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Grèves : les syndicats jouent-ils l’illégalité ?

Sommes-nous dans un état de droit ? Les mouvements concernant la SNCF nous donnent une nouvelle occasion d’en douter. Car les moyens de droit ne manquent pas autant qu’on le dit pour faire respecter la règlementation de la grève, même si cette règlementation provient de la jurisprudence et non pas de la loi. C’est une affaire de volonté, et aussi de fermeté de la part des tribunaux.

Un coup d’œil aussi sur la règlementation en Allemagne et au Royaume-Uni, pour donner des idées dont la France ferait bien de s’inspirer.

La détermination des abus du droit de grève par la Cour de cassation

Certains commentaires remarquent que le droit de grève, qui selon la Constitution, « s’exerce dans le cadre des lois qui le règlementent », n’a fait en réalité l’objet d’aucune législation autrement que sur des points de détail. En particulier, aucune loi ne vient réglementer le point de déterminer les cas dans lesquels une grève est illégitime. Ce’ n’est pas tout à fait exact, car la jurisprudence, qui est aussi une source de droit, surtout lorsqu’elle émane de la Cour de cassation, est venue « dire le droit » et fixer des bornes à ne pas dépasser par les auteurs des grèves.

La grève doit avoir par principe comme objet de donner satisfaction aux revendications communes aux personnes faisant grève, et relatives. Voici, en relation avec les grèves actuelles, des jurisprudences intéressantes de la Cour de cassation, où il a été jugé que la grève pouvait avoir un caractère illicite :

  • La grève de soutien ou de solidarité est par principe illicite « dès lors qu'elle ne tend pas à défendre en outre les intérêts professionnels intéressant directement les salariés qui y participent » ;
  • La grève politique, « qui a pour objet d'affirmer une position politique correspond à un usage abusif du droit de grève. Il en est de même lorsqu'il s'agit d'une grève consistant en une protestation contre les décisions de la puissance publique ». Il est intéressant que cette définition soit reprise textuellement du site du syndicat SUD, dont la position est très en pointe dans les conflits concernant la SNCF en particulier ;
  • Est aussi illicite la grève perlée, dont le syndicat SUD donne la définition suivante : «.un ralentissement du rythme de travail sans arrêt complet de l'activité ou une exécution volontairement défectueuse du travail en vue d'appuyer des revendications professionnelles. La grève perlée est un mouvement qualifié par la Cour de cassation d'illicite ». Cette définition est toutefois trop large, car les décisions de jurisprudence ne condamnent la grève perlée que lorsqu’elle entraîne une désorganisation de l’entreprise. Il en a ainsi été jugé dans un cas où les salariés avaient fait grève pendant un quart d’heure toutes les heures, que « la répétition des arrêts de travail, même de courte durée ne constitue pas un abus du droit de grève dès lors que ces arrêts n'entraînent pas la désorganisation de l'entreprise ». S’il n’y a pas eu de perturbation constatée en dehors des stricts horaires d’arrêts de travail, aucune retenue de salaire n’est non plus justifiée au-delà de la durée de ces arrêts ;
  • Enfin, la grève du zèle, qui est un moyen de pression grâce à la perturbation de la production de l'entreprise, ne doit cependant pas aboutir à une véritable désorganisation de celle-ci.

Application de la jurisprudence au cas présent

La grève du 22 mars

Les grèves de ce 22 mars 2018 sont de plusieurs sortes. Concernant la SNCF, nous avons retenu la revendication exprimée dans le préavis de la grève de soutien émanant de la CGT-RATP : « Notre refus de voir remettre en cause le service public dans ses missions, notre dénonciation d’un changement de statut des EPIC au profit de formes juridiques qui permettront, à court ou moyen termes, d’ouvrir le capital de ces dernières et de privatiser les grandes entreprises publiques nationales telles que la RATP ».

La RATP a exprimé dans les médias que cette grève correspondait au soutien des cheminots. On doit la considérer comme illégale au regard des principes que nous avons évoqués. En effet, les salariés de la RATP n’ont aucune revendication professionnelle commune avec les cheminots. Ils invoquent néanmoins le « statut des EPIC » et l’éventualité que le changement de ce statut permette une privatisation des grandes entreprises nationales. Or, non seulement il n’est pas question de remettre en cause le service public, ni de privatiser la SNCF, mais surtout, aucune réforme n’est annoncée concernant la RATP. Evoquer une éventualité complètement hypothétique comme revendication justifiant une grève revient à permettre de dire n’importe quoi pour justifier une grève, autrement dit, à priver la nécessité du préavis et l’énumération des revendications de toute signification. De plus, la revendication a un caractère politique marqué dans la mesure où la forme juridique utilisée pour l’employeur (et non pas le statut des salariés) n’est pas reliée une revendication de nature professionnelle.

