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Grève SNCF : le statut encore au coeur du sujet

Alors que le gouvernement présente son projet de loi au Parlement la semaine prochaine, les syndicats de cheminots (CGT et SUD Rail principalement) mènent leur 4e mouvement de grève (après ceux d'octobre 2012, de juin et de décembre 2013 déjà sur ce sujet) contre la réforme ferroviaire depuis l'annonce par Frédéric Cuvillier de son projet de création d'un grand pôle public ferroviaire. Pourtant, qu'on ne s'y trompe pas, le projet de loi n'est pas, loin de là, une étape vers l'ouverture à la concurrence qui est pourtant la seule solution pour sauver le ferroviaire. La Fondation iFRAP se prononce pour une organisation permettant une véritable ouverture à la concurrence avec deux établissements distincts disposant chacun de leurs personnels, sans "EPIC de tête", pour garantir une parfaite séparation des métiers.

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Le projet de loi prévoit en effet une organisation alambiquée regroupant sous une holding de tête nommé SNCF deux filiales, SNCF Réseau, gestionnaire de réseau, et SNCF mobilités, opérateur ferroviaire. On est donc loin d'un vrai modèle d'ouverture à la concurrence à l'image de l'aérien par exemple avec deux sociétés bien distinctes, l'une s'occupant des aéroports (ADP) et l'autre s'occupant de faire voler des avions (Air France). Le modèle proposé reste sous la coupe de la SNCF et d'ailleurs ceux qui ont contribué à ce projet de loi ont bien déclaré leur aversion à la concurrence. Le ministre lui-même à l'occasion de l'annonce de son projet de rapprochement RFF SNCF avait déclaré qu'il "ne juge pas inéluctable l'ouverture à la concurrence" et Jean-Louis Bianco rapporteur pour le gouvernement d'un rapport intitulé "réussir la réforme ferroviaire" et qui a depuis rejoint le cabinet de Mme Royal, ministre de l'Ecologie, tutelle de Frédéric Cuvillier, a affirmé que "l'ouverture à la concurrence n'est pas de loin et de très loin l'objectif de cette réforme, d'autant que ses effets sont très contrastés". Ils ont néanmoins tous approuvé à Bruxelles l'ouverture en préparation.

Le modèle intégré qu'ils défendent est à l'image de ce qui a été mis en place en France dans le secteur de l'électricité avec EDF et ErDF pour le réseau de distribution ou en Allemagne avec la DB qui a filialisé le réseau dans une structure nommée DB Netz mais qui fait partie du groupe DB. Or si on se réfère à ce qui s'est passé pour l'électricité le moins que l'on puisse dire c'est que la formule n'a pas permis d'ouvrir le marché à la concurrence. Par ailleurs EDF a réussi à imposer son statut d'électricien et gazier à toutes les entreprises du secteur. Quant à l'Allemagne, même si toutes les activités ferroviaires sont ouvertes à la concurrence, contrairement à la France, les opérateurs privés soulignent quand même que le marché est verrouillé par la DB et reste difficile à pénétrer.

De toute façon les syndicats ne veulent pas de cette organisation puisqu'ils redoutent un partage des effectifs entre les deux structures SNCF Réseau et SNCF Mobilités : ce qu'ils veulent c'est l' "unité de la famille cheminote" qu'elle travaille pour le réseau ou pour les trains, gage d'une forteresse imprenable. C'est d'ailleurs ce qui avait été concédé par le gouvernement de gauche qui avait mis en place la séparation RFF/SNCF en 1997. Sous la contrainte de Bruxelles le gouvernement de Lionel Jospin avec Jean-Claude Gayssot aux transports avait mis en place cette séparation juridique mais en prenant soin de laisser l'entièreté des agents dans la SNCF. RFF n'avait d'autre choix que de contracter avec la SNCF pour l'entretien du réseau : SNCF était l'unique "gestionnaire délégué" du système et le tour était joué. Au passage, la dette du ferroviaire de près de 20 milliards à l'époque avait était placée dans RFF, opportunément au moment du passage à l'euro permettant d'alléger d'autant la dette publique. Ainsi ce que Jean-Claude Gayssot avait pu éviter, Frédéric Cuvillier est en train de le mettre en œuvre au grand dam des syndicats qui demandent carrément le retour à la situation d'avant 1997 avec une SNCF monolithique qui n'avait pas plus fait la démonstration de son efficacité économique. Et au passage une reprise de la dette par l'État qui entre temps se monte à plus de 40 milliards d'euros. Une vue complètement irréaliste puisque même si le gouvernement devait céder il serait retoqué par Bruxelles.

