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Air France, SNCF, victimes des errements de la démocratie

L’époque, d’une terrible complexité, est marquée par le doute et la contestation assez systématique de toutes les autorités, qu’il s’agisse de l’Etat, des trois pouvoirs, législatif, exécutif et judiciaire, ou encore des corps intermédiaires. D’où une floraison d’appels au peuple sous forme d’une épidémie de référendums, ou de demandes de référendums dans laquelle la démocratie ne pourrait finalement que se noyer. Dans le domaine du travail, les directions et les syndicats se renvoient la balle de façon assez cocasse comme on le voit par les exemples d’Air France et de la SNCF. Avec des résultats catastrophiques. Chez Air France, c’est la direction qui subit un échec cuisant, faute d’avoir imaginé que les salariés pourraient simplement répondre à la question qui leur était posée. A la SNCF, ce sont les syndicats qui sont en pleine dérive, en posant une question sans aucune légitimité, faute de rester dans leur domaine de compétence, et cherchant à se sortir d’un grave problème de représentativité. De quoi réfléchir à ne pas faire un usage inconsidéré et maléfique des référendums, et pour les syndicats à acquérir la représentativité qui leur fait défaut.

Air France, ou l’introuvable autorité

Lors de la consultation engagée par le président d’Air France, des salariés faisant partie du personnel au sol ont été interviewés. Ils ont souvent répondu que, bien que n’étant pas grévistes, et regrettant le départ d’un président qu’ils appréciaient, ils avaient voté « non ». Et de fait, ce sont les PNC et le personnel au sol qui semblent avoir fait basculer le résultat, et non les pilotes qui étaient pourtant à l’origine de la grève. L’erreur du président, tout à l’urgence de briser la grève, a été de penser que les salariés se diviseraient en deux clans, les grévistes qui refusent le plan de la direction, et les non-grévistes, qui acceptent ce plan. Mais la question n’était justement pas de se prononcer pour ou contre la grève[1]. Et les salariés répondirent exactement à la question, sans avoir égard au fait que M. Janaillac, qu’ils appréciaient par ailleurs, avait mis en jeu sa présidence. A y réfléchir, on se demande d’ailleurs comment une pareille erreur a pu être commise, venant d’une direction qui n’a eu conscience, ni de ce que pensaient les salariés de sa proposition… ni de ce que les salariés pourraient bien se contenter de répondre à la question posée ! Tout le monde s’est d’ailleurs trompé sur l’issue du référendum, à l’image du Premier ministre, qui prédisait imprudemment le pire en cas de défaite sans vouloir l’envisager.

Le résultat du référendum reste aussi difficile à interpréter : signifie-t-il que les salariés se sont prononcés en ayant véritablement conscience de l’importance qu’il revêtait pour l’entreprise, comme le pensait et l’a déclaré le président dans son allocution annonçant son départ, ou bien, comme cela a toujours été le cas chez Air France, qu’ils ne croyaient pas à cette importance et comptaient une fois de plus sur l’Etat, actionnaire de référence, pour soutenir et renflouer si nécessaire l’entreprise, considérée comme une sorte de service public avec le nom « France » dans sa raison sociale ? La plupart des observateurs penchent vers cette seconde interprétation, et il n’est que de voir la réaction des salariés pour s’en persuader. En effet, à la suite de la déclaration inattendue du ministre Bruno Le Maire selon laquelle « l’Etat n’est pas là pour éponger les dettes », et évoquant le risque de disparition de l’entreprise si elle ne réalise pas les « efforts de compétitivité » nécessaires, les syndicats ont beau dire que le ministre est « complètement hors du sujet », ils n’en ont pas moins cessé d’appeler à la grève, et les salariés ont mis en place un collectif pour résoudre le conflit. Preuve d’une prise de conscience soudaine que les choses pourraient cette fois changer, et que la réponse des salariés aurait pu être différente si cette prise de conscience s’était produite plus tôt ?

Très souvent, la population consultée ne répond pas à la question posée, c’est bien connu. Mais quelquefois, elle répond bien à la question, et c’est ce qui s’est passé ici, au grand dam de l’initiateur ! Mais cette réponse était biaisée par une mauvaise connaissance de la situation, et par une illusion sur le rôle que l’Etat était disposé à jouer.

La direction a donc perdu, mais quelle conclusion tirer de cet échec? L’imbroglio est maintenant total. On va devoir négocier, dans de mauvaises conditions évidemment. Qui va le faire ? La déclaration ministérielle a le tort de n’être pas crédible. Elle ne le serait que si l’Etat annonçait qu’il se séparait de sa participation de 14% dans le capital d’Air France, ce qui laisserait le chinois China Eastern et l’américain Delta Airlines comme actionnaires de référence. Option peu probable et d’ailleurs pas mise sur la table… Alors la personne qui succédera à M. Janaillac sera certainement un homme, ou une femme, de l‘Etat, et l’ambiguïté se renouvellera. Mais nous touchons ici un autre sujet.

