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Etats-Unis : la vérité sur les inégalités de revenu

Thomas Piketty n'est pas un nouveau venu dans la chanson des inégalités fiscales. Avec Emmanuel Saez [1], T. Piketty est devenu célèbre dans les milieux de gauche en publiant en 2003 « Income inequality in the United States 1913-1998 » dans le Quarterly Journal of Economics où ils prétendent démontrer, à partir des déclarations d'impôt, que les inégalités de revenu ont crû aux USA, que le 1 % des Américains ayant le revenu le plus élevé – encore le centile ! – avaient vu leur revenu croître plus vite que le reste de la population. Mais qui va passer des heures à aller rechercher comment les calculs ont été faits ?

La désinformation statistique est une excellente méthode de conditionnement de l'opinion d'autant que, l'idéologie aidant, tous ceux qui sont a priori convaincus que le monde est inégal et qu'il faut corriger ces inégalités, vont applaudir sans vérifier. En calculant les revenus à partir des déclarations fiscales, ils ont laissé de côté les transferts sociaux qui aux USA sont considérables et au moins égaux sinon plus élevés qu'en France. Ils ont également négligé le fait que les inégalités les plus importantes sont liées à l'âge.

En effet, la pauvreté n'est pas un phénomène qui s'attache à une classe comme Marx nous l'a expliqué. C'est un phénomène transitoire, la plupart des Américains commençant à la sortie de l'école ou même de l'université avec des bas revenus mais qui augmentent au fur et à mesure de la prise d'expérience et de responsabilités. C'est que dans une civilisation où la force musculaire n'est plus le facteur majeur pour obtenir un revenu mais l'expérience et donc l'âge, les plus pauvres sont généralement les plus jeunes et les plus riches les plus âgés.

D'autres facteurs encore plus importants ont été négligés par Piketty et Saez : ce sont ceux liés à l'évolution des dispositifs fiscaux et de l'épargne américaine. Ainsi, la série statistique utilisée pour parvenir à ces conclusions est celle des revenus déclarés à l'IRS, l'équivalent de notre DGFiP. Cette série est considérablement biaisée par divers facteurs, et notamment les réformes fiscales importantes intervenues au cours des années 1980 et 1990. Les résultats ne sont donc pas dus à un véritable accroissement des inégalités mais à des erreurs méthodologiques.

Les changements dans les taux d'imposition et dans la législation fiscale ont des effets importants sur le montant des revenus déclarés.

Les revenus des particuliers se substituent aux revenus des entreprises

Aux États-Unis, la législation permet aux sociétés de choisir le régime suivant lequel elles souhaitent être imposées. Les sociétés les plus usuelles, appelées les C-Corporations, sont taxées sur leurs profits au taux d'imposition sur les sociétés. A l'inverse, les profits des S-Corporations –une autre forme juridique introduite en 1958- sont directement taxés au niveau des actionnaires, au taux de l'impôt sur le revenu. Le taux d'imposition sur le revenu de la tranche marginale la plus élevée est passé de 70% en 1979 à 28% en 1986. Durant cette période, le taux de l'impôt sur les sociétés restait inchangé à 46%. Ce changement de fiscalité majeur a créé un avantage considérable en faveur des actionnaires des S-Corporations. C'est pourquoi cette forme juridique s'est allègrement développée à partir 1986. Une part importante des revenus, auparavant déclarés par les entreprises, apparaît ainsi sur la déclaration d'impôt des particuliers après la réforme fiscale de 1986. Les statistiques de l'impôt pour les plus hauts revenus se sont donc gonflées à partir de cette date. Ce seul facteur a compté pour la moitié de l'accroissement apparent de la part des revenus des 1% les mieux payés dans le revenu total.

Les bonus se substituent aux stock options

De 1979 à 1986, la forte taxation des revenus incitait les managers à négocier une part de leur rémunération sous forme de stock-options, taxées sous le régime plus favorable des plus-values à long terme. A partir de 1986, ils préfèrent se voir attribuer des stock-options ou bonus, imposés comme des salaires lorsqu'ils sont réalisés. Ce changement explique un autre effet de substitution, des revenus du capital au profit des revenus du travail.

Les revenus déclarés dépendent fortement du taux d'imposition

Le report des bénéfices des sociétés et des gains en capital vers l'impôt sur le revenu ne sont qu'une manifestation partielle d'un phénomène beaucoup plus large, appelé "élasticité du revenu imposable". Une baisse du taux d'imposition marginal a des conséquences variées. Elle peut inciter des personnes fortement qualifiées à travailler plus dur et plus tard ou à entreprendre, faire sortir certains travailleurs au noir de la clandestinité, ou encore encourager les investisseurs à détenir plus d'actions et moins de bons du Trésor exonérés d'impôts. Aussi, les contribuables sont moins incités à trouver des mécanismes d'ajustement, de déduction ou même d'évasion. C'est pourquoi une forte baisse du taux d'imposition entraîne mécaniquement une augmentation des revenus déclarés.

Plus d'une douzaine d'études [2] montrent que les revenus déclarés par ceux qui appartiennent à la tranche d'imposition la plus haute sont extrêmement sensibles aux changements de taux. Piketty et Saez montrent dans leur étude que les plus hauts revenus ont fortement augmenté aux États-Unis alors qu'ils sont restés relativement stables en Europe ou au Japon. Compte tenu de l'élasticité du revenu imposable au taux d'imposition, l'explication est très simple : en quelques années, les États-Unis ont divisé leur taux d'imposition marginal par deux. Pendant que la progressivité de l'impôt diminuait aux États-Unis, elle augmentait légèrement en France. Par conséquent, ne nous méprenons pas : les plus favorisés déclarent plus de revenus simplement parce qu'ils sont moins pénalisés de le faire. Cela montre uniquement comment ils réagissent aux variations de fiscalité, et pas combien ils gagnent effectivement.

