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Les classes moyennes à la dérive ? Oui, sauf celles du secteur public

Avec 3 millions de chômeurs, 1 million de RMIstes, 1 million de Français de moins de 30 ans partis à l'étranger et l'ascenseur social en panne, la dérive des classes moyennes [1] ne constitue pas une information sensationnelle. Le véritable scoop aurait été de découvrir une classe sociale en pleine forme. Même les propriétaires de patrimoines importants émigrent en Belgique ou en Suisse, quand ils le peuvent. Interview après interview, émission après émission, plus Louis Chauvel tentait de s'expliquer, moins son message semblait clair.

Un lecteur perspicace et enthousiaste révèle sur le site d'Amazon le message caché qui explique l'embarras de l'auteur : "Chiffres à l'appui, ce livre montre que la fracture invisible apparaît clairement quand on découpe mieux la réalité : les jeunes classes moyennes intermédiaires des secteurs publics ont payé le prix fort." Le livre lui-même et les textes disponibles sur le site Internet de l'auteur confirment que c'est surtout la situation des salariés du secteur public, et principalement celle des fonctionnaires d'Etat et des enseignants, qui le préoccupe.

Si c'est son éditeur qui choisit ce titre, Louis Chauvel a bien fait d'accepter. Traiter des cadres du secteur public est légitime, mais le sujet intéresse beaucoup moins de personnes que celui des classes moyennes en général. Il est aussi beaucoup plus difficile à défendre dans les médias grand public que celui des "classes moyennes" dont 75% des Français estiment faire partie. Surtout quand la situation des personnels sous statut est nettement moins mauvaise que celle de la moyenne des Français (voir tableau).

Pour Louis Chauvel, les salariés du secteur public se situent dans les 3 classes “Moyennes”, et en constituent une part particulièrement défavorisée et désemparée. Mais d'après les salaires nets fournis par la DGAFP, les fonctionnaires d'Etat sont pratiquement absents du groupe Populaire mais sur-représentés dans les catégories favorisées et très favorisées. Cette situation est d'ailleurs en partie justifiée.

Sources : Louis Chauvel, sauf la colonne fonctionnaire calculée par l'iFRAP à partir des données en déciles fournies par le rapport officiel 2005-2006 de la Direction Générale de l'Administration et de la Fonction Publique. Les chiffres de la DGAFP portent sur 2004, correspondent aux salaires nets (CSG et CRDS déduites) des salariés à temps plein et ne prennent pas en compte les avantages en nature.

Pour explorer ces problèmes d'injustice et de déclassement liés au chômage et à la mobilisation actuels, la plupart des analystes partent plutôt du schéma ci-contre de Lionel Stoléru (1982), mieux adapté au sujet, mais moins favorable à la thèse de Louis Chauvel. Les EXPOSES sont confrontés à la concurrence, à l'évolution rapide des métiers en fonction des progrès techniques, des choix des consommateurs et de la mondialisation. Les PROTEGES sont majoritairement dans le secteur public. Les EXCLUS sont les RMIstes (quand il s'agit d'un état permanent), une partie des chômeurs et certains travailleurs à temps partiel.

Pour justifier sa position, Louis Chauvel utilise des arguments surprenants.

"Dans les grandes écoles de premier rang, les enfants d'enseignants demeurent sur-représentés, mais cette suprématie s'affaiblit peu à peu." Sa théorie est que les cadres supérieurs et entrepreneurs disposant d'un capital financier sont mieux armés pour favoriser les études de leurs enfants que les enseignants ne disposant que d'un capital intellectuel. Aucun chiffrage ne soutient cette affirmation, et Louis Chauvel néglige l'importance du capital temps disponible par chacun, et de la connaissance des bonnes filières. En novembre 2006, le record de contournement de la carte scolaire pour les enseignants n'a été contesté par personne.

"Depuis 1984, le nombre de fonctionnaires demeure rigoureusement le même (…) De 1982 à 2006, une baisse de 6 points des professions d'emplois publics intermédiaires salariées de statut public par rapport au privé (…) De la fin des années 1970 au début des années 1990, les recrutements dans la fonction publique ont été réduits de moitié." Ici, Louis Chauvel veut démontrer comme les générations 1980-2000 sont brimées de n'avoir pas pu rejoindre le secteur public aussi facilement que leurs parents.

