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La politique de la terre brûlée

Voici que les prétendues nécessités de la période électorale viennent se conjuguer avec les vicissitudes rencontrées par la loi travail, les pressions exercées par les syndicats du secteur public, sans compter la crainte de sabotage de l’euro de foot, pour engendrer une des plus remarquables opérations de distribution de cadeaux que la France ait connues. Des « canadairs d’euros », ou si l’on préfère de l’ « helicopter money », à la différence près qu’il s’agit de clientélisme et non de distribution raisonnée à fins économiques. Le ton est donné par Najat Vallaud Belkacem lorsqu’à la question qui lui est posée de savoir ce qu’il adviendrait après 2017, si d’aventure la droite était élue, des promesses de hausses de salaires des enseignants censées se prolonger jusqu’en 2020, elle répondit avec un parfait cynisme qu’elle souhaitait « bien du plaisir » à ses successeurs s’ils voulaient revenir sur ce cadeau. Autrement dit, la politique de la terre brûlée, ou du terrain miné en termes plus modernes. De quoi s’agit-il précisément, à quels dégâts faut-il s’attendre, et comment ne pas offrir à la ministre le plaisir de savourer son mauvais coup ?

La garde devra se rendre pour ne pas mourir

Dans une envolée lyrique bien optimiste, Geoffroy Roux de Bézieux saluait récemment l’inversion de la hiérarchie des normes consacrée par l’article 2 de la loi travail, comme la « fin de la lutte des classes ». Avec ses garde-fous bien calculés, à savoir l’exigence de l’accord de la majorité des syndicats représentatifs, et non plus seulement de 30% d’entre eux comme actuellement, pour passer des accords collectifs au niveau de l’entreprise, et, en cas d’échec des négociations, la restriction aux syndicats eux-mêmes du droit de demander un référendum auprès des salariés, la CGT de Philippe Martinez ne prend pas grand risque de se voir imposer des accords qu’elle désapprouverait, et il y a fort à parier que la procédure restera d’application exceptionnelle. En revanche, le prix à payer pour obtenir le silence de la CGT, entre autres syndicats, sur cette prétendue inversion des normes, risque lui, d’être particulièrement lourd, et le jeu de ne pas en valoir la chandelle.

Philippe Martinez, s’il paraît avoir bien compris qu’il ne fera pas reculer Manuel Valls sur l’article 2, a aussi compris qu’en corollaire de l’importance vitale de cet article pour le ministre, il pouvait exiger à peu près ce qu’il voulait en contrepartie. Au cours de son débat avec Laurent Berger lundi dernier, Il a fait clairement connaître que trois autres points du projet de loi lui déplaisaient tout autant[1], et nul doute qu’ils ont fait l’objet des discussions qui ont été réouvertes avec le gouvernement – sans qu’on en sache plus actuellement.

Et bien sûr, le même syndicaliste a appelé à la rescousse la grosse cavalerie du secteur public, qui, bien que n’étant nullement concerné par la loi travail (les discussions ayant de tout temps déjà lieu à l’intérieur des grandes entreprises nationales à statut spécial, et non au niveau d’une quelconque branche), ont toujours une revendication à faire valoir dans leur poche. De plus, Ô chance à ne pas laisser passer, l’Euro de foot donne l’occasion d’exercer un très sérieux chantage au sabotage. Un ensemble de cavaleries ennemies suffisant pour pronostiquer un Waterloo gouvernemental, sans compter que la CFE-CGC ne jouera pas les Grouchy, puisqu’elle vient de répéter fortement qu’elle était tout autant que la CGT hostile à l’inversion des normes. La garde gouvernementale,  qui ne peut désormais compter que sur l’appui minoritaire des armées de la CFDT et de la CFTC, devra donc se rendre aux exigences cégétistes…

Les dégâts

Les routiers

Très tôt dans le conflit, le gouvernement s’est dépêché d’exclure l’application de l’article 2 aux chauffeurs routiers, en se rendant à l’argument selon lequel une partie importante de leur rémunération correspond à des heures supplémentaires payées à 25% et dont ils craignaient que la compensation passe à 10% (encore un dégât des 35 heures). Le problème ici, c‘est que le même argument est valable pour quantité de salariés qui travaillent 39 heures, que la loi perd alors dangereusement sa justification et que la majoration de 25% s’en trouvera sanctifiée…

La SNCF

Les dégâts sont considérables, la réforme de l’entreprise est sacrifiée sur l’autel de la loi travail, mais aussi de l’Euro de foot, du recul devant l’impossible ouverture à la concurrence, et du clientélisme électoral. Deux années de pédagogie de perdues, disent les proches du dossier, pour faire admettre les réformes de l’organisation du travail, avec notamment le fameux « 19/6 » dont Guillaume Pépy comptait se débarrasser, l’écoeurement de ce dernier, son offre de démission, l’immixtion du secrétaire aux transports Alain Vidalies[2] qui impose le recul général voulu par le gouvernement[3]…, et qui vient en dernier lieu offrir au syndicat UNSA, pour obtenir sa bienveillance, la probable reprise de la dette du groupe, en tout ou partie (50 milliards !) par l’Etat. Des reculs incompatibles avec la réforme ferroviaire votée en 2014 sous le même gouvernement.

