir revenir sur ces pratiques. Et voici que son successeur, Jean-Bernard Lévy, vient d’être contraint de retirer son projet concernant le temps de travail des cadres, pourtant très bien traités, signant un échec douloureux dès le début de son mandat. Il ne s’agissait pourtant que de demander aux cadres de travailler 209 jours au lieu des 196 actuels : leur régime actuel se caractérise par un contrat de 35 heures hebdomaire dont 23 jours de RTT et 15 jours de disponibilité par an compensant les dépassements d'horaires, soit 205 jours par an (environ 1.435 heures). 

Conclusion

C’est le simple respect de la loi que nous évoquons ici, même pas les réformes. Et c’est insupportable compte tenu de l’ampleur des enjeux. Tout se résume bien lorsque l’on a entendu les syndicalistes envahir la séance du conseil municipal de La Rochelle aux cris de « Respecter la démocratie ! », adressés à un maire qui ne cherche qu’à respecter la loi comme le lui a demandé la Cour des comptes. Les uns et les autres font référence aux « droits acquis ». Il est temps de se débarrasser de ce concept dont il faut répéter qu’il n’a aucune existence légale dès lors qu’il s’agit de l’action publique – sinon celle-ci serait paralysée par l’impossibilité de voter des lois.

Hélas, l’attitude que nous avons relevée de la part d’un responsable politique comme Michel Delebarre, ancien ministre du Travail répétons-le, ne conduit-elle pas à désespérer de la République et de ses serviteurs ? Et n’incite-t-elle pas à la dénonciation la plus ferme?

Depuis des décennies, le problème est connu, mais c’est un tabou politique car le vote de 5 millions et demi d’électeurs en dépend. C’est trop pour un candidat ordinaire, et probablement nous faudrait-il un candidat ayant acquis une légitimité suffisante pour imposer des réformes non annoncées. Ou, car cette espèce est rare !,  plus simplement un sursaut démocratique que devrait permettre la dénonciation sans cesse renouvelée de ces refus d’appliquer la loi, toute la loi.


[1] De façon plus anecdotique, la Chambre relève aussi que « la commune fait bénéficier les agents qui partent à la retraite d'une bonification de congés d'un jour par année d'ancienneté au sein de la ville. Ce type de bonification n'est prévu par aucun texte ». Par ailleurs, la chambre s’émeut que la commune « accorde des avancements d'échelon à la durée minimale de façon systématique à l’ensemble de ses agents ». Etonnant quand même.

[2] Sous le régime actuel des 35 heures, le nombre de jours de congé selon la norme est égal à 365 moins 104 jours de week-end, 25 jours (5 semaines) de congés payés et un forfait de 8 jours de congés légaux, soit au total 228 jours ou 1.596 heures, arrondies à 1.600, auxquelles s’ajoutent les 7 heures de la journée de solidarité.

[3] À quoi il faut ajouter des rémunérations particulièrement généreuses et des avantages en nature exorbitants.