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Logements de fonction : le trou noir !

Un alignement sur les loyers du privé est nécessaire

Le gouvernement avait promis en août de légiférer par voie d'amendement en loi de finances dans le cadre du budget 2010 sur l'épineuse question des logements de fonction. Depuis plus rien, ce que déplorent d'ailleurs les parlementaires. A la question soulevée en commission des Finances par le député Dominique Baert « Le Gouvernement avait annoncé vouloir examiner les conditions d'attribution et les loyers des logements de fonction. Où en est-on ? », son collègue Yves Deniaud en charge du rapport sur la Gestion de l'immobilier de l'Etat, lui répond de façon assez fataliste : « La question des logements de fonction (…) reste problématique. Nous n'avons encore aucune vision interministérielle sur le sujet, et les réticences, là encore, sont fortes. On nous a annoncé une révision de la doctrine et des textes pour régler le problème, mais celui-ci se posera de manière encore plus criante chez les opérateurs pour lesquels il n'y a pas de règle du tout ! »

Il faut dire qu'en la matière, une grande remise à plat s'impose et les économies réalisables par la Puissance publique ne sont pas minces : l'Etat en effet, n'a jamais cherché à connaître de façon précise l'ampleur du patrimoine mobilisé (le sien, mais aussi celui des autres… par l'intermédiaire des prises à bail), afin d'attribuer à son personnel des logements de fonction. Les montants dégagés dans la dernière étude disponible [1] sur le sujet (et qui date déjà de 2003 !) réalisée sous la direction de Véronique Hespel de l'IGF (inspection générale des finances) donnent le tournis : ainsi, les logements de fonction concerneraient 137 520 bénéficiaires représentant une valeur locative de 1,408 milliard d'€ selon les prix du marché. Pourtant, l'Etat ne parvenait en 2003 qu'à percevoir sur ce patrimoine 30 millions d'€, soit une valorisation à hauteur de 2,13% ou un manque à gagner de 97,86% !

Statistique des logements de fonction : métropole et DOM
MinistèresNASUSTotalCOP
culture 436 315 751 21
MINEFI 2545 648 3193 121
Intérieur 990 253 1243 56
Défense 1826 4417 6243 2
DG Gendarmerie 77707 13 77720
Justice 1557 481 2038 39
Equipement 3580 1515 5095 476
Education nationale 2706 356 3062 ND
EPLE (établissements publics locaux d'enseignement) 35385 525 35910 3297
Affaires étrangères 8 3 11 ND
Sous-total 112674085261352664012
Présidence de la République 2 1 3
Premier ministre 6 0 6
Fonction publique 4 0 4
Agriculture 1347 328 1675
Environnement 68 7 75
Jeunesse et sports 180 99 279
Emploi et solidarités 64 148 212
Sous-total 216715832254
Total 127411 9109 137520
COP : conventions d'occupation précaire
NAS : nécessité absolue de service
US : utilité du service
Source ministères, IGF - octobre 2003

En réalité, l'explication est relativement simple, il existe trois modes d'attribution de logements de fonction dont un seul se fait contre le paiement d'une redevance correspondant aux prix du marché, il s'agit des titulaires de conventions d'occupation précaire (COP). Ces contrats de location sont ouverts lorsque les occupations du parc immobilier de l'Etat sont « étrangères à toute considération de service » : en clair, parce que le parc locatif attribué aux autres catégories de bénéficiaires [2] est vacant (ce qui pose la question d'une ouverture plus large au privé afin de valoriser le parc locatif de l'Etat). Les fonctionnaires en COP ne sont cependant pas tout à fait astreints au versement de loyers alignés sur le privé, puisqu'ils bénéficient d'un abattement légal de 15% sur le montant de leurs redevances d'occupation. Ces derniers n'étaient que de 4 012 bénéficiaires soit 2,9% du total des fonctionnaires concernés.

