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Quelles mesures pour relancer l'industrie ?

Du 18 au 24 mars 2019, c'était la semaine de l’industrie comme le précise le site de la Direction générale des entreprises du ministère de l'Economie. Depuis 11 ans, ce rendez-vous doit contribuer à renforcer l’attractivité du secteur, particulièrement auprès des jeunes, et informer sur les besoins en recrutement de l'industrie, en sensibilisant aux futurs métiers de l'industrie. Une bonne raison aussi de faire le point sur la situation de l'industrie française.

L'industrie manufacturière représente aujourd'hui 10% du PIB en France (12,6% en 2016 en y adjoignant activités extractives, énergie, etc.), 20,3% en Allemagne, 8,7% au Royaume-Uni. Son chiffre d'affaires s’élève à près de 870 milliards d'euros, avec des domaines d’activité prédominants (notamment agroalimentaire, aéronautique et automobile). L'industrie française mobilise 235.000 entreprises et emploie 2,7 millions de salariés (2016). De multiples plans et outils ont été mis en place par les gouvernements pour stopper la désindustrialisation : cette semaine encore c'est le plan "Territoires d’industrie" qui a été lancé au Salon Global Industrie de Lyon. 

Pour la Fondation iFRAP, des mesures claires doivent être prises pour soutenir le renouveau industriel, parmi lesquelles améliorer la compétitivité de l’économie française avec la baisse du taux de prélèvements obligatoires, notamment grâce à une baisse des taxes sur la production et renforcer les mesures en faveur de l'investissement privé, notamment en amorçage.

Focus sur l’industrie française en 2019

En 1994, le livre d’Élie Cohen, L’État Brancardier, a contribué à faire prendre conscience de la gravité du problème, mais la désindustrialisation était effective depuis 1980 au moins. Depuis, les cas emblématiques d’ArcelorMital à Gandrange et Florange, Continental, Whirlpool, PSA Aulnay ont été fortement médiatisés. Et en 2019, plusieurs sites sont menacés :

Entreprise

Secteur

Emplois

Entreprise

Secteur

Emplois

Arc

Verrerie

5.000

PSA Saint-Ouen

Automobile

350

Ford Blanquefort

Automobile

850

Fonderie du Poitou

Automobile

408

Arjo Wiggins

Papeterie

900

CFR

Fromage

86

Ascoval

Sidérurgie

281

Banania

Alimentation

40

Fessenheim

Nucléaire

850

Safety

Automobile

160

GE Power

Turbines

380

Wimemetal

Automobile

39

EDF, Uniper

Centrales charbon

700

STEVA

Automobile

110

Bultex Copirel

Ameublement

80

Ibiden

Automobile

360

CKB Connectivity

Electrotechnique

162

Saint-Louis

Sucreries

130

Les fermetures sont traumatisantes pour les territoires concernés et leurs habitants, l’expérience montrant que si désindustrialiser peut être rapide, réindustrialiser est un processus lent et complexe, sans aucune garantie de réussite. Cinquante ans après les crises minière et sidérurgique, la situation est toujours critique dans les départements atteints. Pour quantifier la véritable situation de l'industrie française, cinq critères doivent être pris en compte allant du nombre d’entreprises et d’emplois, à l’évolution de l’industrie dans l’économie et à des comparaisons internationales.  

  1. Nombre d’entreprises industrielles

Le ministère de l'Économie annonce 235.000 entreprises industrielles en 2016 (Les chiffres clés de l'Industrie), l'INSEE en recense 285.911 en 2016 contre 248.516 en 2012. Les entreprises manufacturières sont celles dont la situation est la plus critique pour l’économie française. Leur nombre est de 216.000 en 2016 et leur chiffre d'affaires de 908 milliards € HT. Il était de 1.000 milliards d’euros en 2012.

  1. Nombre d’usines

Le nombre d’usines nouvelles et supprimées est une mesure frappante et souvent utilisée pour évaluer la situation. Mais il doit être nuancé par la taille des établissements concernés. Pour 2017, par exemple, le cabinet TRENDEO estime à 49 la moyenne des emplois dans les 100 nouveaux sites. Un nombre modeste en comparaison des usines Ford de Blanquefort qui ont compté jusqu’à 3.500 salariés avant de baisser progressivement aux 850 actuellement menacés.

