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Numérisation des archives départementales

La fin d'un monopole ?

Jusqu'à une date très récente (moins d'un an), le petit monde aseptisé des archives départementales vivait dans un calme relativement serein, celui procuré par la loi du 17 juillet 1978 relative à la réutilisation des informations publiques lui conférant le monopole d'accès et de réutilisation des documents d'archives publiques. Les archives nationales et départementales étaient réputées constituer « des organismes et services culturels » [1] au régime dérogatoire en matière de réutilisation de données publiques en leur possession. Le bénéfice de ce statut très protecteur (trop ? [2]) permet en effet aux établissements culturels eux-mêmes de fixer les conditions dans lesquelles les informations qu'ils conservent sont susceptibles de se voir réutilisées… jusqu'à ce que ce marché captif n'en vienne à intéresser des sociétés privées…

Aujourd'hui, on relève que seulement 60% des départements français proposent la consultation d'archives en ligne. L'arrivée d'opérateurs (notamment le site notrefamille.com) désirant numériser en masse les archives nationales [3] va faire l'effet d'un coup de tonnerre dans un ciel serein, et ce d'autant que les conseils généraux visés font la sourde oreille à leur demande : ils demandent rien moins que la livraison pour l'ensemble des départements français de leurs fichiers numériques des recensements de population, des registres paroissiaux et d'état civil et des registres militaires, avec extension possible aux listes électorales, cartes d'anciens combattants, cartes d'identité etc…. Devant la fin de non recevoir opposée par les exécutifs départementaux à leur demande de communication, un opérateur privé (Notrefamille.com) décide de passer à la vitesse supérieure, en saisissant directement la CADA afin d'obtenir satisfaction suite au refus explicite de deux départements, le Rhône et la Meurthe-et-Moselle. La décision de la Commission ne se fait pas attendre et confirme l'approche de l'entreprise privée (avis du 25 mars 2010 ref : 20100691). Cependant, s'il appartient aux archives de définir leurs propres règles de réutilisation « L'administration ne peut (…) s'opposer à la réutilisation d'informations publiques au seul motif qu'elle n'aurait pas encore établi de règlement ou de licence pour encadrer l'usage que le demandeur entend faire de ces données ».

En effet, l'entreprise prend véritablement de court les services départementaux :
- Ces derniers n'ont pas procédé à l'édiction de redevances de réutilisation au travers de licences en direction des opérateurs privés commerciaux. Cette absence de tarification a permis à l'entreprise de demander une communication gratuite des données.
- Certains services d'archives ont des fonds qui ne sont pas encore numérisés, si bien que la tarification de la mise à disposition des documents demandés, devient problématique… Comment facturer un service impossible à fournir ? L'attitude de notrefamille.com est pourtant conciliante :
- soit la numérisation et la communicabilité est possible et dans ce cas il s'engage à souscrire une licence de réutilisation au cas où celle-ci existerait (ce qui n'était bien évidemment pas le cas à l'heure où il avait formulé ses demandes),
- soit procéder lui-même à la numérisation des archives non encore traitées, à ses frais, dans les locaux mêmes des archives ou assumant les coûts de transports éventuels, en envoyant copie aux services concernés, ce qui devrait écarter tout paiement de redevance, puisque les archives ne peuvent lui imputer de coût de communication. A cette fin, l'entreprise a acquis le 7 juillet la société Archimaine, société spécialisée dans la numérisation, le stockage et la mise en ligne de documents d'archives auprès des collectivités locales (65 villes et départements) et des services de l'Etat (Ministère de la Culture, Marine nationale) qui a déjà numérisé pour le secteur public environ 140 millions d'images. La CADA s'est pourtant assurée que les dispositions de la CNIL [4] étaient pour l'essentiel respectées en empêchant le recoupement des fichiers, ainsi que l'assurance de l'opérateur de pouvoir « rendre illisible de manière définitive les données personnelles [5] à caractère religieux et médical figurant dans les cahiers de recensement. » Par ailleurs, la société Notrefamille.com est une structure solide, et validée par les pouvoirs publics comme éligible (la seule du reste) au grand emprunt dans son volet de 750 millions d'€ consacré à la numérisation du Patrimoine (dont les archives nationales et départementales font partie).

Suite à la décision de la CADA du 25 mai dernier, la réaction de la puissance publique est vive : sur le plan local, où s'engage un « rush » à l'édiction de licences de réutilisation : c'est chose faite à la mi-juillet pour les archives départementales du Bas-Rhin et de la Sarthe, dès la fin du mois pour la Meurthe-et-Moselle et le mouvement s'étend rapidement à la France entière et les archives décident de ne délivrer aucun document à l'entreprise tant que les licences ne sont pas mises en place [6], violant ainsi passivement l'esprit de l'avis CADA de mai 2010.

