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Un autre monde, contre le fanatisme du marché

La malhonnêteté au service de l'argumentation

A lire les livres de Joseph Stiglitz, on comprend évidemment l'immense succès qu'il rencontre auprès de la presse de gauche française, puisqu'on y ressent l'étrange impression de parcourir les rubriques du journal Alternatives économiques ou du supplément Économie du journal Le Monde. Le dernier livre du prix Nobel d'économie, favori des alter mondialistes de tout poil, s'inscrit pourtant moins dans l'idéologie antilibérale que son opus précédent. Un autre Monde, contre le fanatisme du marché [1] (Editions Fayard) expose les thèses critiques du libre échange en une argumentation de plus de 400 pages riches en données.

Ne pouvant réfuter les indéniables progrès qui ont été la conséquence de l'ouverture des marchés, le Professeur Stiglitz, tout au long de son livre, tente le difficile grand écart entre dénonciation et défense du processus de libéralisation et de mondialisation des échanges. Ainsi, à trop vouloir frapper le lecteur par des exemples percutants sur les méfaits de la mondialisation, il fait l'erreur d'une critique par trop générale souvent erronée et incomplète. Le processus devient parfois impardonnable lorsqu'il utilise des raccourcis malhonnêtes ou des approximations indignes d'un scientifique pour servir son argumentation critique. Les propos qu'il tient en parlant des Etats-Unis (qu'il a l'air de détester) sont significatifs.

Ainsi, par exemple, en est-il de l'éternelle rengaine de l'égoïsme américain qu'il tâche de dénoncer. Il nous rappelle ainsi que l'aide publique au développement de ce pays honnis n'est que de 0,2 % du PIB, très inférieure aux engagements de 0,7 % pris lors d'une conférence internationale en 2002 (p.45). Pourtant, il oublie sciemment de préciser qu'elle reste la plus forte contribution financière de l'ensemble des pays développés (19,7 milliards de dollars en 2004). De plus, elle s'accompagne d'une aide privée plus de trois fois supérieure qui contribue très fortement au développement2. Toujours à propos de la pauvreté, l'économiste cherche à montrer que la croissance du PIB ne réduit pas forcément la pauvreté et peut même s'accompagner d'une baisse du revenu de la classe moyenne. Son argument sur les Etats-Unis est là encore très malhonnête : il affirme que le revenu médian américain a baissé de 3 % entre 1999 et 2004 alors que la croissance du revenu moyen était de 11% (p.84). Il suffit pourtant d'aller vérifier les données du census bureau du gouvernement américain pour observer que cette évolution est cyclique et que sur l'ensemble des données disponibles depuis 1967, une légère baisse du revenu médian précède toujours une progression à un niveau plus élevé. Ainsi, la croissance du revenu américain médian en terme réel (qui a d'ailleurs progressé en 2005) est de 30,9 % depuis 1967 [2].

Les USA, éternels coupables

Son attaque sur l'irresponsabilité supposée des Etats-Unis en matière de politique environnementale tient de la même légèreté intellectuelle. Il n'hésite pas à écrire que "la dévastation que les Etats-Unis risquent d'infliger à d'autres pays est aussi terrible que n'importe quelle guerre qu'ils pourraient leur faire" (p. 256). Pourtant, quasiment aucune donnée chiffrée ne vient étayer son argumentation. Il se base seulement sur la consommation globale d'énergie des Etats-Unis, sans mentionner aucunement les nombreuses politiques menées par les collectivités et le s états fédérés en matière de réduction des gaz à effet de serre [3]. Le parti pris de l'économiste frise la malhonnêteté intellectuelle quand il ose comparer l'absence de régulation carbone américaine à une forme de subvention accordée à l'industrie qui justifierait des mesures de rétorsion de la part des autres pays ! (p. 247).

L'ensemble de ce livre est ainsi rempli d'exemples analogues, bien trop nombreux pour être tous contre-dits et rigoureusement vérifiés dans ce simple article. Aussi, quand le Professeur Stiglitz se fait le défenseur de la politique de Chavez ou de l'économie encadrée du modèle chinois, on peut s'interroger sur la pertinence et la logique de Joseph Stiglitz. Une idée générale sert de colonne vertébrale à ce dernier opus de ce technocrate, ex - conseiller économique du président Clinton et ancien vice-président de la Banque Mondiale : la mondialisation des échanges n'a profité qu'aux seuls pays riches qui se sont enrichis et a laissé de côté les pays pauvres. Elle ne peut donc être laissée en pâture aux seules forces du marché et doit être encadrée et régulée. Ainsi, tous les moyens sont bons pour servir cette argumentation.

Héritier du Keynésianisme, le Professeur Stiglitz souhaite redonner une place forte non seulement aux Etats nationaux, mais prône surtout l'avènement d'une gouvernance supra étatique forte qu'exerceraient les institutions internationales. L'auteur n'est d'ailleurs pas à une contradiction près, puisque après avoir blâmé les "fanatiques du marché" oeuvrant dans les institutions internationales, il propose tout bonnement comme remède d'utiliser ces mêmes institutions pour encadrer le marché comme il se doit.

La lecture, en regard, du livre optimiste mais néanmoins réaliste et critique de l'économiste Martin Wolf, "Why globalization works", sera beaucoup plus utile pour qui veut connaître les réels bienfaits de la mondialisation. Malheureusement non encore traduit, il permet de contredire, chiffres à l'appui, bon nombre des affirmations de Joseph Stiglitz. Espérons que les journalistes "économiques" français auront la curiosité de le parcourir.

[1] Titre original : Making globalization work

[2] US census bureau, 2006. Income, Poverty, and Health Insurance Coverage in the United States : 2005. www.census.gov

[3] Rappelons par exemple les initiatives sans précédent de la Californie pour réduire les émissions de gaz à effet de serre, l'initiative de 7 états fédéraux réunis au sein du projet RGGI,ou la bourse d'échange de crédits carbone du Chicago Climate exchange pour ne mentionner que les plus récents.