A propos de la grève SNCF, voici les extraits d'une déclaration de François Kalfon, secrétaire national à l'emploi au travail et à la formation professionnelle au Parti Socialiste sur BFM Business les experts N. Doze le 13/06/2014 : "Le problème de la SNCF c'est le climat social (…) La réalité de cette grève ce n'est le projet de loi qui est l'écume des choses, c'est le climat interne, la cohésion sociale qui est dégradée. Parce qu'auparavant on avait des organisations syndicales de cogestion (Comme la CGT à la RATP qui, en tant qu'administrateur est même d'accord pour des lignes automatiques sans chauffeur) alors qu'à la SNCF on a des gens repliés sur eux-mêmes qui sont dans une logique de contestation absolue comme SUD qui est un syndicat révolutionnaire qui veut mettre à bas le système."

L'organisation RFF/SNCF a depuis largement été critiquée notamment parce qu'elle n'a pas su stopper l'endettement du système ferroviaire dans son ensemble qui pourrait atteindre les 50 milliards. Qu'il s'agisse des responsables de SNCF et RFF, ou des responsables politiques, tous ont souligné que l'organisation n'était plus tenable justifiant par là le retour au pôle ferroviaire intégré. Alors qu'il aurait fallu aller plus loin dans la séparation et transférer les personnels en charge de la circulation ferroviaire ou de la maintenance et de l'entretien du réseau à RFF, sans holding de tête. Il faut souligner que RFF ne s'est pas pressé de récupérer des personnels fortement syndiqués de la SNCF et a négligé l'entretien du réseau au profit de la construction de nouvelles LGV notamment en passant des contrats avec de grandes entreprises de travaux publics, leur déléguant au passage une partie de la maintenance, voir la ligne Tours-Bordeaux. Mais la vétusté du réseau dénoncée dans un rapport commandé à l'École polytechnique de Lausanne, a été le premier rappel à l'ordre. Ce rapport avait indiqué qu'à défaut d'investissements d'entretien, le réseau français s'était fortement dégradé. Ont suivi de nombreux exemples caricaturaux du système :

  • Claude Martinand, ancien directeur de RFF, déclarant à la MEC : "Ce sont les mêmes qui font le diagnostic de ce qu'il faut faire et qui le font ensuite. Vous imaginez bien que quand vous travaillez sur la ligne Béziers-Neussargues, vous n'allez pas dire qu'il n'y a rien à faire ; vous allez même dire le contraire pour justifier le maintien des effectifs. Donc, dans l'infrastructure, on peut réaliser d'énormes gains de productivité en organisant mieux le travail."
  • La commande géante de la SNCF de 341 nouveaux trains express régionaux pour 14 milliards d'euros dont on apprend que les quais des gares devant les accueillir ne sont pas aux normes.
  • L'accident dramatique de Brétigny, montrant les errements d'un système où l'on ne sait pas clairement qui sont les responsables de l'entretien des voies.
Selon le site mobilités, le ministre des Transports aurait apporté des éléments nouveaux aux syndicats dans le cadre des négociations :
- un contrat cadre État-SNCF assurant la cohérence et l'unité stratégique, industrielle et économique entre la SNCF et RFF,
- l'affirmation du caractère "non séparable" des futurs établissements,
- la création d'un comité central d'entreprise unique représentant les salariés,
- le maintien du recrutement au statut de cheminot et l'arrêt des embauches de salariés qui relèvent du droit privé,
- l'obligation d'un rapport sur le traitement de la dette, présenté au Parlement et de possibles nouvelles sources de financement destinées aux infrastructures de transport ferroviaire

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L'autre élément c'est l'attitude de la SNCF également prompte à aller challenger les marchés européens et mondiaux s'ouvrant à la concurrence : par exemple, Keolis, filiale à 70% de la SNCF, qui remporte un important contrat au Royaume-Uni, pour coexploiter les liaisons ferroviaires autour de Londres pour 7 ans, pour un marché représentant 1,4 milliard d'euros par an. Mais défendant bec et ongles le verrouillage du marché français notamment sur les TER, les intercités, et même les lignes d'autocars soumises jusqu'à encore récemment à l'approbation de la SNCF. Tout cela a contribué à ce que l'élaboration du 4e paquet ferroviaire en début d'année 2014 rappelle que pour que la concurrence s'exerce dans de saines conditions les deux métiers de gestionnaire d'infrastructure et d'opérateur ferroviaire doivent s'exercer dans des structures distinctes, et prépare l'ouverture totale à la concurrence en 2019 (à ce stade, le marché sera totalement ouvert puisque le fret l'est déjà depuis 2006 et le transport international de voyageurs l'est depuis fin 2009). Les syndicats craignent que le 4e paquet ne remette en cause la place de l' "EPIC mère". Le patron de la CGT, cheminot, a d'ailleurs déclaré "une ouverture à la concurrence réussie c'est pas d'ouverture à la concurrence du tout".

