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Érika : l'État, coupable mais à l'abri

Baudet ou bouc émissaire, Total va probablement payer. Parce qu'elle est française, riche et puissante, et que les autres défendeurs condamnés sont étrangers, difficilement atteignables ou insolvables. Aussi pour l'exemple et la jurisprudence qu'il fallait bâtir...

Point n'est besoin de subtiles exégèses juridiques sur le degré de connaissance qu'avait, ou aurait dû avoir Total, de la dangerosité du pétrolier (Total ne nie pas que l'Érika était une « poubelle »). Le tribunal a relevé une « faute par imprudence » de la compagnie, notion on ne peut plus subjective et facile à mettre en œuvre. On voit assez mal la cour d'appel, si elle est saisie, réformer le jugement ; quant à la Cour de cassation, sa compétence serait bien douteuse s'agissant d'une question relevant des juges du fait..

L'État, responsable mais sous protection

La vérité, c'est d'abord que la responsabilité est collective d'un bout à l'autre de la chaîne. Par exemple, le commandant du navire a commis une faute en ne prévenant pas les secours à temps, ce qui permet au tribunal d'exonérer de toute responsabilité ces secours, qui dépendent de l'État – mais le commandant, apparemment à sa grande surprise, n'a pas été condamné.

Plus significativement, il existe toute une chaîne de contrôle des navires, au bout de laquelle se trouve l'État du port d'escale.

Or depuis longtemps, la Communauté européenne a édicté des règles strictes et précises concernant l'inspection des navires. À l'époque des faits, la directive 95/21 du 19 juin 1995 faisait obligation aux États membres d'inspecter au moins 25 % des navires faisant relâche dans un de leurs ports, en donnant priorité à certains navires dont l'Érika faisait partie. En l'occurrence, l'Érika avait été chargé à Dunkerque, et aurait donc dû faire l'objet d'une inspection, ce qui n'a pas été le cas. On en connaît bien la raison : la France ne disposait pas du corps d'inspecteurs nécessaire pour réaliser ces contrôles, et encore en 2002, soit deux années après la catastrophe, le Sénat relevait que le pourcentage d'inspections ne dépassait pas 9 % au lieu des 25 % exigés depuis sept ans par la directive. La France était en queue de peloton, avec l'Irlande, pour le respect des dispositions de cette dernière.

Il est donc indubitable que la France s'est révélée coupable de négligence pour ne pas avoir respecté une de ses obligations internationales. On pourrait même dire que cette négligence est plus grave que celle de Total, dont la responsabilité a été retenue alors qu'elle n'avait aucune obligation légale de contrôle.

Ce qui n'a pas empêché Total d'être condamné précisément à indemniser l'État en question à hauteur de 154 M€.

La vérité, c'est aussi que la procédure s'est déroulée devant le tribunal correctionnel, sur la base de l'article 212-2 du Code pénal qui stipule la responsabilité pénale des personnes morales (RPPM).

Toutes les personnes morales y sont astreintes… « à l'exception de l'État », dit le texte. Pas coupable, l'État n'est donc pas responsable. On ne peut s'empêcher de ressentir un certain malaise devant cette absolution de principe de l'action publique.

Certains auteurs se prononcent d'ailleurs en faveur d'une responsabilité pénale de l'État, ce qui ne soulève qu'une objection de principe, l'impossibilité d'une sanction sous forme d'amende.

En tout état de cause, que la condamnation de Total ne soulage pas beaucoup trop facilement les consciences publiques !.

Plus que jamais, l'Europe est la solution.

Autre confusion à ne pas commettre : ce n'est pas une condamnation qui intervient sept ans après les faits qui bouleverse un monde qui n'a pas attendu cette décision pour agir, heureusement ! Les tribunaux, particulièrement français, qui ont largement tendance à intervenir comme les carabiniers, n'ont pas à se parer des plumes du paon. Entre-temps, la Commission de Bruxelles n'est pas restée inactive, loin de là. Elle est intervenue auprès de Malte, État du pavillon de l'Érika, pour lui signifier que son intégration dans la CE était conditionnée par des réformes permettant de faire respecter le niveau nécessaire d'exigences de sécurité par les navires battant son pavillon.

« La Valette figure désormais sur la liste blanche des pavillons les plus attentifs à la qualité de la flotte qu'ils immatriculent », comme le signale Terra Economica. Voici par parenthèse à quoi sert l'élargissement de la CE. La France a aussi beaucoup amélioré son score, avec dorénavant une inspection pour trois navires.

La Commission a aussi proposé en trois volets, à partir de 2000, une très importante série de mesures connue sous le nom de « paquet Érika » (contrôles divers, exigence de la double coque etc.).

Les deux premiers volets ont fait l'objet d'une directive de janvier 2002, la France s'étant une nouvelle fois signalée par son retard dans la transposition, et ayant été poursuivie de ce fait par la Commission. Le troisième volet date de 2005 et la Commission y propose notamment de fixer le taux d'inspection à 100 % des navires.

L'examen de ces mesures ne saurait entrer dans les limites de cette note. Il suffira d'insister sur le rôle de l'Union européenne à ce sujet, aussi bien que sur la nécessité de concertations internationales dans un domaine dans lequel les décisions judiciaires ou autres d'un État isolé n'auraient que l'avantage de faire plaisir au bon peuple sans résoudre grand-chose par elles-mêmes.