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Fin du classement de sortie de l'ENA, un premier pas vers la réforme des grands corps de l'Etat ?

Eric Woerth, ministre du budget, et André Santini, secrétaire d'Etat à la fonction publique, ont annoncé, mercredi 24 septembre, la fin du classement de sortie de l'ENA, qui devrait prendre effet à partir de 2011. Que doit-on attendre de cette réforme ? S'agit-il d'un changement purement symbolique, ou est-ce le prélude à une transformation en profondeur de la gestion des ressources humaines de l'Etat ? Le classement de sortie de l'ENA est une procédure contestée depuis longtemps par les élèves eux-mêmes, qui le considèrent comme « un concours de beauté organisé au seul profit des grands corps », selon l'expression d'une promotion passée.

Ce n'est pas l'existence d'un classement en soi qui pose problème, mais deux de ses attributs connexes : premièrement, le fait que l'accès aux « grands corps » (Conseil d'Etat, Inspection des Finances et Cour des comptes) soit définitivement conditionné par le classement, qui verrouille toute une vie professionnelle dans l'administration, une situation dénoncée par Nicolas Sarkozy le 11 janvier dernier à Lille. Bien sûr, il est possible de rejoindre les « grands corps » en cours de carrière, mais selon des parcours totalement différents : une ouverture à toutes sortes d'opportunités, dans le public, le privé et aux premières places des cabinets ministériels pour les uns, le dur labeur besogneux pour beaucoup d'autres. Tout ça pour quelques points d'écart à l'âge de 25 ans. Deuxième problème : si la répartition des places était fondée sur des critères pertinents et légitimes, personne n'y trouverait à redire. Mais le classement de l'ENA résulte d'un processus de notation jugé comme très opaque, excessivement scolaire, ne prenant en compte ni les compétences, ni le parcours, ni les aspirations des élèves, et pas même les attentes des administrations elles-mêmes, qui ne sont pas libres de recruter les profils correspondants aux postes à pourvoir.

Alors, la fin du classement de sortie va-t-elle changer quelque chose ? Oui, sous certaines conditions.

Oui, parce que, compte tenu de ses caractéristiques actuelles, c'est un symbole fort qui disparaît. Le classement de sortie reposait sur un idéal, celui de soustraire le recrutement de la haute administration aux copinages et autres cooptations politiques. Mais au prix d'un système devenu totalement inadapté au monde moderne, à son désir de mobilité, à son exigence d'adaptation, à la confrontation avec l'international, notamment les institutions européennes où les hiérarchies franco-françaises sont inopérantes, et où la logique des compétences l'emporte de loin sur celle du statut.

La fin du classement n'est cependant qu'un premier pas : elle n'aura pour effet de rendre l'administration plus efficace et mieux adaptée aux enjeux actuels que si elle s'accompagne de trois réformes de fond.

Premièrement, il faut doter l'administration d'un système de recrutement normé, en remplacement du classement de sortie. Le risque existe en effet que sa transformation en liste d'aptitude donne lieu, soit à des pratiques de cooptations, soit à une forte politisation du recrutement. Les listes d'aptitude existent en Grande-Bretagne, les ministères recrutant leurs hauts fonctionnaires issus du « fast track », équivalent de l'ENA. Mais la culture de la haute fonction publique britannique est celle d'une neutralité beaucoup plus forte qu'en France : pas de système des dépouilles comme aux Etats-Unis, bien au contraire, un ministre ne demande normalement pas à un directeur de démissionner.

Il s'agit donc de mettre en place une procédure de recrutement professionnelle, telle qu'elle existe dans le privé, avec entretiens successifs, dossier, vérification des compétences, etc. L'Etat devrait se doter à cet effet d'une commission chargée de contrôler le processus de recrutement, auquel des personnes extérieures seraient associées (des DRH par exemple). En d'autres termes, qu'on ne puisse plus par exemple entrer au Quai d'Orsay sans maîtriser au minimum deux langues étrangères.

