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Affaire Kerviel : un jugement impeccable

Beaucoup de réactions étourdies, partisanes ou incompétentes dans les médias à propos des condamnations de Jérôme Kerviel, à savoir au pénal 5 ans de prison, dont 3 fermes, et 4,9 milliards d'euros pour les intérêts civils.
On aimerait savoir combien de commentateurs se sont donné la peine de lire le jugement de l'Affaire Kerviel, 73 pages bien compactes. Quoi qu'il en soit, on ne rend plus en 2010 la justice sous un chêne comme au treizième siècle. Le Droit est une science, ou tout au moins une technique qui a ses principes, ses textes, maintenant innombrables, sa jurisprudence et son gardien de l'orthodoxie, à savoir la Cour de Cassation.

Or le procès ne concernait pas le simple dépassement de mandat commis par Jérôme Kerviel, mandat qui comportait des limites excédées dans d'invraisemblables proportions. S'il n'y avait eu que dépassement de mandat, il n'aurait pas existé de procès pénal, car ce dépassement ne tombe pas en soi sous le coup d'une incrimination (suivant le principe « nulla poena sine lege », pas de peine sans loi). On peut penser d'ailleurs qu'il n'y aurait eu dans ce cas aucun procès, la banque prenant en charge les pertes et le trader prenant… la porte.
Mais, justement parce que Jérôme Kerviel savait que ce qu'il faisait n'avait aucune chance de passer les contrôles internes de la banque, il a commis pour dissimuler ses actes, et avec une constance et une intelligence retorses précisément analysées par le Tribunal, un nombre considérable de fraudes, de faux et d'usurpations de signatures. Et là, cela devenait des délits qui s'appellent abus de confiance, faux et usage de faux et introduction frauduleuse de données dans un système informatique.

En d'autres termes, la condamnation, tant au plan pénal que sur les intérêts civils, est la conséquence, non pas du dépassement de mandat, mais des délits commis, dont J. Kerviel est évidemment seul responsable. Dès lors, et selon une jurisprudence bien assise de la Cour de Cassation, il ne saurait y avoir concours de fautes responsables du préjudice, susceptible de provoquer un partage de responsabilité, car on ne peut traiter de la même façon une faute non intentionnelle (la prétendue négligence de la banque) et une faute intentionnelle (les délits commis). Et cela est normal : si par exemple vous omettez de fermer votre porte à double tour quand vous vous absentez de votre domicile et qu'un voleur en profite, vous ne perdez pas le droit de vous retourner contre le voleur pour la totalité de ce qu'il vous a pris.

Il faut rendre justice à la compétence de Valérie Senneville, dans son article des Echos du 7 octobre, d'avoir relevé ce point. Mais la journaliste regrette que le Tribunal n'ait pas suffisamment fait de pédagogie dans sa décision. On peut lui rétorquer que ce n'est pas le rôle du Tribunal, et qu'il existe bien au surplus dans la décision un attendu qui précise la règle appliquée : «  que les négligences imputables à la partie civile ne sauraient être prises en compte dans la détermination de l'étendue de ses droits à indemnisation résultant de la commission d'infractions volontaires ». Signalons aussi que J. Kerviel n'a pas été condamné au maximum de la peine puisque sur les cinq années de prison, deux sont assorties du sursis, lequel sursis n'a aucune chance d'être un jour révoqué, J. Kerviel étant par ailleurs interdit définitivement d'exercer toute activité sur les marchés financiers.

Jérôme Kerviel doit donc réparer l'entier dommage qui est la conséquence des délits qu'il a seul commis. C'est la loi, et la loi est la même pour tous. Bien entendu, la circonstance que le coupable ne puisse pas faire face au paiement de sa dette n'est en aucune façon un motif valable pour l'absoudre de la condamnation : voudrait-on que le voleur s'en tire d'autant mieux que le vol est important ? Tous les jours les tribunaux condamnent des voleurs à des réparations civiles auxquelles ils ne seront jamais capables de satisfaire, et les victimes ne comprendraient pas qu'il puisse en être autrement.

La seule vérité des réactions choquées que provoque cette décision reste au fond la haine devenue viscérale que suscite le monde de la finance. C'est, hélas, un autre débat, et un débat que le Tribunal n'avait pas à trancher, car il existe encore un principe qui veut que le pouvoir des juridictions est limité au règlement de la question précise qui lui est posée. En l'occurrence, il s'agissait de la culpabilité d'un homme et de ses conséquences, et non d'une appréciation à porter sur le fonctionnement du système financier. Ceux qui désirent la mort des banques devront attendre une autre occasion.