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Seuils sociaux : le faux problème de l'évaluation

Alors que les négociations entre patronat et syndicats sur les seuils sociaux devraient débuter fin septembre, de nombreuses voix s'interrogent déjà sur la question de la création d'emplois d'un relèvement des seuils. La Fondation iFRAP avait estimé, en 2012, à partir d'une étude de l'INSEE qu'un relèvement du seuil de 50 à 250 salariés permettrait de créer entre 70.000 et 140.000 emplois dans les 22.500 entreprises qui seraient concernées. Une fourchette large dont l'hypothèse basse ne devrait pas être considérée comme négligeable quand le nombre de chômeurs augmente mois après mois. Seulement pour certains détracteurs, les difficultés à évaluer l'impact d'un gel ou d'un relèvement des seuils sociaux sont un frein à la mesure. Nous posons donc la question : le fait qu'il puisse être difficile d'évaluer ex ante le nombre d'emplois pouvant être créés est-il une raison suffisante pour ne pas prendre la mesure, à partir du moment où il est quand même certain qu'elle aura un effet ?

Première remarque, beaucoup de mesures ont été prises dont l'effet prévisible était au contraire d'augmenter le chômage en freinant les embauches sans que l'on se préoccupe d'en faire l'évaluation ex ante, et ce qui encore bien plus grave, de la faire ex post pour les remettre en cause le cas échéant. D'autant qu'il est extrêmement difficile de déterminer ce qui se serait passé si la mesure n'avait pas été prise, car cela suppose de raisonner « toutes choses égales par ailleurs », alors que ce n'est jamais le cas. L'exemple des 35 heures démontre bien cette difficulté : personne n'est arrivé à déterminer avec une suffisante certitude le nombre d'emplois qui auraient été créés par la mesure, ni surtout les dégâts qu'elle a en sens inverse causés, soit en freinant des créations d'entreprises, soit en les fragilisant ou en les désorganisant, soit en creusant le déficit des finances publiques par des compensations financières. Au chapitre des illusions vite perdues, on se rappellera l'incroyable naïveté de Lionel Jospin, Premier ministre en exercice, qui pensait pouvoir limiter au secteur privé la durée légale des 35 heures sans avoir à l'étendre au secteur public… [1] au motif que cela coûterait trop cher. C'était hélas bien vu. On sait quelle désorganisation des services publics est advenue, en particulier dans le secteur hospitalier, et combien a coûté le rachat des heures du personnel médical. Dans les grandes entreprises, ce n'est que très récemment que Renault a pu (difficilement) négocier avec les syndicats le simple retour à une durée réelle de 35 heures. Alors, pour une fois qu'une mesure peut avoir un effet positif sur l'emploi, ne l'écartons pas au prétexte d'une difficulté d'évaluation.

Deuxième remarque, il est nécessaire de creuser l'analyse et de s'interroger sur les raisons pour lesquelles une réforme comme celle des seuils sociaux s'impose. Il y a le nombre, sans cesse grandissant, et le coût des obligations que le franchissement du seuil de 50 salariés impose. C'est bien, et à juste titre, le point de vue du Medef [2]. Mais il y a aussi ce qu'entraîne, en France particulièrement, l'existence d'un comité d'entreprise : ainsi de l'exposition permanente du chef d'entreprise à l'invraisemblable délit d'entrave, susceptible d'envoyer ce dernier devant les juridictions pénales pour des raisons futiles et purement formelles. Les réticences des entreprises à embaucher au-delà des seuils seraient-elles de même importance si on commençait par réformer ce délit ? De même, les syndicats argumentent sur le fait qu'en Allemagne la cogestion impose des règles plus exigeantes qu'en France. Mais précisément le comportement des syndicats français, qui refusent la cogestion (voir leurs statuts), n'a rien à voir avec celui des syndicats allemands ! N'est-ce pas là en priorité qu'il faut porter le fer des réformes ? C'est certes plus difficile que de s'en tenir aux sujets de discussion retenus par le Medef, mais n'est-ce pas la condition pour enregistrer de véritables progrès ? Hélas l'attitude des syndicats ne présage pas de fructueuses négociations, alors que FO refuse catégoriquement d'entrer en négociation sur les seuils, et que la CFTC, provoquante, va jusqu'à demander d'organiser la représentation des salariés dans les TPE. Il ne faut pas cette fois que les négociations se terminent par des compromis aussi coûteux pour les entreprises que ceux consentis pour parvenir à l'ANI de janvier 2013. Ce sera alors au pouvoir de prendre ses responsabilités, et on verra jusqu'où il est prêt à aller.

[1] Interview de Lionel Jospin publié par Les Echos du 9 décembre 1997 : Les adversaires des 35 heures soulignent que vous avez exclu la fonction publique de la réduction du temps de travail. Est-ce que ça n'est effectivement pas contradictoire ?

Réponse : "Non, car la réduction du temps de travail est d'abord une arme contre le chômage, et il faut l'employer là où existe le chômage. Ensuite, c'est dans le secteur privé que se développe une certaine précarité : c'est donc là qu'il est nécessaire de pousser à la création d'emplois. Enfin, nous connaissons un certain nombre de contraintes budgétaires. Et ce sont les mêmes qui, dans le monde patronal, nous disent : « Baissez la dépense publique, réduisez le nombre de fonctionnaires » et qui réclament dans le même temps : « Appliquez d'abord les 35 heures à l'Etat employeur » ! Je ne dis pas que la question ne se pose pas, je dis qu'il est normal de commencer par le secteur privé

[2] Usine nouvelle : «  Quant à la question des seuils, pour le représentant du Medef, elle "ne peut se réduire à quel type d'instance de représentation du personnel doit exister, elle doit traiter de toutes ces obligations qui génèrent de la complexité et des coûts". Le patronat pense aux négociations collectives obligatoires à partir d'une certaine taille, aux cotisations dont les taux évoluent en fonction des seuils, aux obligations fiscales, réglementaires, comptables, juridiques. Autant de sujets sur lesquels les partenaires sociaux ne peuvent pas décider seuls. Ils pourraient être traités, après la négociation sociale, par le secrétaire à la réforme de l'Etat et la simplification, Thierry Mandon ».