Mais derrière cette défense du service public, cette grève n'a d'autre but que de défendre le statut cheminot. Même si le projet de loi prévoit la négociation d'un cadre social homogène s'appliquant à l'ensemble des salariés du rail privé ou public avec la mise en place d'une convention collective, la crainte des syndicats c'est que cette organisation ne mette encore plus en avant la différence de productivité avec des opérateurs privés concurrents (notamment sur la question du temps de travail, les retraites, elles, restent hors négociation). Les syndicats veulent également des garanties sur les embauches : actuellement le nombre d'employés dans la SNCF recule : il est passé de 152.000 cheminots sous statut en 2008 contre 144.000 en 2011 pour la SNCF stricto sensu tandis que les contractuels ont progressé d'1 millier d'emplois (le groupe SNCF avec ses très nombreuses filiales compte au total 250.000 agents). Et pour cause, la SNCF se fait concurrence à elle-même par exemple dans le fret avec des filiales employant des salariés hors statut. Ce point est essentiel puisque tous les observateurs reconnaissent des écarts de productivité de 30% entre le statut cheminot et les opérateurs privés.

Le statut de cheminot à l'origine du manque de productivité :
- + 35% de salaire en plus pour les conducteurs de la SNCF
- + 12% de cotisation employeur versus le privé pour n'assurer qu'une partie du financement du régime spécial des retraites
- 126 jours de repos périodiques, hors jours fériés, contre 104 dans la convention collective du privé
- 28 jours de congés payés contre 25
- 14 heures de repos journalier contre 12 dans la convention collective
- impact sur 12 jours de la règle des 19-6 (un conducteur qui part en congé le samedi ne peut pas travailler la veille après 19h00. Idem pour le retour où il ne peut pas reprendre le travail avant 6h00 le lundi)

Résultat : un conducteur de Fret SNCF n'est vraiment disponible que 197 jours contre 219 jours, et avec un salaire 35% plus élevé.

Un écart qui pénalise l'ensemble du transport ferroviaire en France qui recule en termes d'activité alors que les pays qui ont libéralisé ont vu leur activité fret progresser. On ne le dit pas assez mais ce manque de productivité est une épine dans la compétitivité des entreprises françaises qui ne peuvent compter sur un secteur fret performant. Au contraire de l'Allemagne où tous les métiers de la logistique, ferroviaire compris, sont au service de l'industrie allemande et de son formidable potentiel d'exportations. Le transport de fret ferroviaire est passé de 296 à 366 millions de tonnes en Allemagne entre 2003 et 2012. En France il est passé de 120 à 87 millions de tonnes.

Un écart qui pèse aussi sur le contribuable national : que l'on pense aux plans fret qui se sont succédé, 800 millions d'euros en 2005, 7 milliards de rénovation du réseau au service du fret en 2009. Dernier avatar de ce soutien au fret, l'écotaxe dont on a oublié qu'il devait soutenir le report modal en matière de transport de marchandises. Il y a aussi les retraites : 3,3 milliards de charges de compensation et de subventions d'équilibre pour le régime de retraite sont versés par le budget de l'État ce qui correspond à une subvention de plus de 10.000 euros par retraité. Il y a enfin les différentes subventions d'exploitation versées à la SNCF par les régions qui représentent 2,7 milliards de subventions de délégation de service et sur lesquels il serait possible de gagner 1 milliard d'euros en ouvrant à la concurrence. Au total l'ensemble du secteur ferroviaire vit sous perfusion de 13 milliards d'euros de dotations publiques par an pour un système qui n'est pas suffisamment performant.

Si le système mis en place en 1997 n'était certainement pas le plus opérationnel, il avait le mérite d'éclairer qui étaient les acteurs du marché et quelles étaient leurs responsabilités. Cet énième épisode de grève confirme l'impression que le chemin de fer français n'est conçu que pour ses seuls travailleurs et que le client est inexistant. Reste à voir ce que la France aurait à gagner à poursuivre son isolement : certainement une marginalisation définitive dans les trafics de fret (renforcement portuaire d'Anvers, Rotterdam et Hambourg au détriment du Havre et renforcement du trafic routier international) et donc des emplois qui vont avec. Idem pour le marché des voyageurs avec au final un recul du ferroviaire au profit d'autres modes de transport : auto-partage, aérien low cost, autocars, etc.

Comparée à l'attitude responsable des salariés d'Alstom, pourtant certains de changer bientôt d'employeur, celle des grévistes de la SNCF jette un doute sur la survie de leur entreprise à dix ans. Les monopoles sont nuisibles. Si, par cette grève injustifiée, les syndicats ont voulu prouver qu'entre monopole et droit de grève, il faut choisir, leur démonstration est réussie. C'est donc un véritable changement, beaucoup plus profond que la réformette actuelle que les gouvernements doivent préparer.