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Changer ou disparaître

Recension du dernier livre de Jean Peyrelevade

Jean Peyrelevade nous dit avoir pris la décision d’écrire ce livre après une discussion avec Pierre Gattaz tournant autour des demandes du patronat auprès du gouvernement : allègement des charges et de la fiscalité pesant sur les entreprises, simplification du droit du travail. L’auteur donne raison sur ces demandes au président du Medef, mais l’avertit qu’il n’obtiendra rien s’il ne parvient pas à convaincre l’opinion publique que « l’entreprise est un bien d’intérêt général, qui ne fonctionne pas au seul bénéfice de ses propriétaires ».

La plus grande partie du livre est consacrée à une démonstration parfaite et hélas lucide de la situation actuelle, qui pourrait surprendre de la part d’un homme dont la carrière politique a été celle d’un homme de gauche (il a été directeur adjoint du cabinet de Pierre Mauroy et conseiller économique du premier ministre), si l’on omettait de préciser qu’il fut aussi grand patron (président du Crédit Lyonnais). L’auteur explique très bien que la révolution industrielle, à la suite des révolutions des 17ème et 18ème siècles, s’est accomplie en France, à la différence des autres pays, dans un climat continument conflictuel de lutte des classes où Marx a tiré son inspiration et que ses épigones entretiennent toujours. Ce climat a conduit à un « déni de l’actionnaire » qui nous fait préférer le secteur public qui est « pur » parce que non soumis à ces actionnaires. La représentation qu’ont en général les syndicats, ainsi que la gauche politique, de l’entreprise est telle qu’ils ne la voient pas porteuse d’une existence et d’intérêts propres, mais simple objet de rapports (conflictuels) entre patrons d’un côté et travailleurs de l’autre. Et pour régler les conflits nés de ces rapports ad hominem, on vient demander l’arbitrage de l’Etat. Un modèle à l’opposé de ceux des autres pays, pour qui l’intérêt de l’entreprise est au centre et domine. Victime de ces rapports tripartites, l’entreprise devient un acteur inconnu. Ces observations sont très justes.

Après ce constat, l’auteur nous en détaille les conséquences, signes pour lui du déclin de la France dans une parfaite analyse de droite : « faire payer le capital », ce qui conduit à l’émigration des riches, au sous-investissement, à la perte de compétitivité combinée à l’achat coûteux de la paix sociale. Historiquement la succession fâcheuse des dévaluations a suivi – que l’euro a eu pour objet de rendre impossibles, mais au prix de l’explosion de l’endettement et d’autres problèmes.

Cette histoire conflictuelle a provoqué le retrait du patronat derrière les murs de sa forteresse. Et c’est là que le livre s’ouvre, dans sa dernière partie, sur les exhortations de l’auteur, qui demande maintenant  au patronat d’abaisser le pont-levis. Mais avant de laisser entrer les syndicats –  du moins les plus opposés d’entre eux – n’y a-t-il pas lieu de s’assurer qu’ils ont déposé les armes ? A qui le premier geste ? Pris dans ce dilemme, Jean Peyrelevade a choisi, le titre de son livre le montre. C’est pour lui au patronat – au capitalisme - de « changer », sinon ce sera à lui de « disparaître ».

Certes, on approuve lorsqu’on nous explique que l’entreprise est un « objet collectif propre », distinct à la fois de ses actionnaires, de ses salariés, qui sont les « parties constituantes »,  ainsi que des « parties prenantes » clients, fournisseurs, Etat…). Il est excellent que l’intérêt de l’entreprise prenne une existence propre, tant à l’égard des actionnaires que des salariés, et que cette existence soit aussi reconnue par les syndicats comme centre d’intérêts distinct de celui des salariés en même temps que des actionnaires[1].  Mais le doute s’installe sur le point de savoir si les mesures concrètes préconisées sont de nature à « ouvrir la voie à une vraie réconciliation entre les Français et les entreprises ».

Ces mesures sont de trois sortes : un « actionnariat salarié usufruitier à 25% du capital » (remplaçant intéressement et participation), un « comité d’entreprise à réels pouvoirs de négociation et de décision », et des « administrateurs salariés de plein exercice, à hauteur  d’un quart à un tiers des conseils d’administration »[2]. Disons tout de suite que nous sommes sceptiques sur la faisabilité et l’utilité de la première mesure. Donner un quart du capital à des individus qui ne l’ont pas demandé et qui n’en retirent aucun pouvoir nous paraît une demie mesure dont nous ne voyons pas l’intérêt par rapport au modèle existant d’intéressement-participation, excepté son montant plus important, sur lequel Pierre Gattaz affirme ne pas avoir d’objection. En revanche, la réforme du comité d’entreprise, rapprochant ce dernier du Betriebsrat allemand, serait un vrai changement, à condition qu’il s’accompagne d’un transfert de compétence du délégué syndical vers ce comité. Ce transfert est mentionné par l’auteur sans qu’il y insiste suffisamment, car ce serait une réforme très intéressante[3]. Ajoutons pour notre part qu’une réforme du syndicalisme, et particulièrement de son financement, s’impose de façon criante. Mais on voit bien que nous rentrons ici dans un processus qui, bien loin de rencontrer le consensus recherché, fera immédiatement déterrer la hache de guerre aux syndicats. Quant à la présence d’administrateurs salariés de plein exercice, qui ne représente qu’une légère amélioration par rapport à l’existant, rappelons que la cogestion allemande va nettement plus loin, dans la mesure où elle impose à partir de 2.000 salariés, l’égalité en nombre des salariés administrateurs et de ceux représentant les actionnaires (avec voix prépondérante du président toutefois). Au total, nous trouvons que la mesure la plus significative concerne le dialogue social, mais qu’elle mène à un conflit certain…