Par ailleurs, l'AAF (association des archivistes français) dénonce auprès du ministre de la Culture (lettre du 22 juin) une situation pouvant aboutir « à ficher toute la population française ». La réponse du ministre montre que le lobbying de l'association a porté ses fruits. Dans une allocution devant le Conseil supérieur des archives le 11 octobre, le ministre annonce le doublement du budget de fonctionnement des services d'archives nationales et départementales (respectivement 4 à 8 millions d'€ et 3 à 15 millions d'€) ainsi qu'une clarification prochaine du droit de réutilisation des archives publiques. Parallèlement, dans plusieurs avis rendus au profit du Service interministériel des Archives de France en septembre 2010 (non encore publiés), la CADA semble revenir sur sa position libérale précédente en fournissant aux services des archives considérés les motifs d'intérêt général suffisants permettant de refuser la réutilisation de leurs archives : « la commission insiste plus particulièrement sur un motif d'intérêt général inspiré des limites posées à la réutilisation par l'article 13 de la loi du 17 juillet 1978 s'agissant des données à caractère personnel, […]. La commission estime que ce motif permettrait d'interdire la réutilisation commerciale des données relatives à des personnes dont la date de naissance est de moins de 120 ans révolus sans avoir recueilli leur consentement ou sans que le réutilisateur ne se soit assuré préalablement de leur éventuel décès. » Or cette position permet de fermer la réutilisation des archives personnelles à partir des années 1890 ! Alors précisément que le propos de l'opérateur privé était de procéder à une numérisation allant jusqu'aux années 1930, ce que la CADA avait précédemment accepté [7] : celle-ci précisant à l'époque « de ce point de vue, une interdiction générale et absolue de réutilisation des données à caractère personnel de moins de cent ans pourrait encourir la critique… [8] » On l'aura compris, le monopole des archives publiques semble avoir encore de beaux jours devant lui…

[1] On se reportera pour des précisions complémentaires à la Lettre d'information de la CADA, n°5 de mai 2010, et en particulier l'article « Focus sur… la réutilisation des archives publiques ».

[2] Voir le rapport Ory-Lavollée conseil maître à la Cour des comptes, Diffusion numérique du Patrimoine, dimension de la politique culturelle, 2009, 143 p. Celui-ci d'ailleurs dans un récent article paru dans la Revue Française de Généalogie («  Réutiliser oui, mais sans exclusivité », 32ème année, n°190, oct/nov 2010, p.16-18), plaidait pour une collaboration avancée public/privé, affirmant : « Faire des sites web avec des grosses bases de données, ce n'est pas le même métier que de gérer des archives ». Sans attendre, se sentant attaquée dans son cœur de métier, l'Association des archivistes français (AAF) répliquait par un droit de réponse, largement diffusé en date du 13 octobre 2010.

[3] jusqu'en 1930, afin de respecter le délai de 75 ans touchant les archives privées, voir les délais nouveaux posés par la loi du 15 juillet 2008 relative aux archives, modifiant la loi du 2 janvier 1979 concernant les archives.

[4] Loi du 6 janvier 1978, notamment les dispositions de l'article 7. On se reportera pour plus de détails au très bon ouvrage récemment paru de Marie-Charlotte Roques-Bonnet, Le droit peut-il ignorer la Révolution numérique ? prix de la CNIL, Michalon, Paris, 606 p. Notamment en ce qui concerne les données personnelles et l'utilisation des données publiques

[5] Voir en particulier sous la direction de Judith Rochefeld, Les nouveaux défis du commerce électronique, LGDJ, 2010, en particulier la contribution de Laure Marino et Romain Perray, Les nouveaux défis du droit des personnes : La marchandisation des données personnelles, p.55-70.

[6] Sachant que «  la commission précise néanmoins qu'aucune redevance ne saurait être exigée en contrepartie de la réutilisation qui aura déjà été faite des informations publiques avant la souscription de la licence. », ibidem, p.42.

[7] Voir l'avis du 25 mai 2010 CADA n°20100691

[8] Ibidem, « ainsi que l'a indiqué la commission dans la lettre qu'elle a adressée à la direction des archives de France le 29 septembre 2009. » En effet, la loi n°2008-696 du 15 juillet 2008 relative aux archives a réduit de 100 à 75 ans le délai de communicabilité des documents issus de l'état civil et du recensement. En conséquence la commission estime que : « le département de Meurthe-et-Moselle ne peut opposer les termes de ce courrier au demeurant antérieur à la réforme opérée, et qui, contrairement à une décision ou un avis officiel de la CNIL, ne revêt pas de portée normative. »