Deuxièmement, il faut faciliter les conditions d'intégration dans l'ensemble des corps de la haute fonction publique. La fin du classement de sortie sera en effet sans conséquences si l'entrée dans les « grand corps » reste fondée sur une approche patrimoniale de la carrière. Tout haut fonctionnaire qui, à l'occasion d'une mobilité dans un « grand corps » ou un autre, fait la preuve de sa valeur, doit pouvoir prétendre à une intégration rapide. Aujourd'hui la perspective d'une intégration est souvent utilisée comme une « carotte » permettant de s'assurer d'un haut rendement des fonctionnaires de passage, mais dont la concrétisation repose sur un processus long et peu transparent. Il s'agit donc de définir des règles d'intégration uniformes, normalisées et contrôlées, valables pour tous les corps de l'administration, pour mettre fin à la logique de l'entrée de « droit divin » à la sortie de l'ENA, très similaire au fond à celle des charges d'Ancien régime.

Contribution volontaire de l'iFRAP à la réforme de l'ENA annoncée par le gouvernement :

Supprimer le classement de sortie de l'ENA est une très bonne intention du gouvernement dont nous saluons la volonté de faire entrer la « procédure d'affectation dans la haute fonction publique » dans une logique « digne du 21ème siècle ». La logique de la réforme serait en effet de permettre aux grands corps employeurs (Inspection des Finances, Conseil d'Etat, Cour des Comptes) de choisir le profil et les compétences de leurs recrues contrairement à la situation actuelle qui veut que l'énarque puisse choisir un grand corps en fonction de son classement de sortie de l'ENA. Mettons cependant en garde les concepteurs de la réforme : il ne suffira pas de changer le classement de sortie de l'ENA en une liste d'aptitude dans laquelle les grands corps pourront « piocher » les jeunes diplômés dès leur sortie de l'ENA. Il est indispensable d'imposer entre 5 et 10 ans aux diplômés de l'ENA en tant qu'administrateurs civils avant de leur offrir la possibilité de postuler dans les grands corps. Sinon, les grands corps resteront l'apanage des énarques avec une toute petite variation au recrutement. L'ouverture des grands corps à des profils du secteur privé notamment serait aussi extrêmement souhaitable.

Enfin il est urgent d'ouvrir le marché de la haute fonction publique, à la fois à l'intérieur et vers l'extérieur. Au sein de l'administration, la mobilité reste trop encadrée. Il est certes normal de devoir passer au moins deux ans dans un poste avant d'en changer au sein du même ministère, comme c'est la pratique dans les entreprises. Mais rien ne devrait empêcher un haut fonctionnaire de poser sa candidature pour un autre service de l'Etat. En réalité, ces règles de mobilité archaïques, qui sont indépendantes du classement de sortie, ont pour effet d'éviter la mise en concurrence des administrations entre elles pour le recrutement et de s'assurer d'une population captive. Une ouverture du marché interne de la haute fonction publique permettrait non seulement une meilleure allocation des compétences et des talents, mais obligerait les administrations à renforcer leur attractivité. Il faut par ailleurs ouvrir les possibilités de recrutement direct de talents issus de l'extérieur de l'administration, et de manière générale, faciliter les allers-retours entre le privé et le public : l'enjeu est aussi de décloisonner deux univers dont la méfiance réciproque est grandissante, alors même que la compétition mondiale exige leur collaboration et leur compréhension mutuelles.

Il faut donc espérer que la fin annoncée du classement de sortie marquera l'entrée de la haute fonction publique française dans le 21ème siècle, et qu'elle se dotera à cette effet d'une gestion des ressources humaines à la hauteur des défis qui l'attendent.

Par Pierre-Henri d'Argenson, Conseiller de tribunal administratif, Auteur de « Réformer l'ENA, réformer l'élite, pour une véritable école des meilleurs », l'Harmattan, 2008.