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La gratuité des données publiques ne doit pas être virtuelle

La France a-t-elle enfin décidé de libérer ses données publiques ? A première vue oui, puisque très récemment le Premier ministre François Fillon a choisi dans un décret et une circulaire d'affirmer solennellement le principe de la gratuité des données publiques et donc le caractère exceptionnel de leur facturation par les différents organismes d'État (ministères, établissements publics etc…). Ainsi la circulaire affirme-t-elle sans ambigüité : « Faciliter l'accès en ligne aux informations publiques dans un souci de transparence de l'action de l'État et leur réutilisation afin de favoriser l'innovation constitue une priorité dans la politique gouvernementale de modernisation de l'État et de développement de l'économie numérique. » On ne saurait être plus clair : souci de transparence de l'action de l'État, développement de l'économie numérique… tous les ingrédients sont là pour conjurer la mauvaise direction prise jusqu'à présent sur les données publiques en France, avec la tentation du tout payant à coût complet initiée par l'APIE (l'agence pour le patrimoine immatériel de l'État) dans le cadre de la « valorisation de l'immatériel » [1], en complète opposition par rapport à nos voisins les plus avancés en la matière, anglo-saxons et scandinaves.

Tout irait donc pour le mieux dans le meilleur des mondes, avec des pouvoirs publics attentifs au boom de l'économie numérique reposant sur le partage et la gratuité des données publiques, si l'on n'allait pas chercher « le diable dans les détails ». Et de ce côté-là, les choses s'annoncent tout à coup beaucoup plus difficiles car le décret proposé ne fait que compléter le dispositif en vigueur [2], mais ne réforme pas substantiellement l'application de la loi du 17 juillet 1978 relative à la liberté d'accès aux documents administratifs. Il s'agit avant tout d'un mécanisme d'encadrement qui cherche à ne pas obérer l'avenir, mais surtout malheureusement à préserver l'existant… à savoir les licences de réutilisation payantes déjà mises en place par les ministères. En effet, le nouveau décret précise [3] : « Les redevances instituées au bénéfice de l'État ou de l'un de ses établissements publics à caractère administratif avant le 1er juillet 2011 demeurent au régime en vigueur avant cette date sous réserve que les informations ou catégories d'informations concernées soient inscrites, dans un délai maximal d'un an à compter de cette date, sur une liste publiée … » En clair, « A défaut d'inscription des informations concernées sur la liste mentionnée au premier alinéa ou à défaut de publication de cette liste, avant le 1er juillet 2012, les redevances instituées deviennent caduques et les titulaires de licences peuvent réutiliser les informations en cause gratuitement. »

Les administrations et établissements publics ont donc un an pour « consolider » les redevances existantes en publiant la liste des données publiques qui y sont soumises. Ce ne sont que pour les redevances non encore publiées au 1er juillet 2011 que le principe de gratuité s'appliquera par défaut, à moins que les administrations qui souhaitent « soumettre au paiement d'une redevance la réutilisation d'informations publiques contenues dans des documents produits ou reçus par l'État » le fassent par l'intermédiaire d'une procédure plus encadrée : toute redevance payante pourra être établie comme antérieurement [sur la base du décret n°2009-151 du 10 février 2009 [4], avec les mêmes référentiels de coût par l'administration intéressée, mais en subordonnant sa validation à l'avis du Conseil d'orientation de l'édition publique et de l'information administrative (Coepia). Cet organisme remplace en effet depuis janvier 2010 [5] le très actif SPDDI, dit aussi « comité Légifrance » qui avait permis la mise en place du site public d'information juridique et le suivi de la diffusion du droit sur internet. Élément encourageant, le Coepia comporte notamment des représentants de la « société civile », bien qu'à la portion congrue (4 représentants des consommateurs sur les 28 membres que compte le conseil dont 16 représentants de l'État et 7 diffuseurs de données publiques).

La procédure évolue donc, mais si elle semble plus encadrée en matière de redevances payantes, elle n'en restreint pas le principe bien au contraire. Le décret et la circulaire du 26 mai 2011 font une lecture restrictive de la loi du 17 juillet 1978 quant au champ des données susceptibles d'être considérées comme publiques. Les restrictions antérieures que nous déplorions semblent en sortir encore renforcées :

1) Les exceptions classiques de la loi de 1978 sont maintenues (notamment celles figurant à l'article 6 de la loi) : documents préparatoires, documents revêtus du secret statistique, documents à caractère culturel, d'enseignement ou de recherche, documents relevant des corps constitués (Assemblée nationale, Sénat), conclusions des rapporteurs publics et des commissaires du gouvernement auprès du Conseil d'État etc…

2) Les informations produites ou reçues dans le cadre d'une mission de service public à caractère industriel et commercial restent également exclues des données publiques « communicables », et « cela concerne non seulement les établissements publics à caractère industriel et commercial mais également les administrations pour la part de leur activité effectuée selon les règles du commerce ». Il ressort donc que :

a. non seulement les EPIC sont « sanctuarisés » y compris quant aux données publiques produites dans le cadre de missions subsidiaires à caractère administratif (rapport d'exécution budgétaire, rapport d'activité, rapport financier, rapport social, liasse fiscale, dépenses d'administration, frais de déplacements, contrats d'objectifs et de moyens etc…),

b. mais encore que le critère non plus organique (à raison du caractère de l'établissement) mais matériel (à raison de la mission) doit s'appliquer même aux EPA « pour la part de leur activité effectuée selon les règles du commerce ».

