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La paie des fonctionnaires restera faite à la plume d'oie « ou presque »

L'État vient de jeter l'éponge. Le logiciel de paie des fonctionnaires de l'État, dont le lancement avait été décidé en 2007, vient d'être abandonné pour cause de budget pharaonique après 6 ans de travaux infructueux qui auront abouti à passer par profits et pertes 290 millions d'euros [1]. Ce n'est pas tant ce montant qui interpelle, que la reconnaissance de l'impossibilité de rationaliser la paie des agents de l'État. Quel aveu, et quel désespoir à l'heure de la chasse aux économies !

Deux cent quatre-vingt dix millions d'euros –ma grand-mère aurait dit cent quatre-vingt dix milliards de centimes - à la poubelle après 6 ans de travaux. L'écriture du logiciel avait à peine commencé d'après le gouvernement, qui annonce la résiliation (avec quelles indemnités ?) de contrats de prestataires non encore en cours d'exécution comme de ceux qui sont en cours. Deux cent trente millions ont été déjà dépensés auprès de prestataires, auxquels on ajoute soixante millions correspondant au travail des deux cent quinze personnes de l'ONP (Opérateur National de Paie) créé en 2007 pour la circonstance, et qui vient d'être dissout le 4 mars 2014 [2]. Il aurait fallu, d'après l'audit commandé par l'État [3], encore dix ans de travaux pour un coût supplémentaire de 600 millions d'euros que l'État s'enorgueillit d'avoir « économisé » (60 millions/an pendant dix ans). En attendant qu'un système de remplacement, qui coûtera nécessairement quelque chose, voie le jour, la paie continuera, si l'on comprend bien, d'être faite à la plume d'oie.

En effet, le but de l'exercice était de réaliser un logiciel unique pour la paie des 2,5 millions de fonctionnaires de l'État, laquelle paie nécessite pas moins de 12.000 personnes (une personne pour un peu plus de 200 bulletins de paie mensuels), avec l'ambition de faire baisser ce chiffre à 8.200.

Le plus navrant dans cette histoire n'est pas tant le montant des ressources gaspillées que ce que cela révèle des impuissances de l'État. A deux titres. Le premier concerne en général le coût de gestion de la paie, à propos duquel le groupe ADP, un des grands acteurs de l' externalisation des services de ressources humaines (12.140 clients en France), a réalisé une étude au plan mondial montrant qu'en France le coût moyen annuel d'un bulletin de paie se monte à 393 euros, soit plus du double de la moyenne des autre pays. Ce qui renvoie à la complexité bien connue de l'établissement du bulletin de paie français.

Le second titre qui mérite notre agacement est celui de l'impuissance de l'État à s'attaquer aux véritables racines du mal. La raison d'être d'un personnel de 12.000 employés à la gestion de la paie est l'absence de rationalisation administrative, chaque ministère ayant sa propre paie, et en particulier ses propres systèmes de primes. En réalité il existe 1.850 régimes indemnitaires différents de la fonction publique d'État, et de plus la plupart des applications chargées de les gérer dataient pour la plupart des années 1970. Mais l'ambition du gouvernement en 2007 n'était pas de réduire le nombre pléthorique des régimes, ce par quoi il aurait fallu commencer, mais d'harmoniser les seuls systèmes informatiques des différents ministères et de réaliser ainsi 190 millions d'économies. Il s'est révélé après 6 années de travaux que cela n'est pas possible [4]. Trop de particularismes et de résistances non surmontées en sont les causes.

Pourtant, quand il s'agit pour l'État d'imposer à ses sujets le respect des méthodes qu'il a définies, la discussion n'est pas possible. On songe par exemple à la fiscalité, aux 35 heures, et dans le secteur de l'informatisation que nous évoquons, les praticiens libéraux de la santé se souviennent de la façon brutale dont a été imposé le système (au demeurant un succès) de la carte vitale. Méthode inapplicable quand il s'agit de ses propres employés ?