  1. Nombre d’emplois industriels (Sources INSEE)

Le critère du nombre d’emplois industriels est particulièrement parlant en période de chômage massif. Il est beaucoup plus significatif que le nombre d’usines, même s’il doit être évalué soigneusement.

De 1980 à 2017, le nombre de salariés employés dans l’industrie est passé de 5,3 millions en 1980 à 3,7 millions en 2000 et 2,8 millions en 2017. Parmi les 2,7 millions de salariés en ETP de l’industrie manufacturière, 37% sont employés par des ETI, 27% par des grandes entreprises, 27% par des PME hors microentreprises et 9% par des microentreprises. Soulignons la vitalité des ETI dont un tiers ont des vocations industrielles et qui ont connu une forte croissance de leur emploi sur la période récente (+337.000 emplois entre 2009 et 2015) quand les autres catégories d'entreprises se repliaient.

La part des emplois industriels dans la population active est passée de 22% en 1980 à 11% en 2017. Sur la période récente 2000-2017, la baisse a été de 58.000 par an. Sur la période plus ancienne 1980-2007, la baisse était encore plus rapide, de 71.000 par an. (Lilas Dammon, Economie et Statistique, 2010).

Les créations nettes d’emplois en 2017 et 2018 sont modestes mais réelles. Cependant ce constat doit être nuancé selon les branches (voir notre note sur la situation de l'emploi industriel).

  1. Part dans la richesse nationale

De 1981 à 2003, la part de la valeur ajoutée de l’industrie en valeur a baissé de 28 à 21%, alors que la valeur ajoutée en volume est restée aux environs de 25% (Lorenzi).  De 1970 à 2014, la part de la valeur ajoutée de l’industrie manufacturière a baissé de 22,3 à 11,2% (INSEE Première 1592). Les progrès rapides de productivité dans l’industrie sont invoqués pour expliquer cette évolution. D’autres pays ont compensé ces progrès par des montées en gamme ou des augmentations de production. 

  1. Balance commerciale

La balance commerciale est le critère pertinent pour évaluer la performance de la France. En 2018, le déséquilibre de la balance commerciale française en produits manufacturés reste très important, et pas seulement par rapport à la Chine. Le plus inquiétant est le déficit avec des pays pourtant comparables de l’Union européenne.  

Solde manufacturier de la France par rapport aux pays étrangers
 en milliards d’euros en 2016

Royaume-Uni

Afrique

Moyen-Orient

États-Unis

Allemagne

Union
Européenne

Chine

+12

+12

+19

-3

-14

-26

-30

 

Mais les données de l’INSEE (TEF références édition 2018) montrent que la situation s’est améliorée depuis le pic de déficit de 2011. Une évolution en dépit de la croissance en valeur de nos exportations de produits industriels. Là aussi, il faut souligner la situation particulière des ETI, très fortement engagées à l'export (elles représentent 32% du chiffre d'affaires export de l'ensemble des entreprises françaises).

Doctrine d'intervention des pouvoirs publics face à la situation de l'industrie française

L’industrie a pu être sous-estimée en France, mais est à nouveau valorisée pour elle-même, pour les emplois induits dans les services et pour l’animation de territoires très divers. Sur le diagnostic, les rapports ont été nombreux. Le site de la documentation française recense plus de 400 rapports publics (d’auteurs souvent prestigieux) sur le sujet depuis 2000. Et face au constat de la désindustrialisation qui a frappé la France, des stratégies et des plans de reconquête ont été régulièrement mis en œuvre par les gouvernements :

Les instruments d'intervention de l'État ont beaucoup évolué en fonction de ce qui était perçu comme son rôle. Ainsi, Elie Cohen distingue 3 registres de politique publique industrielle : l’Etat colbertiste inspirateur et promoteur de grands projets (avec des succès et échecs notables dans les nouvelles technologies, les infrastructures.), l’Etat brancardier (qui intervient dans l’aide aux entreprises ou secteurs en difficulté), enfin l’Etat engagé dans des politiques de structure (concentration, spécialisation), ce dernier rôle lui donnant parfois un statut d’auxiliaire face à des acteurs économiques puissants.