Vue dans cette perspective, la « libération » des données publiques, notamment celles à forte valeur ajoutée d'un certain nombre d'opérateurs : Météo-France, INSEE, etc… ne va pas vraiment progresser puisque les grands équilibres actuels ne devraient pas être bousculés [6].

Par ailleurs, sur son volet territorial, la politique d'Open Data dépendra largement de l'activisme des internautes et du dynamisme des élus et des responsables locaux. Par construction, cette politique ne sera pas homogène car séparée constitutionnellement par le principe de libre administration des collectivités locales… ce principe aboutit par ailleurs à une « libération » des données territoriales essentiellement thématique au lieu d'être globale : si des villes pilotes comme Bordeaux, Nantes ou Rennes sont en tête de file quant au partage des données du transport par exemple, il n'en est pas forcément de même des autres données relatives aux politiques publiques locales : dépenses budgétaires locales, rémunération des agents, taux de criminalité, échec scolaire, places disponibles dans les crèches, moyens alloués au ramassage des ordures ménagères, absentéisme, données de gestion des établissements publics locaux, dépenses sociales complémentaires (facultatives) prises en charge par les collectivités territoriales etc…

Conclusion

In fine qu'y gagne véritablement la société civile ? Sans doute l'affirmation claire du principe, comme aux États-Unis, de l'accès gratuit aux données publiques. Mais ce principe n'est que facultatif (voir supra) pour les collectivités territoriales et leurs établissements publics ou privés (tandis que les organismes de sécurité sociale ne sont même pas évoqués). Les positions semblent au contraire se consolider au bénéfice des activités publiques industrielles et commerciales et semblent protéger les « monopoles publics » historiques.

Rien n'est, non plus, remis en cause pour le moment quant au droit de rétrocession à 100% au bénéfice des ministères et des opérateurs de l'État, du produit des revenus issus de l'immatériel dont font partie les licences payantes de réutilisation des données publiques. Enfin, l'annonce de la généralisation de licences-types de réutilisation à titre gratuit n'évoque pas clairement la mise en place, comme en Grande-Bretagne, de licences accordées en 1 clic (One clic).

S'agissant de la liste accueillie par le portail gouvernemental de la mission Etalab recensant exhaustivement les données publiques payantes, tout porte à croire qu'elle risque d'être fort longue… démesurément longue même, car tous les ministères vont sans doute se précipiter pour y faire figurer dans le délai limite d'un an, l'ensemble de leurs licences aujourd'hui payantes, mais également tous les jeux de données qu'ils jugeront utiles de valoriser à l'avenir et qui risquent sinon de tomber dans le domaine public…

L'affirmation du principe de gratuité risque donc de se retourner contre l'Open Data, au détriment de la société civile et du dynamisme de la sphère économique. La procédure semble donc encore longue et fastidieuse afin de pouvoir utiliser les jeux de données publiques librement et gratuitement.

[1] La volonté de « tarification » tous azimuts de l'APIE (l'agence pour le patrimoine immatériel de l'État) portée par une jurisprudence du Conseil d'Etat interprétée de façon complaisante et extensive en matière de redevances pour services rendus (CE, Ass, Plén, 16 juillet 2007 Syndicat national de la défense de la médecine libérale à l'hôpital) afin d'aboutir à une tarification des données publiques à coût complet en tenant compte « de la valeur économique de la prestation pour son bénéficiaire ».

[2] Décret n°2005-1755 du 30 décembre 2005 pris pour application après transposition de la directive européenne 2003/98/CE du 17 novembre 2003, assurée par l'ordonnance n°2005-650 du 6 juin 2005.

[3] Décret n°2011-577 du 26 mai 2011 relatif à la réutilisation des informations publiques détenues par l'État et ses établissements publics administratifs.

[4] Rappelons que ces deux décrets fixaient non seulement les modalités de tarification, mais aussi le niveau de restitution aux ministères des produits générés par la vente des licences de réutiliation (100% !). Lire également la circulaire du 30 mars 2009 afférente.

[5] Décret n°2010-32 du 11 janvier 2010.

[6] Voir Les Échos, 27-28 mai 2011, p.25, Séverin Naudet interrogé par Nicolas Rauline : « Il ne s'agit pas de tout remettre en cause. Certains modèles existant, lorsqu'ils se fondent sur de nécessaires équilibres, doivent être préservés. Par exemple, le service public de la Culture, qui dépend beaucoup de ses ressources propres, ou encore la statistique publique indépendante, dont le financement est essentiel. »