Les vrais « privilégiés » eux, se répartissent suivant deux catégories :
- Les titulaires d'occupations ouvrant droit à une concession pour nécessité absolue de service (NAS) qui étaient 127 411 en 2003, soit 92,6% du total, et qui sont logés à titre totalement gracieux. Ils représentent en théorie : « les agents qui sont tenus pour l'accomplissement de leur mission à une présence constante, de jour comme de nuit sur les lieux mêmes de leur travail et qui assurent une responsabilité majeure dans la marche du service ». On l'aura compris, cette condition a été au fil des années entendue largement puisque l'on en trouve par exemple 3 580 à l'équipement (qui représente aux ¾ des agents résidents dans des maisons éclusières restées vides et relevant de l'opérateur VNF (voies navigables de France)) ou encore les 35 385 enseignants de l'éducation nationale (EPLE : établissements publics locaux d'enseignement) logés par les collectivités locales à leurs frais (et occasionnant de fait un coût induit pour les collectivités locales de 364 millions d'€)… car en effet, la particularité des occupations NAS (pour nécessité absolue de service) est qu'elles s'effectuent à titre totalement gratuit. Ce qui pourrait expliquer leur sur-représentation dans certains ministères (autres que ceux régaliens, relevant de l'armée ou de la gendarmerie nationale ou des services pénitentiaires). Quel est le manque à gagner pour l'Etat pour ces NAS ? L'avantage en nature que constitue ces occupations est d'environ 10 000 €/an/agent (oscillant entre 6000 et 15 000 €), ce qui représente un manque à gagner global de 1,27 milliard d'€. Doivent également y être ajoutés les avantages en nature constitués par les « franchises accordées sur le montant des charges locatives » (prises en charge des dépenses d'eau, d'électricité et de chauffage), ces franchises pouvant atteindre 2000 €. En ce qui concerne les personnels enseignants, cette dépense se chiffre à 53 millions d'€. Une charge qui pour l'Etat est sans doute beaucoup plus élevée dans la mesure où ces franchises doivent représenter autour de 200 millions d'€ pour l'Etat lui-même.

- Viennent ensuite les titulaires de concessions pour utilité de service (US) pour les personnels dans la situation où « sans être absolument nécessaire à l'exercice de la fonction, le logement présente un intérêt certain pour la bonne marche du service ». Les bénéficiaires de ces dispositifs sont comparativement beaucoup moins nombreux : ils représentent environ 9 109 agents, et doivent théoriquement payer, contrairement aux précédents, une redevance pour l'occupation de leurs locaux. En réalité, cette redevance est largement déconnectée du prix du marché privé, puisque la collecte de 30 millions d'€ représente très majoritairement les loyers « alignés sur les tarifs du privé » payés par les 4000 occupants à titre précaire sans doute à 80%. Il en résulte que les loyers versés par les 9000 bénéficiaires devraient s'établir aux alentours de 9 millions d'€ ! Le « loyer fictif » induit par l'avantage en nature ainsi constitué se chiffre quant à lui à environ 45,5 millions d'€.

++DECOUPE++

Réformer les logements de fonction, une piste pour réduire les déficits

En réalité, cette petite plongée dans les avantages constitués par les logements de fonction, n'épuise pas, loin s'en faut, le sujet. Il faudrait également parler des abattements des bénéficiaires de ces logements sur l'avantage en nature théoriquement déclarable à l'IR dont ils jouissent (tout comme ils sont soumis aux taxes locales). Le premier abattement est de 33% pour les agents du secteur public, ce qui représente un avantage fiscal tout à fait considérable. Viennent s'y ajouter pour les bénéficiaires de concessions pour utilité de service, et déduction faite de la participation financière exigée par le salarié au titre de l'avantage consenti, les abattements complémentaires de 5% pour obligation de loger dans les locaux désignés et jusqu'à 18% pour charges anormales supportées en raison de la situation personnelle.

La question des logements de fonction pour les agents détachés ...