Le retour du Syndrome Louvois ?

Le 26 décembre 2013, Jean-Yves Le Drian, ministre de la Défense, annonçait l'arrêt du progiciel Louvois à la suite d'erreurs graves et répétées dans la paie des militaires. Un dysfonctionnement nécessitant un retour à l'ancien calculateur qui entraînera tout de même entre dix et quatorze mois de travail supplémentaire, tandis que la version ancienne du logiciel continue de tourner pour la gendarmerie nationale où il permet le versement de la solde de 96.000 fonctionnaires. Le problème… que le calculateur soit ancien ou nouveau, il aurait dû basculer en raccord avec l'ONP (opérateur national de paye) en octobre 2016. Une perspective qui depuis le 4 mars 2014 est donc définitivement exclue.

Le progiciel Louvois devait cependant régler des problèmes complexes mais selon une échelle a priori beaucoup plus maîtrisable que l'ONP, en effet il fallait mutualiser les 15 outils différents, provenant de 5 SIRH différents (centres payeurs des trois armées, le service de santé des armées et le personnel civil) et mobilisant 1.500 agents « soldiers ». Mais d'emblée le déploiement incluant l'armée de terre pointe les insuffisances du système incapable de prendre en compte les situations particulières liées en partie aux OPEX (opérations extérieures). En réalité le cœur du système le nouveau calculateur a été développé par le ministère de la Défense lui-même et «  présente des défauts intrinsèques » comme le relève la commission de la Défense dans son rapport de 2013 [5]. C'est donc en réalité l'approche de développement en interne du logiciel qui constitue le point de faiblesse et moins en réalité l'activité des prestataires chargés des autres dispositifs SI (en particulier la fonction d'échange (GSI) et le filtre de données (Condor). Voir à ce sujet le verbatim de l'interview par Stéphane Soumier sur BFM Business du PDG de Stéria François Enaud le 27 novembre 2013 [6]. Par ailleurs le volet formation du personnel de saisie n'a sans doute pas été suffisamment intégré lors de la conception du projet, ni la prise en compte parallèle des modifications liées à la réforme de

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Verbatim réalisé par la Fondation iFRAP : Interview par Stéphane Soumier dans « Good morning business »

l'action publique (RGPP). Le coût de l'opération pourrait être évalué à près de 150 à 200 millions d'euros/an (rappelons que le programme Louvois fut lancé en 1996), mais qui pourrait monter à 500 millions si on y agrège les erreurs de versement (pour 120 millions) et les 500 personnes engagées pour palier les différents dysfonctionnements frappant la paie de 10.000 personnes environ sur les 170.000 qui relèvent du dispositif pour 14 milliards d'euros versés.

Quelle va être la suite ?

Il va falloir en tout état de cause et dans l'urgence offrir une seconde vie aux applications chargées de gérer les 1.850 systèmes indemnitaires, ce qui là encore va générer des coûts induits (par exemple à isofonctionnalité, la réécriture de l'application India-Rému de la DGFiP codée en Cobol et qu'il faudra redévelopper en Java etc…)

Le gouvernement a affiché sa volonté de procéder à un redéploiement moins ambitieux selon une méthode des petits pas, impliquant des « mini-mutualisations » entre deux ou trois ministères. D'autre part, le SIRH interministériel (système d'information des ressources humaines) n'est pas abandonné, et il permettrait de s'attaquer directement à la racine du mal en harmonisant les procédures à défaut des régimes indemnitaires, mais la conservation de tels particularismes féodaux est néanmoins posée (Santé, Culture, Travail, Cour des comptes, Conseil d'Etat seraient moteurs).

Enfin, il faudrait sans doute se poser la question de la légitimité du choix de l'administration publique française consistant à préférer l'internalisation des tâches plutôt que leur externalisation. De ce point de vue le syndrome Louvois semble se répéter (voir encadré n°1), et on note que la même Steria, qui avait échoué dans la mise au point du système Louvois, se retrouve contracter avec l'administration pour le contrat SIRH. Toutefois il est peut-être permis d'espérer, lorsque l'on voit ce que réalise Stéria au Royaume-Uni (encadré ci-dessous).