A ces 3 registres, Elie Cohen associait plusieurs étapes et plusieurs leviers d’intervention publique : le Plan et la reconstruction jusqu’au début des années 50, la maîtrise de l’expansion avec la DATAR jusqu’aux années 70 - avec une volonté explicite de promouvoir une politique d’équilibre territorial et de régulateur économique et social plutôt qu’une politique sectorielle, enfin la gestion de la désindustrialisation avec le CIASI (Comité Interministériel pour l’Aménagement des Structures Industrielles) et le CIRI (Comié Interministériel de Restructuration Industrielle) pour gérer avec fatalité les effets des chocs du début des années 70 c’est-à-dire, en pratique, une politique "ambulancière d’aménagement et de développement des territoires".

Les années 80 ont vu la politique de concurrence prendre le pas sur les stratégies industrielles, les structures locales de l’Etat et les collectivités territoriales prendre la main dans l’accompagnement des entreprises, et enfin les pouvoirs publics nationaux tendre à privilégier la valorisation de l’innovation (Rapport Lombard 1998 et montée en puissance de l’ANVAR) ou la promotion d’un environnement réglementaire et fiscal favorable aux entreprises.

Au début des années 2000, le passage à une économie mondialisée et l’apparition de nouveaux concurrents (Chine, Inde) sur des produits à haute valeur ajoutée, aboutissent à la remise en cause de la spécialisation industrielle française. En 2005, Jean-Louis Beffa notait (Rapport « Pour une nouvelle politique industrielle ») que les instruments de la politique industrielle - aides publiques notamment - étaient excessivement dédiés au secteur de la défense et à quelques secteurs liés aux grands programmes du passé, alors que plusieurs pays étaient déjà engagés activement au soutien d’industries de haute technologie (États-Unis, Japon).

Après le rapport Beffa (2005), plusieurs mesures sont adoptées, notamment aux fins de promouvoir l’innovation et de réorienter la R&D vers les nouveaux secteurs de haute technologie. Des politiques promues par l’Union Européenne, sont engagées pour créer un cadre économique et normatif propice aux entreprises : c’est le temps de l’État Facilitateur ! … un virage néanmoins précaire tant l’affirmation d’impératifs stratégiques ou de prétendues corrections à apporter aux imperfections de marché pousse l’État à se poser en stratège pour intervenir selon un mode classique.

De nombreux instruments ont été mis en place : l’agence OSEO (qui fusionne notamment la BDPME et l’ANVAR et rejoindra la Banque Publique d’Investissement en 2013) pour soutenir l’innovation et la croissance des PME, l’Agence nationale pour la recherche afin de faciliter le transfert des résultats de la recherche publique vers les entreprises, enfin l’Agence de l’innovation industrielle. Ces agences - dites de moyens - ont également vocation à participer au financement des pôles de compétitivité, nouveau concept pour promouvoir la notion d’écosystèmes territoriaux de l’innovation. En 2013 est créée, après le Fonds stratégique d’investissement en 2008, la Banque Publique d’Investissement (BPI), organisme de financement et de développement des entreprises qui constitue maintenant le bras armé de l’Etat pour redynamiser le tissu productif français. 

Comme à l’étranger, ces acteurs sont dotés de tous les leviers d’action imaginables : incitations fiscales (ex. Crédit Impôt Recherche), subventions, aides aux financements, garanties de prêts, prêts ou apports en capital, prises de participation (cf. nouvelle stratégie industrielle en Allemagne), voire nationalisations - temporaires ou durables. Ces leviers abondent ou suppléent parfois les opportunités émanant de l’Union Européenne. Enfin, le cadre de ces interventions s’inscrit en général dans le cadre de grands programmes : les plans sectoriels (ex. Acier ou textile dans les années 70’s), les pôles de conversion (1984), aujourd'hui le Programme d’investissements d’avenir ou, le Plan Juncker dit d’investissement pour l’Europe, avec leur fort accent industriel. Avec cette interrogation récurrente de Jean Tirole : ne serait-il pas plus judicieux de créer les conditions propices à l’émergence de secteurs disposant d’un réel potentiel plutôt que de décréter à l’avance ceux qui réussiront ?