La SNCF, ou l’introuvable respect de la décision politique

C’est à une autre sorte d’errement que l’on assiste avec la SNCF. Ce sont les syndicats qui prétendent renvoyer la monnaie de sa pièce à la direction, en organisant eux-mêmes un référendum des salariés sur l’acceptation du « pacte ferroviaire porté par le gouvernement ». Référendum dont l’objectif ouvertement revendiqué est de réveiller chez les salariés une ardeur gréviste en perte de vigueur, non pas d’obtenir une légitimité sur le fond.

Nous sommes en plein n’importe quoi. Indépendamment du fait que le « vot’action » que les syndicats veulent organiser n’a aucune valeur légale, ces derniers n’ont aucune légitimité à l’organiser. Car ils n’ont simplement pas voix au chapitre sur la réforme proposée à la SNCF, qui porte fondamentalement sur les mesures à prendre pour garantir le respect d’engagements internationaux de la France, d’ailleurs anciens, quant à l’ouverture à la concurrence du secteur ferroviaire[2]. On remarque d’ailleurs que la question posée aux seuls salariés de la SNCF fait expressément référence au pacte « porté par le gouvernement » et non à une décision de la direction de la SNCF. C’est une immixtion insupportable dans les actes du pouvoir politique. Les députés de la majorité ne se sont pas fait faute, à juste titre, de rappeler que le Parlement, émanation la plus démocratique qui soit du peuple français, s’était récemment prononcé sur le sujet. Qui plus est, les syndicats n’ont compétence que pour consulter leur adhérents et non pas les salariés de la SNCF dans leur ensemble. L’organisation de ce référendum est donc à rejeter absolument.

Ces derniers jours, un syndicat « exigeait » d’avoir communication des amendements à la loi ferroviaire que le Premier ministre s’apprêtait à proposer au Sénat, afin de les analyser et de les critiquer, comme si la loi pouvait être une coproduction avec les syndicats ! C’est une insupportable prétention. Rappelons que les amendements figurent sur le site du Sénat lorsque le gouvernement les a finalisés, et qu’ils sont disponibles pour tous à ce moment. L’article L 1 du Code du travail donne un privilège aux syndicats en prévoyant que « Tout projet de réforme envisagé par le Gouvernement qui porte sur les relations individuelles et collectives du travail, l'emploi et la formation professionnelle et qui relève du champ de la négociation nationale et interprofessionnelle fait l'objet d'une concertation préalable avec les organisations syndicales de salariés et d'employeurs représentatives au niveau national et interprofessionnel en vue de l'ouverture éventuelle d'une telle négociation ». Mais ici il ne s’agit pas d’une telle réforme car elle ne relève pas du champ de la négociation nationale et interprofessionnelle.

L’explication de telles prétentions, en ce qui concerne les syndicats, est claire. Ils sont en recherche d’une légitimité qui leur fait défaut par manque de représentativité. Cet épisode rappelle le référendum organisé en 2016 par la direction de la filiale Smart de Daimler-Benz. Dans l’impossibilité de parvenir avec les syndicats à un accord collectif portant sur la durée du travail dans son usine, elle procéda à une consultation des salariés qui se révéla favorable à une quasi-unanimité. La consultation n’avait ici non plus aucune valeur juridique, mais elle était légitime, émanant de la direction à l’attention de ses propres salariés, à l’inverse de celle que les syndicats de la SNCF prétendent organiser. Elle permit la signature individuelle d’avenants aux contrats des salariés aboutissant à augmenter provisoirement la durée du travail à 39 heures. Les syndicats crièrent au contournement du droit du travail et à leur domaine de compétence. D’évidence était posée la question de la représentativité des syndicats.

Il est temps que les syndicats se réforment sur deux points. D’abord qu’ils respectent l’état de droit qui est censé gouverner la France. Ni au Royaume Uni ni en Allemagne on ne verrait un tel irrespect des règles concernant leur domaine strict d’intervention. Le référendum SNCF y serait impensable. De même, la grève du personnel SNCF est illégale car de nature politique, comme nous l’avons récemment souligné, et les syndicats bafouent l’interdiction de tels types de grève, avec la complaisance des tribunaux dont les décisions sont extrêmement laxistes.

Second point, les syndicats doivent rebâtir leur représentativité. Actuellement, celle-ci est fondée sur le vote aux élections où ils détiennent l’exclusivité des candidatures. Il est nécessaire que cette représentativité soit au contraire bâtie sur les adhésions, ce qui est généralement reconnu par les observateurs. Nous avons fait des propositions en ce sens.


[1] Elle était la suivante : « Oui ou non, êtes-vous favorable  à l’accord salarial proposé par la direction, 7% d’augmentation étalé jusqu’en 2021 ? ».

[2] Dont découle la réforme du statut des cheminots, seul sujet qui soit dans la compétence des syndicats, mais les salariés actuels de la SNCF ne sont pas concernés.