Actualité

Gratuité des transports parisiens : une idée désastreuse

Anne Hidalgo appelle à étudier l’éventualité d’instituer la gratuité des transports parisiens. Simple coup politique ou véritable proposition ? Toujours est-il qu’une commission va bien se pencher sur la question. Il est navrant qu’une telle initiative, contraire à la plus élémentaire préoccupation de gestion des ressources publiques, puisse prendre sérieusement son envol. Mais ce n’est pas le seul commentaire qui s’impose, s’agissant d’instituer une nouvelle « gratuité », et de plus de priver de ressources un service public qui souffre particulièrement à la fois d’un engorgement et d’une vétusté à la limite de l’inacceptable.

Les transports parisiens sont organisés sous l’autorité de l’EPIC Mobilités Ile-de-France (ex-STIF) qui a passé des contrats avec les opérateurs, que sont pour la quasi-totalité des transports la RATP et SNCF, pour le métro et le RER. Le coût de ces transports est d’environ 10 milliards d’euros, qui sont financés pour 28% par les recettes tarifaires (la billetterie) et pour le restant par les entreprises, l’Etat (la moitié des amendes de voirie notamment) et les collectivités publiques. Les entreprises de l’Ile-de-France s’acquittent du versement transport, pour un produit d’environ 4,3 milliards, soit 43% du financement et ce, sans compter la prise en charge des frais de transport des salariés pour un coût annuel de 800 millions. Ce versement est acquitté auprès de l’URSSAF, qui le remet à l’EPIC, lequel l’utilise pour subventionner les opérateurs.

Dans la ligne de sa croisade anti-automobiles, la maire de Paris attend éventuellement de cette gratuité une plus grande utilisation des transports en commun, notamment par les automobilistes. Notons tout de suite que la compétence est celle de la région Ile-de-France, et qu’on imagine mal que les seuls transports gérés par la RATP (métros et partie des RER) soient concernés.

En France, 23 collectivités urbaines sur 290 ont institué la gratuité des transports en commun. Il s’agit de villes moyennes (on cite souvent le cas de Dunkerque comme un succès), la plus grande étant la ville de Niort, dont les transports en commun desservent 180.000 habitant. A l’étranger, à part la ville de Tallin, capitale de l’Estonie (450.000 habitants), et deux villes allemandes moyennes, la gratuité n’est pas répandue. 

La gratuité, le moyen le moins efficace de financement des dépenses

Les dépenses de transport soulèvent la question classique de déterminer qui, de l’usager ou du contribuable, doit assurer leur financement. Car la gratuité impose le financement par l’impôt. Comme nous l’avons indiqué, l’usager des transports d’Ile-de-France ne paye que 28% du coût du transport. Nationalement, l’usager des lignes SNCF ne paye quant à lui que 40% du coût du billet, soit un manque annuel de 14 milliards, sans compter le montant des retraites des salariés statutaires à la charge de l’Etat, soit 3,2 milliards environ chaque année.

Il est normal que, s’agissant d’un service public, le contribuable en paye une partie importante. Mais les finances publiques – le contribuable – ne peuvent pas supporter de tels coûts, qui sont en augmentation chaque année. Si les Français étaient conscients de payer une telle proportion du coût des transports en tant que contribuables, il est plus que vraisemblable qu’ils verraient la réforme de la SNCF d’un œil encore plus favorable. Que dire alors si on passait à la gratuité totale ! Les Français considéreraient qu’il s’agit d’un dû et perdraient toute notion du coût. La gratuité, qui n’est qu’une formule trompeuse[1], déresponsabilise le bénéficiaire et fait perdre la notion du choix dans les dépenses. C’est la pire façon, car la moins efficace, d’utiliser les ressources publiques – à un moment où tout le monde s’accorde pour dire que le problème français est avant tout de juger de l’efficacité des dépenses publiques donc de développer une approche analytique de la dépense publique afin d’en isoler les coûts réels de production.

Concernant particulièrement les transports de l’Ile-de-France, et contrairement aux villes moyennes que nous avons évoquées, ils ont pour caractéristique d’être à la fois très engorgés et vétustes, comme s’en aperçoivent tous les jours les passagers des RER. Le doublement, nécessaire, des lignes par le Grand Paris Express s’effectue actuellement pour un prix exorbitant (une trentaine de milliards). Et c’est maintenant que l’on vient parler de la gratuité des transports publics, dont l’objectif est d’augmenter leur fréquentation et donc leur engorgement, et le résultat d’accuser encore le déficit financier de réseaux que nous ne sommes même pas capables d’entretenir ?

La contribution des entreprises

Le financement des transports d’Ile-de-France est lourdement à la charge des entreprises et employeurs, qui sont doublement mis à contribution : par le versement transport, déjà évoqué, dont doivent s’acquitter toutes les entreprises à partir de 11 salariés, mais aussi par la prise en charge obligatoire de 50% du coût du transport de leur personnel.

Cette prise en charge aboutit à ce que les salariés ne payent au total que 14% du coût du transport[2]. On peut penser dans ces conditions que l’incitation pour les salariés à utiliser les transports en commun si on passait à la gratuité totale, ne serait que minime, tellement la différence est déjà grande avec l’utilisation de moyens personnels de transport.

En second lieu, il y a fort à parier que la gratuité pour l’usager signifierait une contribution fortement augmentée de la part des employeurs, sous forme de hausse des cotisations ou du versement transport, qui est constamment manipulé. Cette politique viendrait à contre sens de celle que le gouvernement actuel tente d’appliquer à juste titre.