Selon nos sources, il semblerait qu'en ce qui concerne les fonctionnaires jouissant d'un appartement de fonction pour utilité de service, il soit d'usage de ne pas demander systématiquement le départ du logement occupé en cas de détachement, voire de mise en disponibilité en toute illégalité. Il sera intéressant que les pouvoirs publics effectuent une étude plus approfondie sur une pratique de clémence qui à l'instar de l'occupation des logements HLM au-delà des critères de ressources prescrits est coûteuse pour l'Etat. Il en va de la rationalisation de la gestion du parc immobilier public locatif.

En outre, en vertu du principe de « parité », les fonctionnaires des deux autres grandes fonctions publiques : fonction publique territoriale et fonction publique hospitalière sont également concernés. Dans cette dernière, l'estimation du nombre des bénéficiaires de logements de service oscille entre 20 000 et 30 000 sans que l'on puisse donner plus de précision [3]. Si l'on effectue une extrapolation par rapport à ce qui est observé dans la fonction publique d'Etat, le manque à gagner pour les municipalités cette fois, devrait se chiffrer à 281,9 millions d'€. En ce qui concerne les collectivités locales, aucun chiffre n'est disponible, ne serait-ce que parce qu'aucun logiciel n'a été mis au point à cette fin, ni d'enquêtes périodiques menées à cet endroit. Il est toutefois évident que le montant doit là encore être particulièrement élevé et peser indirectement sur les ressources des collectivités locales. Rappelons qu'en vertu de l'art.21 de la loi n°90-1067 du 28 novembre 1990 relative à la fonction publique territoriale et portant modification de certains articles du code des communes (modifié par l'art.67 de la loi du 19 février 2007), les organes délibérants des collectivités territoriales fixent la liste des emplois pour lesquels un logement de fonction peut être attribué (en NAS ou en US). Les avantages accessoires liés à l'usage du logement étant eux aussi fixés par délibération. En ce qui concerne l'attribution pour nécessité absolue de service la liste limitative permet d'entrevoir l'importance du nombre de bénéficiaires potentiels : emplois fonctionnels d'un département ou d'une région, directeur général des services d'une commune de plus de 5 000 habitants, directeur général d'un établissement public de coopération intercommunal à fiscalité propre de plus de 20 000 habitants, directeur général adjoint des services d'une commune ou d'un EPCI à fiscalité propre de plus de 80 000 habitants, un seul emploi de collaborateur de cabinet du président de conseil général ou région, d'un maire ou d'un président d'un EPCI à fiscalité propre de plus de 80 000 habitants.

Logements de fonction des pouvoirs constitués : L'exemple vient d'en-haut

L'Elysée devant montrer l'exemple, des mesures importantes sont intervenues afin d'assainir la gestion des logements de fonction des collaborateurs élyséens. Ils étaient jusqu'à peu logés tous frais payés au Palais de l'Alma, 11 quai Branly. Le cabinet de la Présidence de la République a obtenu une réduction drastique du nombre de conseillers logés par l'Etat ainsi que la prise en charge sur leurs propres émoluments des charges locatives.

Du côté du Parlement, les logements de fonction, à commencer par ceux accordés à certains administrateurs, sont un sujet délicat. Pour le Sénat, l'émission Capital diffusée le dimanche 18 janvier 2006 relevait « des logements pour les fonctionnaires à des prix imbattables. Des 180, des 250 m² à 800 € par mois. Introuvables dans Paris. C'est au moins neuf fois moins cher que les loyers du quartier. » Une période qui semble toutefois révolue, notamment depuis la révélation par Gérard Larcher Président du Sénat de sa volonté de conserver jusqu'à la fin de ses fonctions son 99 m² mis à disposition par la Haute assemblée et non plus à vie, comme l'appartement de son prédécesseur Christian Poncelet. Une volonté d'assainissement qui devra également se poursuivre à l'Assemblée nationale, notamment à la suite de l'action entreprise par Jean Louis Debré (réduction du train de vie de la Présidence et de la questure, fermeture de services du Parlement à Versailles aboutissant à restituer à l'établissement public près de 25 000 mètres carrés de locaux) [4].

