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SFR, Numéricable et Patrick Drahi : mais que vient donc faire le patriotisme ici ?

Les attaques répétées, à base d'appels au « patriotisme économique » du gouvernement, contre la solution offerte pour la reprise de SFR par le groupe international dont fait partie la société Numéricable, sont vraiment incompréhensibles et de nature à saper l'effort d'attractivité que François Hollande a promis de développer en faveur des capitaux étrangers. D'autant plus que la situation a pour origine l'incapacité française de développer des moyens financiers qu'offrent les fonds étrangers, auxquels Numéricable a dû faire appel, et qu'on en vient maintenant à solliciter des ressources publiques de la Caisse des dépôts pour torpiller la solution choisie par Vivendi.

Les déclarations gouvernementales

Le mieux est de commencer par mettre en perspective les différentes déclarations gouvernementales pertinentes.

Le 17 février dernier, François Hollande s'est exprimé devant un parterre de patrons de grandes entreprises étrangères. La France « n'a pas peur des capitaux et ne veut pas se protéger (…) elle n'a pas peur de s'ouvrir au monde », a-t-il assuré. « La croissance reviendra si la confiance est là (…) La conquête suppose aussi l'accueil d'entreprises étrangères en France ». Et de poursuivre : « Nous n'avons pas une conception étriquée de notre intérêt national (…) Nous considérons même que la mobilité des investissements - français à l'étranger, étrangers en France - fait partie de la réussite d'un pays ».

Le chef de l'État s'est ensuite attaché à développer diverses mesures pour favoriser la venue des capitaux étrangers, parmi lesquelles la plus attendue par les investisseurs étrangers, à savoir la lisibilité et la stabilité fiscales.

Le 14 mars, Arnaud Montebourg révèle prématurément la décision de Vivendi de préférer Numéricable à Bouygues pour acquérir le réseau SFR, contrairement à son propre souhait, et s'en prend en termes pour le moins condescendants à Patrick Drahi, le patron fondateur du groupe Altice dont Numéricable dépend, et brandit la menace fiscale : « Il y a un problème fiscal puisque Numéricable a une holding au Luxembourg, son entreprise est cotée à la Bourse d'Amsterdam, sa participation personnelle est à Guernesey dans un paradis fiscal de Sa Majesté la Reine d'Angleterre, et que lui-même est résident suisse, a déclaré Arnaud Montebourg. Donc il va falloir qu'il fasse preuve de patriotisme fiscal et qu'il rapatrie un peu tout ça en France. » Et l'on vient d'apprendre qu'une enquête fiscale a effectivement été lancée contre Patrick Drahi personnellement.

Jean-Pierre Jouyet, le patron de la Caisse des dépôts lui emboîte le pas en affirmant que la Caisse, « qui est actionnaire de Vivendi, pourrait, si l'hypothèse se concrétisait (…) accompagner en capital un rapprochement entre Vivendi, SFR et Bouygues ». .. « Dans un secteur stratégique en restructuration comme les télécommunications, bpifrance ou la Caisse des dépôts pourraient avoir un rôle à jouer dans cette perspective de stratégie industrielle. »

C'est au tour de Fleur Pellerin de glisser : « Je ne suis pas inspectrice des impôts. Mais si Patrick Drahi devient le deuxième opérateur de télécoms en France, il serait logique qu'il rapatrie sa résidence fiscale en France et gère ses affaires depuis Paris ».

Enfin (pour le moment), voici la porte-parole du gouvernement qui ajoute son grain de sel : «  Ce n'est pas neutre en effet pour les consommateurs de savoir qu'une entreprise comme SFR est susceptible de devenir une entreprise suisse, donc c'est une vraie question qui est posée. »

Résurgence du discours du Bourget ?

Le gouvernement est mal tombé en s'en prenant au défaut de patriotisme de Patrick Drahi (voir en encadré quelques éléments de sa biographie).

Patrick Drahi, citoyen du monde.

La biographie de ce capitaine d'industrie hors du commun, habité par une vision stratégique à très long terme sur l'avenir du câble, est éclairante. En voici quelques éléments, tels que figurant sur le site de Wikipedia. Patrick Drahi est d'origine marocaine, et vit au Maroc jusqu'à l'âge de quinze ans. Il complète ensuite ses études en France, est reçu cinq ans après sa venue en France (1983) à l'Ecole Polytehnique, et obtient le diplôme de l'ENST. Il acquiert la nationalité française à une date qui n'est pas précisée, travaille cinq ans chez Philips, puis se lance dans le câble en créant, avec l'aide financière de la société américaine Rifkin, sa propre entreprise. En 1999 le géant néerlandais des Télécoms, UPC, lui demande de prendre la responsabilité de son activité méridionale et occidentale, laquelle est basée à Genève, où il déménage pour ne plus cesser de résider en Suisse. Parallèlement, il poursuit avec opiniâtreté le développement de ses activités françaises de câblo-opérateur et finit par posséder 100% du secteur. Il achète notamment Noos, câblo-opérateur en perte complète de vitesse et de réputation, et la redresse. Dans le même temps il acquiert des dizaines d'entreprises de par le monde, et dans ces derniers temps se développe en Israël où le conduisent les convictions sionistes qu'il affiche ainsi que son désir de s'y établir personnellement avec sa famille. Il a acquis la nationalité israélienne et indiqué son intention de renoncer à la nationalité française, sans apparemment engager les formalités dans les délais voulus. On notera par ailleurs que ses soutiens financiers pour ses activités françaises ont été le fonds britannique Cinven, et le fonds américain Carlyle, apparemment à l'exclusion de tout fonds français.

