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Deux cents jours dans un ministère (épisode 1)

Ce texte est un petit témoignage que je voudrais dédier à tous les "jeunes" de mon âge qui, selon un récent sondage, souhaiteraient, pour plus de soixante-dix pour cent d'entre eux, intégrer la fonction publique.

Voici un document exceptionnel : le récit d'un ancien stagiaire du ministère de l'Intérieur. Trois mois passés dans une direction de ce ministère où règnent la bureaucratie, le statu quo et, souvent, l'incompétence. Édifiant aussi pour mesurer l'ampleur des réformes qu'il faudrait faire.

Mon stage a eu lieu à la direction générale des Collectivités locales (DGCL). C'est une direction du ministère de l'Intérieur qui s'occupe de la répartition des compétences des collectivités territoriales dans le cadre de la décentralisation et, de manière plus parlante, elle répartit également les dotations financières de l'État entre les collectivités, à savoir une maigre enveloppe de plus de 60 milliards d'euros. J'emploie le singulier "une enveloppe", à tort, car sachez qu'il existe près de trente dotations différentes octroyées aux collectivités territoriales.

Je mentionne les dotations, manière d'introduire la présentation de la sous-direction des finances locales et de l'action économique dont je dépendais. Cette sous-direction est composée de cinq bureaux : bureau de la fiscalité locale, bureau des dotations (les fameuses !), bureau de l'analyse budgétaire, bureau des interventions économiques et bureau du financement des transferts de compétences. Je fus affecté comme stagiaire à celui des interventions économiques.

Le bureau des interventions économiques est un petit bureau dynamique et convivial dans lequel je n'ai eu aucun mal à m'intégrer, grâce, notamment, à la personnalité charismatique, inhabituelle dans ce milieu, de la chef de bureau. Le bureau élabore la législation relative aux collectivités territoriales en matière d'interventions économiques (aides des collectivités aux entreprises, participation des mêmes collectivités au capital des sociétés d'économie mixte et d'autres entreprises). Le point commun à tous ces types d'interventions est la très grande influence du droit européen de la concurrence et du marché intérieur sur le droit national. C'est le profil européen du bureau qui m'a le plus intéressé.

La chef de bureau m'avait prévenu : "la DGCL est une veille maison, avec ses règles, ses habitudes, ses modes de fonctionnement souvent archaïques". Force est de constater qu'elle avait raison. Le mode de fonctionnement de la DGCL, à l'image des autres directions du ministère, n'a pas changé depuis 200 ans. L'esprit et le mode de fonctionnement, malgré quelques petites innovations, s'inscrivent dans un moule bonapartiste et militaire. Tout y est rationalisé à l'extrême, parfois en dépit de toute logique. Il existe cependant un culte : celui de la hiérarchie.

Un système hiérarchique antiréforme

En tant que stagiaire de longue durée, neuf mois, j'ai effectué le même travail que les autres agents du bureau. Et j'ai été amené à rédiger plusieurs fois des courriers pour les autres ministères. La rédaction d'une réponse à un courrier ne me prenait en général pas beaucoup de temps mais le "service après rédaction" doublait, voire triplait, les délais de réponse. Une fois mon courrier tapé et enregistré dans mon ordinateur, je devais obligatoirement l'imprimer et le mettre dans un bordereau bleu sur lequel devaient figurer les noms de tous les supérieurs hiérarchiques censés vérifier mon travail.

Il n'y avait pas moins de six échelons : le chef de bureau adjoint, le chef de bureau, le sous-directeur adjoint, le sous-directeur, le directeur adjoint et le directeur général. Le courrier était donc amendé plusieurs fois. Les corrections n'étaient pas signalées par mails, ce qui aurait fait gagner du temps, mais renvoyées par le même bordereau deux ou trois jours après. Il fallait donc déchirer son courrier, le retaper, l'enregistrer à nouveau et le réimprimer avant de recréer un autre bordereau. Mon record d'aller et retour de ce genre fut quatre navettes ! Mon courrier est parti trois semaines après la fin de la première rédaction. Et c'était urgent.

Je ne mentionne ici que les courriers de service à service. Mais il arrive aussi que les services aient à répondre à des courriers adressés directement au ministre et qui, par conséquent, exigent la signature du cabinet du ministre et du ministre lui-même. Cela rajoute donc deux à trois échelons supplémentaires en plus des six déjà évoqués.

Les agents présents depuis longtemps dans la direction anticipent désormais : ils s'autocensurent !

Et la plupart du temps, les corrections ne portent pas sur le fond mais sur des problèmes de forme pure, transformant certains courriers en baratins consensuels gélatineux. Un de mes courriers faisait référence à la "responsabilité de la région dans la collecte des données relatives aux aides octroyées aux entreprises par les collectivités territoriales". Ces termes étaient ceux employés par la loi ; je ne faisais que les reprendre. Le courrier m'a été retourné trois jours après car le cabinet du directeur général trouvait le terme de "responsabilité" trop hardi et trop insultant pour les collectivités qui n'étaient pas des régions. Le terme a donc été remplacé par la périphrase suivante : "la région assure la collecte des données auprès des collectivités infra régionales.". Je n'y voyais personnellement aucune différence dans les faits mais le mot "responsabilité" disparaissait et tout le monde en était soulagé. J'ai donc compris ce que je subodorais déjà depuis quelque temps : la hiérarchie excessive sert à gommer les velléités réformatrices de quelque rédacteur trop prompt à bousculer l'ordre établi. Le courrier qui est présenté au ministre est exempt de toute aspérité syntaxique.

Le pire, c'est que les agents présents depuis longtemps dans la direction anticipent désormais les éventuelles remontrances (polies bien évidemment) de la hiérarchie. Ils s'autocensurent ! Le "polilangage" s'impose aux esprits à force de renvois de courriers et de corrections formelles. Sans vouloir faire une exégèse de sciences administratives, ce n'est pas mon but, il est aisé de comprendre comment le système administratif se reproduit lui-même : les nouveaux venus sont progressivement anesthésiés par les multiples amendements de la hiérarchie et une fois parvenus aux postes de leurs aînés, ils reproduisent le schéma. CQFD.

En guise d'illustration générale des effets pervers de l'échelonnage hiérarchique, voici le sort aberrant et révoltant réservé à un courrier de ma chef de bureau à l'attention du directeur général. Relayant les plaintes des informaticiens concernant la mauvaise utilisation du serveur informatique interne, elle décide d'écrire un courrier officiel, avec bordereau bleu et tout le cérémonial afférant, pour faire part de ce problème. Le courrier est des plus courtois mais, ô comble de l'impolitesse, il n'est pas adressé au chef de cabinet du DG qui s'occupe des questions générales de logistique, mais au DG directement. Vexé, le chef du cabinet, mis au courant, convoque la malheureuse dans son bureau, lui passe un savon en lui rappelant deux règles élémentaires : "Premièrement, un courrier de ce style doit m'être adressé, le DG n'a pas à perdre son temps avec ça", et, deuxièmement, et c'est là le plus choquant : "On n'a pas à dire aussi ouvertement et de manière aussi anarchique (eh oui !) que les choses ne vont pas bien, on le garde pour soi et on essaye de trouver une solution." Autrement dit, le courrier avait le malheur de dire ouvertement ce que la plupart des personnels techniques pensaient de l'utilisation du système informatique, mais celui-ci ayant été choisi et promu par le chef de cabinet, une critique équivalait à un désaveu de son action. C'est sans doute pour cela qu'il s'est empressé de déchirer le courrier. Le DG n'en sut jamais rien et tout le monde en fut soulagé. À suivre.

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