Mais, une question reste entière : va-t-on enfin s'attaquer aux 1.850 régimes indemnitaires ?

Les exemples étrangers en cours de développement USA/UK

L'exemple américain : Les Etats-Unis semblent avoir réussi à faire baisser leur budget IT entre 2010 et 2014 de près de 9 milliards d'euros passant de 79 à 70 milliards d'euros au sein du budget fédéral. Ce résultat a été obtenu essentiellement à travers trois moyens complémentaires : coupes budgétaires, fonction achat optimisée (baisse des prix) mais aussi mutualisations (dont migration vers des Clouds domestiques et centralisation des data-centers).

L'exemple Britannique : La firme Steria dont on a vu le difficile exercice sur le « sauvetage » de Louvois et la possible continuation du projet ONP sur son volet SIRH interministériel, vient d'être retenue pour un appel d'offres du Cabinet Office concernant la gestion mutualisée des services communs d'un certain nombre de ministères (Department of Work and Pensions, Department for Environment, Food and Rural Affairs, The Environment Agency, UK Shared Business), en constituant avec l'Etat britannique une joint venture SSCL (Shared Services Connected Ltd) dont elle détient 75% des parts afin de réaliser un contrat clé en main pour lequel elle réalisera non seulement les développements SI mais également les services afférents (paie, achats, back office) sur une base mutualisée. Après une première expérience concluante s'agissant des fonctions support du NHS (National Health Serivice), le déploiement dès octobre du SSCL devrait permettre à terme de réaliser des économies importantes de l'ordre de 400 à 500 millions de livres/an. Le plus intéressant dans cette initiative est l'externalisation des fonctions support réalisées intégralement au bénéfice de 160.000 fonctionnaires concernés (une partie des fonctions a été transférée en Inde), et la réduction rapide des effectifs des ministères en charge de ces mêmes fonctions (1.200 personnes). Le 4 mars 2014 le jour même de l'annonce de l'abandon en France de l'ONP, les réductions de postes concernant les fonctions support des ministères en cause étaient annoncées, soit 518 (43%) dès 2014 ainsi que la fermeture de 3 sites (effet direct sur les emprises immobilières).

L'importance des ajustements budgétaires est une chose, la rapidité de manœuvre afin de procéder aux réductions nécessaires en est une autre. En matière de réforme de l'Etat, l'agilité et le facteur temps sont décisifs. Nos voisins anglais l'ont très bien compris.

[1] Sans compter les coûts induits pour la mise en conformité des applications dans chaque ministère.

[2] Plus précisément alors qu'aucun déploiement n'est finalement intervenu, il s'agit de l'arrêt du raccordement du SI Paye avec les SIRH ministériels (ressources humaines) permettant de déverser les données nécessaires dans le moteur de paye afin d'établir les bulletins de paie.

[3] Audit qui, selon Le Figaro, n'a pas été rendu public, car, cite le quotidien, « ce dernier dévoilait des informations sensibles sur le système de paie des fonctionnaires ». Diable ! quels indicibles secrets ont été cachés aux citoyens ?

[4] Le gouvernement annonce, assez piteusement, que dorénavant « l'idée serait de regrouper ceux [des logiciels] qui se ressemblent et d'opérer des fusions quand des ministères ont exactement les mêmes logiciels ». Un minimum, quand même. Mais un aveu complet d'impuissance.

[5] Voir ici pour le compte rendu des auditions, et ici pour le rapport des députés Gosselin-Fleury et Mélot

[6] S'agissant de données budgétaires plus approfondies sur les coûts du dispositif, voir le rapport thématique de la Cour des comptes, ainsi qu'une très récente communication de la Cour des comptes en date du 27 décembre 2013