A lire cette biographie, on voit combien tombe mal le reproche de manquer de patriotisme fait à un tel citoyen du monde, qui a eu trois nationalités et n'a somme toute vécu en France qu'environ vingt années sur cinquante. On retiendra particulièrement du point de vue économique que ce sont des capitaux exclusivement étrangers qui lui ont permis de se développer.

Patrick Drahi n'a pas manqué de répondre au ministre du redressement, en confirmant ses engagements sur l'emploi, sur le respect du Plan France Très Haut Débit, sur l'extension à la 4G sans supplément de prix… Il rappelle que « sans les investissements consentis sans relâche par Numéricable pour déployer la fibre depuis 2005, la France serait classée aujourd'hui parmi les derniers pays d'Europe ». Enfin, il indique qu'il n'a aucune intention de déménager sa famillie pour vivre en France, et se permet une pique ironique à l'adresse de Fleur Pellerin : « Je vais déjà investir trois milliards d'euros en France, c'est un rapatriement massif, si tous les investisseurs qui investissent en France rapatrient leurs capitaux en France, je fais pareil qu'eux, demain matin ! »

Quant aux déclarations de la porte-parole du gouvernement, elles ne manquent pas non plus de friser le ridicule. D'abord il n'est pas vrai que les consommateurs français seront servis par une entreprise suisse : « Numericable est une entreprise française, qui paie ses impôts en France, qui a son siège en France, et est cotée à la Bourse de Paris. Numericable-SFR, comme l'a dit et écrit à plusieurs reprises Patrick Drahi, sera une entreprise française, basée en France, cotée à Paris, qui paiera ses impôts en France ». Ensuite, le consommateur évoqué par la porte-parole est probablement quelqu'un qui est aussi propriétaire d'une montre suisse, d'un réfrigérateur allemand, d'un portable coréen, d'une télévision chinoise, d'une automobile japonaise brûlant du pétrole saoudien et qui se chauffe au gaz russe etc., le tout sans passer par des fournisseurs établis en France avec une société cotée à la Bourse de Paris.

Alors, que faut-il donc voir dans cette levée de boucliers officiels ? Sachant par ailleurs qu'une note administrative adressée au gouvernement indique que les risques sur l'emploi seraient plus élevés avec la solution Bouygues qu'avec la solution Numéricable, et que Vivendi, qui est le vendeur, a préféré cette dernière et qu'a priori c'est son avis qui compte, s'agit-il donc seulement d'une résurgence xénophobique du discours présidentiel du Bourget adressé à la finance internationale ? Quelle tristesse, moins d'un mois après le discours de François Hollande affirmant son désir d'accueillir les capitaux étrangers, et leur promettant notamment la stabilité fiscale !

Le gouvernement serait bien inspiré de renoncer à ses contradictions et de réfléchir à la meilleure façon de favoriser l'émergence de fonds et de capitaux français. Car si une entreprise française comme Numéricable n'a pu se développer qu'avec des fonds étrangers comme Cinven et Carlyle – qui ont très largement fait leur fortune dans l'opération et ont dégagé des marges de manœuvre pour de futurs investissements dans le monde entier - c'est bien à cause de l'absence indigente de fonds français "patriotiques". Soit on favorise un capitalisme français, et l'on sait bien quelles réformes seraient nécessaires pour y parvenir, soit on accepte à bras ouverts les capitaux qui peuvent venir d'ailleurs. Et voir maintenant un organisme comme la Caisse des dépôts offrir son intervention pour torpiller avec des fonds publics la solution Numéricable est proprement affligeant.

DERNIERE MINUTE. On vient d'apprendre qu'effectivement Bouygues avait relevé son offre de 1,85 milliard en numéraire, en partie grâce à un apport de 300 millions de la Caisse des dépôts, prête à prendre 3% de l'ensemble. Nous n'avons pas le temps d'étudier ce bouleversement. Que va faire Numéricable pendant les deux semaines de négociation exclusive qui lui restent ? Sur le fond, cette intervention de l'Etat par l'intermédiaire de la CDC vient fausser la concurrence dans la mesure où Bouygues ne dispose pas dans le cadre normal du marché des ressources suffisantes pour s'opposer victorieusement à l'offre adverse. Affaire à suivre évidemment.