Les privatisations [2] auraient dû entraîner une baisse très supérieure aux 6 points mentionnés ci-dessus, mais à partir de 1981, plusieurs centaines de milliers de fonctionnaires supplémentaires ont été embauchés, 40 000 dans les seuls hôpitaux après les 35 heures. Et travailler à la BNP, chez Renault ou à France Télécom serait-il moins digne depuis qu'ils sont privés ?

On n'y peut rien

A part son tropisme en faveur du secteur public, et sa sollicitude particulière pour ses collègues, Louis Chauvel constate comme tout le monde les dégâts du sous-emploi, le gâchis humain et la déception que peuvent ressentir les nouvelles générations au chômage, héritant en plus de nos dettes. Mais, pour lui, tous les postes sont pris par la génération du baby-boom et la situation est bloquée "sauf à espérer un retour d'une phase de croissance rapide, comparable à celle des Trente Glorieuses, mais on ne voit pas d'où elle pourrait venir" ».

La France 2006 vue par Louis Chauvel

"Valérie, ancienne d'une école de commerce, maintenant chef de produit spécialisée dans l'alimentation pour bébé, vit confortablement. Tout va bien, à ceci près que rien de ce qu'elle fait ne l'intéresse.

Sébastien, 32 ans, après des études de psychologie, puis un DEA de Sciences et Techniques des Activités Physiques et Sportives (STAPS), et après deux échecs au CAPES puis aux IUFM, occupa quelques temps un emploi jeune comme agent d'ambiance dans un quartier difficile. Il en démissionna : ça ne mène à rien". Page 73.

NDLR : En bref, le secteur privé est débile, et il n'y a pas assez de postes dans le public. On a l'impression que des cas qui pourraient être ceux de l'ami de sa nièce ou de la fille de son voisin sont généralisés à la France entière. C'est intéressant, mais est-ce qu'un micro-trottoir suffit comme étude sociologique en France ?

Le livre est imprégné de ce pessimisme et de cette résignation. Comment se féliciter par exemple de la découverte par les classes populaires, avant 1975, de l'automobile, de la propriété du logement, ou de la télévision, et des emplois correspondants, et ignorer la suite : Internet, téléphone portable, foisonnement des radios et télévisions, consoles de jeux, voyages à l'étranger, sports, festivals, prolongement de la scolarité, progrès des soins ? Il a aussi oublié les conditions de travail notamment des ouvriers et des employés des usines bureaucratiques des années 1945-1975, (Renault La forteresse ouvrière, Le phénomène bureaucratique), l'exode rural, les 3 semaines de congés payés ou les 45-48 heures de travail.

Les causes

Côté causes, les explications sont floues : "Les jeunes ont été victimes d'un capitalisme néolibéral qui, à force de maîtrise de l'inflation et de réformes antiétatiques, mais aussi d'un faux socialisme qui ne les a pas soutenus, qui leur fait payer sur leurs impôts (TVA, taxes sur le tabac, sur l'essence…) le prix fort d'un Etat providence obèse qui ne leur bénéficie guère et, au bout du compte, leur fera supporter longtemps les dettes accumulées par leurs heureux prédécesseurs".

Tout le monde en prend pour son grade mais aucune explication n'est fournie, aucune solution n'est proposée pour sortir de cette impasse. Peut-être le “vrai” socialisme ? Des affirmations comme "Le marasme des uns est l'abondance des autres" nous ramène 150 ans en arrière, quand on croyait que le partage était la seule solution pour éradiquer la misère en France ou en Chine.

Pour Louis Chauvel, le changement constitue une autre calamité : "Beaucoup d'impétrants, parfaitement compétents et adaptés à leur poste, totalement dévoués à la bonne marche de leur entreprise, devront stagner ou partir, ou encore connaître un sort moins digne, simplement parce qu'un revirement culturel ou un changement de politique interne en a décidé ainsi." Evidemment, si on nous avait forcés à continuer à nous chauffer au charbon, interdit les baskets, les baladeurs numériques et les surgelés, la situation serait plus stable, mais les Français encore plus pauvres. Curieusement l'exemple de pays étrangers proches (Pays nordiques, Espagne, Irlande, Royaume-Uni et maintenant Allemagne) n'est pas évoqué. Ils réussissent pourtant dans un environnement identique au nôtre, justement parce qu'ils acceptent le changement. La Suède est bien citée en modèle pour la force et la stabilité de sa classe moyenne, mais sans mention des réformes libérales-sociales qui l'ont sauvée d'une situation pire que la nôtre. A partir de la fin des années 1980, la gestion des hôpitaux de Stockholm, de la poste et d'une partie des chemins de fer a été confiée au secteur privé, parfois français. Pour les écoles, c'est le système du chèque éducation qui a été mis en place, la version idéale de suppression de la carte scolaire. Avec la Chine, la connivence est proche : "La Chine présente une configuration intéressante : l'enrichissement de la classe moyenne supérieure s'accompagne d'une très faible capacité politique, pour l'heure, alors que les appareils intermédiaires, en particulier l'Etat et les rouages du Parti, conservent leur hégémonie." On croit comprendre : "Là-bas, les entrepreneurs s'enrichissent mais au moins l'Etat garde un contrôle strict de la situation."