Autre question, quelles que soient les mesures adoptées, les syndicats opposants et la gauche en sauront-ils gré au capitalisme et aux patrons ? Peu de chance. Rappelons l’échec subi par Nicolas Sarkozy qui a voulu innover en tendant la main à la CGT, pour se faire rouler dans la farine par Bernard Thibault sans rien obtenir; que, malgré la multiplication de ses propos indignes et haineux à l’égard des entreprises et de leurs patrons, Gérard Filoche est resté membre du conseil national du PS, de  1994 à fin 2017, date à laquelle il fut expulsé suite à l’envoi d’un message odieux ; que les statuts de la CGT font toujours référence à la charte d’Amiens datant de plus d’un siècle et prônant l’ « expropriation » capitaliste ainsi que la disparition du salariat et du patronat. Comme l’a relevé Jean Peyrelevade lui-même, les avancées obtenues par François Hollande et à sa suite par Emmanuel Macron, dans le cadre d’âpres négociations, ont été bien trop minces. La partie hostile des syndicats considère que toute avancée de leur part est un cadeau intolérable, et toute avancée de la part du patronat, la seule reconnaissance de ce qui leur est dû. Sans avoir à combattre, ils prendront ce qu’on leur donne et qui leur plaît sans même dire merci, et sans surtout se convertir à l’acceptation du capitalisme, et lanceront des grèves pour combattre ce qui ne leur plaît pas.

Il y a autre chose, un problème de cohérence. Grand patron, Jean Peyrelevade s’adresse à ses pairs et au grand capitaliste. Mais, pas plus que les auteurs du rapport Notat-Sénard, il ne s’adresse aux « entreprises » en général. Seules sont concernées les sociétés anonymes, SA (et SAS de plus de 5.000 salariés), soit…0,8% des 4,4 millions d’entreprises françaises. Et il ne prône la nomination d’administrateurs représentant les salariés qu’à partir de 500 salariés. Autrement dit, le sort des entreprises en dessous de 500 salariés (1.000 même dans la version Notat-Sénard), soit la totalité des TPE et des PME et une bonne partie des ETI, ne mériterait pas qu’on s’y attache. Comme si les entreprises en-dessous de 500 salariés ne souffriraient pas du même déficit d’image et des mêmes difficultés dans leurs rapports avec les délégués syndicaux que les plus grandes, alors qu’à partir de 50 salariés leur présence et la nomination d’un comité d’entreprise sont obligatoires ? Alors qu’au contraire ces difficultés sont d’autant plus grandes que le pouvoir des « propriétaires » est moins bien armé ? Il n’est que de lire par exemple le livre de Karine Charbonnier[4], patronne d’une ETI familiale industrielle, pour s’en persuader. En réalité, comme Jean Peyrelevade le montre lui-même en évoquant les origines de la lutte des classes, ce n’est pas tant le grand capital qui est la source du problème en France, que l’opposition séculaire patronat-syndicat.

A la toute fin du livre, l’auteur nous livre d’ailleurs une réflexion qui nourrit les doutes que nous venons d’exprimer: caractérisant l’attitude de la  gauche, il ne la voit pas prête à « reconnaître la légitimité de la propriété privée des moyens de production. Comment réformer le capitalisme si l’on poursuit un discours qui vise à sa disparition ? ». Jean Peyrelevade lui-même ne paraît donc pas trop se faire d’illusions quant au succès des initiatives qu’il détaille, que ce soit auprès des patrons et des actionnaires comme de la gauche et des syndicats. Au point que dans les dernières lignes de son livre, il propose une « variante optionnelle » consistant à rédiger les statuts d’une forme de société comprenant les mesures qu’il préconise, et qui pourrait être choisie librement. Et il conclut : « que le meilleur gagne » !

Nous avons à faire à un mal profond, bien identifié par l’auteur. Est venu le temps d'une prise de conscience réciproque, à laquelle les Français peuvent parvenir par des efforts renouvelés de pédagogie, où le regard au-delà des frontières est indispensable. Ces efforts sont de la part du pouvoir très insuffisants, mais des réformes comme celle de la SNCF peuvent contribuer à les accélérer. Le livre de Jean Peyrelevade y contribue de son côté, et c’est déjà beaucoup.


[1] On n’est toutefois pas bien sûr que pour admettre cela il faille se persuader que les actionnaires ne sont pas propriétaires de l’entreprise, et ce au motif qu’ils ne sont que propriétaires des actions – tout en avançant ailleurs qu’ils seraient « copropriétaires » de l’entreprise avec les salariés.

[2] Observons la grande parenté, qui n‘est évidemment pas fortuite, entre les propositions de Jean Peyrelevade et celles du rapport Notat-Sénard sur l’objet social de l’entreprise, à la différence près que les secondes ambitionnent de prendre en compte la sauvegarde de tous les intérêts des parties prenantes, alors que les premières se limitent à servir d’alarme pour les patrons et le capitalisme. A ce titre, notre auteur remet en première ligne salariés et syndicats, et propose donc que les salariés  nomment des administrateurs ayant droit de vote, ce à partir de 500 salariés (le rapport Notat-Sénard s’est arrêté au chiffre de 1.000).

[3] « Cette dissociation entre un rituel de représentation, au caractère complètement formel, et une fonction de négociation sérieuse, donc confiée à des apparatchiks, n’a aucun sens et contribue à l’incompréhension de la masse des salariés, tenus largement à l’écart », dit l’auteur. Nous souscrivons totalement à cette remarque.

[4] Patrons, tenez bon !, Albin Michel, 2016.