Conséquence immédiate : hausse de la fiscalité

Le gouvernement ne semble pas avoir encore réagi à l’intention de la maire de Paris. Plusieurs organisations se sont cependant prononcées, généralement avec prudence. La présidente de la RATP, dont les comptes sont à l’équilibre, a clairement exprimé sa préoccupation de nature financière. Quant au président de la SNCF, on présume qu’il a d’autres préoccupations… On est surpris que Valérie Pécresse, au nom de l’EPIC, dont toute décision dépend, se soit exprimée avec timidité, sans écarter d’emblée la mesure.

En effet, une telle gratuité, s’agissant des transports de l’Ile-de-France, aurait des conséquences financières considérables, puisqu’il faudrait trouver des ressources à hauteur de 3,8 milliards. Et ce, précisément au moment où les comptes nationaux pour 2017 viennent de révéler que :

  • Le déficit des comptes publics (au sens de Maastricht) vient certes de se monter à 2,6% du PIB, soit une amélioration d’environ 0,3% par rapport aux prévisions ;
  • Mais que les dépenses publiques sont passées à 56,5% du PIB au lieu d’une prévision de 56,1% ;
  • Que la dette a augmenté de 66 milliards ;
  • Que les prélèvements obligatoires sont passés de 44,6% en 2016 à 45,4% en 2017, le gouvernement ayant prévu 43,7 % à l’horizon 2022 ;
  • Mais surtout que les administrations publiques locales sont pour la deuxième année consécutive parvenues à l’équilibre de leurs comptes publics (excédent de 800 millions d’euros 2017 après 3 milliards en 2016). Une rareté qui n’était intervenue que très ponctuellement en 2011 depuis 2003.

Avec 45,4%, la France est championne du monde des prélèvements obligatoires, qui n’ont jamais atteint ce montant dans notre pays.  Les diminuer de 1,7% du PIB de l’époque en 2022 pour respecter l’engagement présidentiel va être un exercice très difficile. Il est vrai que le gouvernement actuel n’est pas responsable de cette brusque montée des prélèvements sur 2017, qui est due à l’amélioration de la conjoncture, les prélèvements accélérant plus vite que le PIB, alors qu’aucune hausse des taux ni de nouvelle taxe ne sont intervenues. Mais l’essentiel n’est pas là car si baisse il y a elle devra avoir lieu préférentiellement sur les taxes sur la production. Là où le différentiel avec nos voisins européens est le plus patent. Or le versement transport fait partie de cette dernière catégorie.

Il n’en reste pas moins que le gouvernement va devoir réduire ce taux de prélèvements, qui est supérieur à celui  en cours pendant le quinquennat précédent quand s’exprimait déjà le fameux « ras le bol » fiscal. En même temps, afin de ne pas laisser non plus croître la dette, le taux  des dépenses publiques doit aussi baisser. Or rien n’a été fait à ce dernier sujet. Il n’est pas concevable que dans ces circonstances on envisage, alors qu’il est nécessaire de couper dans ces dépenses, d’en inventer de nouvelles qui n’ont pas de caractère de nécessité, et dont le montant représenterait 3,8 milliards sur la base d’une gratuité étendue à l’Ile-de-France, soit environ 0,15% du PIB.

Cette seule considération devrait suffire à écarter d’emblée la proposition de la maire de Paris. 

Gratuité versus tarifs sociaux : gare aux effets pervers !

La prise en compte des ressources des usagers se fait actuellement par l’institution des tarifs sociaux, largement utilisés dans le domaine des biens essentiels (énergie, télécommunications…). C’est la solution la plus juste[3], tout au moins aussi longtemps que l’on n’aura pas mis au point l’attribution d’une allocation unique. A l’inverse, la généralisation du tiers payant, autrefois accordé sous conditions de ressources, ne se justifie absolument pas.

Dès lors que l’on agrandit le cercle des bénéficiaires d’une exonération fiscale ou d’un avantage quelconque, on crée une situation de potentielle inégalité : soit en effet qu’il s’agisse d’une baisse de charge dont ne bénéficient par définition que ceux à qui cette charge était imposée, soit qu’il s’agisse de la généralisation d’un avantage à des catégories de personnes dont il n’était pas estimé juste qu’elles en bénéficient. Dans le premier cas la mesure est invariablement qualifiée de « cadeau [aux riches, s’entend], le plus récent exemple étant la réforme de l’ISF. Dans le second cas, les bénéficiaires antérieurs jugent que l’avantage dont ils jouissaient n’est plus un avantage puisqu’il est devenu la règle universelle, et ils vont donc demander à recevoir une « compensation ». L’exemple connu est celui du plan de baisse d’impôts de 2001, qui a abouti à la création de la prime pour l’emploi. Actuellement, les fonctionnaires ainsi que les retraités n’ont pas bénéficié de la baisse des cotisations sociales chômage et maladie parce qu’ils ne les payaient pas, mais doivent payer le supplément de CSG. Mais les fonctionnaires ont obtenu une « compensation »… à laquelle les retraités n’ont pas eu droit !

Morale de l’histoire : il est  à parier ici aussi que les bénéficiaires de tarifs sociaux – ou spéciaux - demanderont à obtenir compensation du fait qu’ils « perdent » l’avantage dans la mesure où il ne leur sert plus à rien. Ils pourraient alors obtenir un crédit d’impôt, ou un l’allocation d’un impôt négatif, ou le bénéfice d’autres tarifs…


[1] « There is no such thing as a free lunch » (Milton Freedman).

[2] A supposer que le calcul de 28% prenne en compte 100% de la billetterie des salariés.

[3] A condition qu’elle soit appliquée avec le discernement voulu. Ainsi la décision du précédent président de la région Ile-de-France d’accorder la gratuité de la carte transport aux sans-papiers en situation irrégulière et à leur famille est-elle hautement contestable.