Au dénominateur : une sous-estimation du revenu total

Tous les revenus des foyers fiscaux ne sont pas pris en compte dans l'étude, puisqu'elle est basée sur les déclarations faites au fisc. D'abord, les aides sociales aux plus défavorisés ne sont pas comptabilisées. Elles représentaient 8,5% des revenus disponibles en 1970, et ont fortement augmenté pour atteindre 14,5% en 2005. D'autre part, les revenus de l'épargne (intérêts et dividendes) du plus grand nombre d'Américains sont logés dans des niches fiscales (plan de retraite, plan d'épargne pour l'université, titres de dette des collectivités locales …). A ce titre, ils ne sont pas comptabilisés par l'IRS comme des revenus. Pourtant, ils constituent bien l'essentiel des revenus du capital touchés par le plus grand nombre. Ignorer ces deux aspects revient en fait à surestimer la part des plus hautes rémunérations, et à exagérer leur augmentation. Le même truc a été utilisé dans l'ouvrage Pour une révolution fiscale.

Tendance des revenus depuis 1989

En effectuant les corrections ci-dessus, on trouve que la part des revenus des 1% les mieux payés est restée parfaitement stable entre 1988 et 2003 à environ 9%. La part des 5% les mieux payés reste, quant à elle, stable autour de 20%. En fait, si l'étude de Piketty et Saez démontrait effectivement une augmentation continue de la part des hauts revenus sur longue période, alors toutes les autres estimations, y compris celles du Federal Reserve Board [3], seraient fausses. Une étude de 2004 montre en effet que les revenus des plus riches et des moins favorisés ont augmenté dans les mêmes proportions depuis 1989.

Évolution des revenus aux États-Unis (1989 - 2004)
Centile de revenuÉvolution 1989 - 2004
0 à 20 +21,0%
20 à 40 +19,9%
40 à 60 +12,8%
60 à 80 +14%
80 à 90 +20%
90 à 100 +20,7%
Source : Federal ReserveBoard, « Survey of Consumer Finances »

Les inégalités ont tendance à diminuer aux États-Unis

Le Census Bureau [4] a calculé après impôts et après transferts une réduction des inégalités entre 1986 et 2003. En outre, une étude publiée par le US Bureau of Labor Statistics [5] en 2005 montre que le coefficient de Gini mesurant les inégalités de consommation entre 1986 et 2001 a également baissé. En d'autres termes, les inégalités de revenu et de niveau de vie ont diminué aux États-Unis entre 1986 et 2003.

Mesure des inégalités par le coefficient de Gini
Coefficient de Gini198619932003
Revenu 0.409 0.398 0.394
Consommation 0.283 0.294 0.280 (chiffre 2001)
Source : Census Bureau et US Bureau of Labor Statistics

L'étude de Piketty et Saez porte sur les revenus avant impôts et avant transferts sociaux. Il est donc particulièrement curieux qu'elle appelle à plus de redistribution. Pour les étatistes, la bonne solution consiste toujours à augmenter les impôts. Certes, les inégalités existent aux Etats-Unis comme ailleurs ; elles sont même inévitables dans une société libre. Mais il n'y a aujourd'hui absolument aucune preuve sérieuse qui montre un accroissement de ces inégalités. Le nombre d'Américains vivant sous le seuil de pauvreté est en recul constant (12% en 2005 contre 15% en 1990 et 20% en 1960). Au bout de 24 mois, la probabilité pour qu'une personne vivant sous le seuil de pauvreté ait quitté sa situation précaire dépasse les 80% [6]. De la même manière, ceux qui gagnent le plus ne sont pas les mêmes d'une année sur l'autre. Aux Etats-Unis, on peut être pauvre aujourd'hui et riche demain car l'ascenseur social n'y est pas en panne.

[1] Pour avoir une idée de la façon dont procèdent ces économistes, il suffit d'aller sur le site www.revolutionfiscale. fr où sont présentées les sources de l'étude et visiter l'annexe technique « Programmes et fichiers » où, page 55, il est indiqué qu'en France le maximum de la courbe de Laffer est à 77 %. La courbe de Laffer est cette courbe qui donne le rendement des impôts en fonction du taux d'imposition. Ce chiffre de 77 % s'appuie sur un travail d'Emmanuel Saez où ce dernier a développé un modèle de taxation puis l'a numérisé, a donné des valeurs à ses paramètres en utilisant les salaires déclarés dans les déclarations de revenus aux USA en 1992 et 1993. Il développe une formule que T. Piketty a utilisée pour calculer son maximum de Laffer. Le seul problème est que le travail de Saez vise les hauts revenus, notamment au-delà du million de dollar et qu'il est clair qu'au-delà de ce niveau, les salaires deviennent un très mauvais indice des revenus, les revenus notamment mobiliers devenant prépondérants.

[2] Wojciech Kopczuk, Tax Bases, Tax Ratesand the Elasticity of Reported Income ; Jon Gruber et Emmanuel Saez, The Elasticity of Taxable Income : Evidence and Implication

[3] Conseil des Gouverneurs de la Banque Centrale Américaine

[4] Agence chargée du recensement aux États-Unis. Elle est également en charge de statistiques économiques et démographiques

[5] Principale agence de statistiques nationales aux États-Unis. Elle est indépendante et fournit notamment des études sur l'économie et le travail

[6] Source : Census Bureau : Measuring the duration of poverty spells