Enfin, concernant les ministres, Jean-Pierre Raffarin a précisé les modalités d'attribution des logements de fonction en février 2005. Désormais, si le ministère ne possède pas de logement de fonction adéquat, le ministre peut faire louer aux frais de l'Etat un appartement de 80 m² + 20 m² par enfant à charge. Une particularité qui détonne en Europe, où le traitement de fonction permet normalement aux ministres de se loger à leurs propres frais.

On l'aura compris, le recensement des logements de fonction, de leurs bénéficiaires et des avantages induits, coûteux pour la collectivité ne fait que commencer. Avant même de penser à développer la stratégie de gestion de l'Etat bailleur [5], la nécessité la plus urgente est d'aligner enfin définitivement les redevances perçues sur les locaux attribués sur les montants du marché ce qui suppose de raboter largement les niches « logements de fonction » constituées par les abattements actuellement pratiqués et d'éliminer définitivement les attributions à titre gratuit. A la clé, sans doute près d'1 milliard d'€ de ressources supplémentaires rien que pour l'Etat.

Quant aux collectivités et au secteur hospitalier, il serait de bon ton qu'ils s'intéressent aussi à la question de rentabiliser le parc locatif réservé à leurs personnels. Cela permettrait de diversifier leurs ressources, étant donné leur situation financière particulièrement difficile. Il serait particulièrement civique que les agents publics soient amenés ainsi à contribuer au financement des charges publiques.

[1] Voir le rapport du groupe interministériel de réflexion sur Les logements de fonction des agents de l'Etat, IGF n°2003-M-050-02, 24 décembre 2003. Précisons que dans un rapport de 2006, la Cour des comptes mettait en exergue que le ministère de la culture par exemple en était réduit à « l'établissement progressif d'un fichier exhaustif recensant les 882 logements gérés par le ministère au 1er septembre 2003 ». Il serait souhaitable qu'une telle initiative à l'échelle de l'ensemble des ministères aboutisse dans les meilleurs délais (voir infra note n°3).

[2] Décret n°49-742 du 7 juin 1949. Ainsi que dans les articles L28 à L34 et L50 à L51, R92 à R 104 ; D12 à D35 et A91 à 193-8 du Code des domaines.

[3] Et avec des scandales à la clé comme l'affaire récente du directeur du CHU de Caen, condamné à démissionner pour avoir fait investir par l'établissement 836 997 € pour la rénovation et la décoration de son logement de fonction, voir F Malye, P Houdart et J Vinvent Le livre noir des hôpitaux, Calmann-Lévy, Paris, 2009

[4] voir pour un état de la question et les difficultés pour aboutir à la restitution des locaux en raison de la susceptibilité des deux institutions : http://www.senat.fr/dossierleg/ppl0...

[5] Le logiciel GIDE permettant le suivi de ce parc de logements pour le patrimoine de l'Etat n'est pas à jour, et de loin (95 000 occupants sur les 137 000 recensés), tandis que le TGPE ne disposait pas des fonctionnalités permettant d'en assurer le suivi. Plus que jamais, il importe donc que le progiciel Chorus-Real-Estate bénéficie à terme des évolutions suffisantes pour y parvenir et rénover l'Etat-bailleur. A cette occasion, ce logiciel devra s'ouvrir au recensement des logements de fonction accordés aux agents travaillant dans les 665 opérateurs de l'Etat et qui échappent pour le moment aux statistiques officielles comme à tout cadre réglementaire. Il faudra par ailleurs que France-Domaine se rapproche du ministère de l'Intérieur afin de constituer une base de données similaire pour les collectivités locales, et assurer par ailleurs le suivi des bénéficiaires de la fonction publique hospitalière. A la clé, une modernisation et une gestion active du parc immobilier de l'Etat propriétaire qui devrait lui permettre de devenir un bon bailleur, c'est-à-dire de dynamiser activement ses ressources propres pour le plus grand bénéfice du contribuable local comme national.