Les grèves d’avril à juin

En ce qui concerne les grèves prévues pour les trois mois d’avril à juin, et qui à notre connaissance n’ont pas encore fait l’objet de préavis, on se trouve cette fois dans une illicéité tenant à la désorganisation de la SNCF qui ne manquera pas d’être la conséquence de cette perturbation sur une aussi longue période. C’est d’ailleurs la volonté exprimée par le message du secrétaire CGT de la gare de Lyon : "La désorganisation du travail devra se faire également sur les jours ouvrés mais je ne vous en dis pas plus sur ce mail, je pense que vous avez compris où l’on veut en venir". Ce message a provoqué la colère justifiée du président de la SNCF. Certes, ce n’est qu’une menace, dont on se demande ce qu’elle sous-entend, et on ne pourra se prononcer qu’après coup. Mais la volonté de désorganiser le service public (quel paradoxe !) est clairement exprimée. Dans ce cas, l’illégalité serait manifeste, qu’il s’agisse d’un cas de grève perlée constitutive de désorganisation, de grève du zèle, voire éventuellement de sabotage.

Même si d’ailleurs la CGT ne met pas de menace particulière à exécution, la désorganisation peut résulter du simple fait que les effets de la grève ne se limiteraient pas aux deux jours prévus tous les cinq jours, mais s’étendraient de part et d’autre de ces deux jours. Dans ce cas, non seulement la désorganisation rendrait la grève illégale, mais de plus les salariés grévistes se verraient sanctionnés par la perte de leur salaire sur une période bien plus grande que prévu, voire sur toute la durée des trois mois de la grève perlée !

Ni la SNCF ni l’Etat ne sont sans moyens dans cette affaire. Il risque de manquer la volonté d’agir, et aussi la fermeté dont les tribunaux devraient faire preuve pour appliquer sans faillir les principes dégagés par la jurisprudence.

La règlementation des grèves à l’étranger

En Allemagne

Le droit de grève est totalement encadré en Allemagne. Il est en premier lieu toujours interdit aux fonctionnaires, qui ne représentent d’ailleurs qu’une minorité des salariés des entreprises publiques (1,7 million). Les salariés de la Deutsche Bahn sont quant à eux passés sous statut privé, et disposent du droit de grève, dont ils ont usé en 2013 jusqu’à provoquer en 2015 une limitation de son exercice (désormais exclu pour les syndicats minoritaires)[1].

En second lieu, même lorsqu’elle est permise, la grève n'est légale que si elle porte sur les conditions de travail définies dans les conventions d'entreprise ou de branche. Toute grève « politique » contre des lois votées au Parlement ainsi que toute grève de « solidarité » sont illégales et peuvent être sanctionnées par une mesure de licenciement.

En troisième lieu, l'exercice du droit de grève est enserré dans des procédures extrêmement strictes. La grève ne peut intervenir qu'au moment et dans le cadre de la renégociation des conventions d'entreprise ou de branche entre les organisations syndicales et patronales et après un premier cycle infructueux de négociations. Il ne peut s'agir alors que de grèves d'avertissement, pour des durées très limitées et d'une partie seulement du personnel. La grève générale ne pourra intervenir qu'ultérieurement, sous réserve que 75% au moins des syndiqués s'y déclarent favorables par référendum, alors qu'il suffit par comparaison que 25% des syndiqués acceptent les accords négociés. Enfin, les statuts des syndicats prévoient généralement que ceux-ci s'engagent à rémunérer leurs syndiqués grévistes sur les fonds de leurs caisses de grève.

On ferait bien de s’inspirer de telles règles en France.

Au Royaume-Uni

Depuis 1982, les grèves politiques et de solidarité ne sont plus protégées par la loi et les syndicats sont susceptibles d’être condamnés, y compris à des dommages et intérêts, s’ils appellent à une grève illégale.

La possibilité de mettre en œuvre la responsabilité financière des syndicats serait une réforme bien venue en France. Ainsi lors des grèves de 1995, la CGT décida d’affréter des trains entiers de la SNCF. La très lourde facture, plusieurs centaines de milliers de francs, n’étant pas réglée après plusieurs mois, les dirigeants de l’entreprise publique firent appel aux tribunaux et la CGT, bien que condamnée, n’a jamais eu à payer sa dette. En effet, le Code du travail prévoit que « les meubles et immeubles nécessaires aux syndicats professionnels pour leurs réunions, bibliothèques et formations sont insaisissables ». Et au sens large, les « meubles » incluent les comptes bancaires…


[1] Si les fonctionnaires français ne disposaient pas du droit de grève, verrait-on les salariés de la SNCF demander à passer sous statut privé ?