Son idéal est celui qui prévaut encore à la SNCF, le bon temps où chacun restait à sa place et où les salaires au mérite étaient tabou : "Tels diplômes, conjugués à telle ancienneté ouvraient droit à telle rétribution." Curieuse façon d'encourager la mobilité sociale.

Le livre de Louis Chauvel contient la dose standard d'anti-américanisme et d'anti-libéralisme, mais aussi des facilités et des erreurs gênantes pour un livre à thèse, par exemple :

- “Sur une plus grande période on observe une grande déformation du partage entre capital et travail au détriment des salariés.” Cette thèse répandue à gauche est contredite par l'article publié par l'iFRAP sur ce sujet en novembre 2006. Le rapport du très officiel Conseil de l'Emploi des Revenus et de la Cohésion Sociale (CERC) a entériné depuis les résultats de notre étude.

- "Depuis 35 ans, le taux de croissance moyen des salaires est inférieur à 0,5% par an." L'INSEE dit 1%.

- "De 1983 à 1998, le prix des logements a doublé en euros constants." D'après l'INSEE et la DARES, il n'a augmenté que de 20% donc moins que les salaires. La bulle immobilière avait éclaté entre temps. Vu les fluctuations rapides des prix dans ce domaine, il est de toute manière préférable d'éviter de baser une démonstration sur des données ponctuelles.

Une suggestion

Une suggestion

Proposer un sujet d'étude à un Professeur à Sciences Po, membre de nombreux comités et auteur à succès, est prétentieux, mais le livre de Louis Chauvel décrit un problème trop grave pour hésiter.

Il serait utile et urgent de comprendre pourquoi les salariés de la classe moyenne du secteur public, à l'abri du chômage, raisonnablement payés, ayant un travail plutôt intéressant et, en moyenne, plus de temps libre que les autres Français salariés ou indépendants, oui pourquoi ressentent-ils un tel sentiment d'insatisfaction ? Notre hypothèse c'est que l'anonymat dans lequel ils vivent face au gigantisme de l'administration, l'absence de gestion personnalisée de leur carrière, le caractère prévisible de leurs salaires, la bureaucratie à laquelle ils sont confrontés, les découragent.

Mais ce n'est qu'une hypothèse qu'il faudrait vérifier.

Pourquoi ne pas avoir pris en compte les revenus sociaux et ceux du patrimoine ? 56% des Français sont propriétaires de leur logement, un pourcentage encore plus élevé dans les classes moyennes.

Il est étrange de publier ce livre au moment précis où la génération du baby-boom qui bloquerait toutes les places, part justement à la retraite. Si le problème était aussi simple, une longue période faste aurait dû s'ouvrir dès 2001 pour les nouvelles générations [3]. Mais sans changements profonds en 2007, ce ne sera pas le cas. Contrairement à la thèse de Louis Chauvel, en France, toutes les classes sont à la dérive, pas principalement celles du secteur public.

[1] Les classes moyennes à la dérive de Louis Chauvel, professeur à Sciences Po, sociologue, présent dans de nombreux médias cet automne aux éditions du Seuil.

[2] Voir : 1985-2000 : quinze années de mutation du secteur public d'entreprises (Hervé Loiseau, INSEE 2002)

[3] Le baby-boom commence en 1946. L'âge moyen de départ en retraite est de 58 ans, mais plusieurs professions partent dès 50 ou 55 ans (SNCF, EDF/GDF, RATP, instituteurs par exemple). C'est donc bien dès 2001 qu'on a commencé à être débarrassé (dans la perspective Chauvelienne) des baby-boomers