Le gouvernement actuel va laisser à son successeur, à qui il souhaite certainement « bien du plaisir » comme le dit la ministre de l’Education, un terrain complètement miné en prévision de l’ouverture du trafic voyageur à la concurrence (2020), sans avoir rien réglé au problème d’une compétitivité inférieure de 20% aux concurrents étrangers. Ce sont de toutes façons, indépendamment du problème de la concurrence internationale, les contribuables et « usagers » de la SNCF qui sont amenés à combler le déficit de cette dernière, aggravé par son système de retraite extrêmement coûteux.

La revalorisation des carrières des enseignants.

C’est l’annonce toute récente de la ministre de l’Éducation, qui coûtera 500 millions en 2017, mais 1 milliard en 2020. Une annonce à visée électoraliste évidente. Non que le retard de la rémunération des enseignants français par rapport aux enseignants étrangers ne soit pas une anomalie à laquelle on doive remédier, mais cette façon de faire est typique de la lâcheté de l’État. Car une telle mesure est inséparable des reformes de fond qui s’imposent pour mieux utiliser les enseignants et leur temps de travail, comme il a toujours été soutenu dans ces colonnes (REF). En se contentant d’une revalorisation sans réforme, le gouvernement actuel met effectivement à la charge de son successeur une obligation lourde, mais il faudra en contrepartie d’autant plus mettre en route des réformes jamais accomplies.

Les mesures en faveur des fonctionnaires…

La revalorisation du point d’indice doit coûter 600 millions en 2016, mais 2,4 milliards en 2017, première année pleine ; la prime des professeurs des écoles : 57 millions en 2016 , mais 266 millions en 2017 ; l’accord sur l’amélioration des carrières, environ 5 milliards pour la totalité de la fonction publique à l’horizon 2020.

… des intermittents

Encore un problème qui n’est pas réglé, autrement que par la reconduction en 2017 des 90 millions du fonds de professionnalisation et de solidarité, à défaut des mesures qui s’imposent, à savoir la lutte contre l’utilisation injustifiée du régime par nombre de salariés, et la prise en charge du régime par l’État au titre de la solidarité nationale.

…des ménages

Encore une annonce présidentielle à l’heure actuelle non précisée, mais il faut s’attendre à de nouveaux cadeaux fiscaux au bénéfice de catégories de la population qui ont été déjà exclues du paiement de l’impôt sur le revenu, lequel n’est plus payé que par 46% des ménages, un record.

A quoi faut-il s’attendre comme nouvelles concessions catégorielles ?

Les revendications catégorielles que la saga de la loi travail a sinon fait naître, du moins largement favorisées, sont loin d’être éteintes à l’heure actuelle. On sait déjà que la grogne des contrôleurs aériens a été éteinte par l’engagement de ne pas procéder aux réductions d’effectifs qui menaçaient – on le suppose à juste titre. Mais comment et à quel prix va-t-on pouvoir faire taire les salariés des raffineries, d’EDF (pour les centrales nucléaires), les dockers… ? Au Havre, les navires ont été déroutés vers les ports d’Amsterdam et Rotterdam, et une fois de plus nos ports perdent du terrain au profit des ports étrangers. Cela risque d’entraîner la faillite des entreprises qui dépendent des approvisionnements par la route maritime. Ce qui n’a pas empêché les responsables de ces blocages d’accuser ces victimes d’exercer un chantage ! Hallucinant. Mais que fera-t-on ?

Les travaux d’Hercule des successeurs du gouvernement actuel

Ainsi donc voici un gouvernement qui n’aura pu qu’étouffer les plus hautes flammes d’un ensemble de feux dont il aura laissé couver les braises. Au prix de concessions et cadeaux faits à sa base de clientèle, c'est-à-dire ceux qui de près ou de loin sont rattachés au secteur public, ceux qui détiennent le pouvoir de nuisance, même s’ils ne sont pas concernés par la loi travail.

Il va falloir éteindre les braises, et faire en sorte que la nation cesse de subir de telles nuisances. Le travail est herculéen, et les risques sociaux considérables. Il faut s’y préparer, et préparer des élections en pleine clarté des programmes qui devront être mis en œuvre dans un temps très rapide. La situation actuelle a au moins l’avantage de faire comprendre que nécessité doit faire loi.


[1] A savoir le référendum d’entreprise, le périmètre des licenciements et la réforme de la médecine du travail.

[2] Lequel, pour justifier une décision de nature purement politicienne, ne craint pas de claironner que la SNCF  « entreprise publique, n’appartient pas à la direction, ni aux syndicats, elle appartient à la France » !

[3] Selon les Echos, une pétition émanant de cheminots estime que l’État « place la SNCF sous tutelle, en nous déniant la capacité à trouver par nous-mêmes et en nous imposant une organisation que seule une minorité parmi nous souhaitait faire perdurer. Elle sacrifie l'équilibre économique durable de la SNCF sur l'autel de la paix sociale à court terme ».