Agir contre la désindustrialisation : de nombreux outils mais peu d'évaluation

Quatorze ans après leur création, le renouvellement début 2019 de 56 Pôles de compétitivité constitue un cas d’espèce du processus d’évaluation. Le ministère fournit les informations suivantes :

  • Toutes les régions, y compris ultramarines, bénéficieront de Pôles ;
  • L’État a consacré 300 millions d’euros au management/animation des Pôles ;
  • 3.900 projets portés par des Pôles ont été financés par l’État (guichet FUI) ;
  • L’État a investi 1,8 milliard d’euros dans des projets portés par des Pôles, 
    soit une moyenne de 473.000 euros par projet ; 
  • Les Régions ont investi 1,3 milliard d’euros dans des projets portés par des Pôles ;
  • Les entreprises ont investi 4,5 milliards d’euros dans des projets portés par des Pôles. 

Aucune donnée de retour sur investissement en termes financier, d’emploi, d’exportation, de valorisation des entreprises ayant participé à ces Pôles, n’est fournie. Pas non plus de rapport sur les progrès de notoriété des universités et laboratoires de recherche parties prenantes, ni de retour financier des brevets déposés. Au XXIème siècle, quatorze années représentent pourtant une durée considérable, comme le montre la rapidité des réussites françaises, européennes ou américaines. Malgré la modestie des résultats, les différents rapports d’évaluation ont toujours conclu à la reconduite des programmes (PIA-1, PIA-2, PIA-3, PIA-4…)..

 Rapports d’évaluation des actions mises en œuvre

2009

Rapport Datar, Systèmes productifs locaux

2012

Rapport ESCA Bruxelles - Pôles de compétitivité

2012

Bearing - Synthèse du rapport d’évaluation sur les pôles de compétitivité

2014

Rapport Sciences Po CEPREMAP Pôles de compétitivité

2016

Investissement d’avenir Rapport du comité d’évaluation à mi-parcours

2016

BPI Cour des comptes

2017

Rapport CESE – Pôles de compétitivité

2017

France stratégie – Pôles de compétitivité

2018

Jaune budgétaire : investissements d’avenir

Conclusion : il existe encore des marges de progression pour notre industrie, il faut pour cela mettre en place de vraies mesures

Le succès majeur des 40 ans de plans de soutien à l’industrie et à l’innovation réside dans le changement de perception des responsables politiques et des Français vis-à-vis des entreprises, y compris industrielles. C’est un préalable important mais insuffisant puisqu’il se traduit par peu de résultats tangibles, qui semble indiquer que la France a un problème dans la phase d'innovation. Pour les plus pessimistes (voir encadré ci-dessous), les actions en faveur de l’innovation et de l’industrie consistent en du saupoudrage, souffrent de lourdeur administrative et de manque de courage. Des mesures sont nécessaires pour dépasser les campagnes actuelles d’animation, de promotion et de communication, et que les plans en faveur des industries se traduisent par des résultats :  

  • Il est tout d'abord nécessaire d'encourager l'investissement privé à toutes les étapes de la chaîne de financement : cela signifie mettre en place des mesures fiscales en faveur de l'investissement des particuliers pour l'amorçage. La récente loi Pacte a mis en place des outils mais qui ne sont pas suffisamment puissants pour faire émerger des business angels susceptibles de financer des entreprises de croissance : les Britanniques n'hésitent pas, eux, avec l'Enterprise Investment Scheme, soit une incitation fiscale à investir dans les PME jusqu'à 1 million de livres pour un couple  déductible à 30% de l'impôt sur le revenu ;
  • Il faut également développer l’investissement privé compétent, sélectif et indépendant grâce à des fonds de pension disposant rapidement de mille milliards d’euros[1] pour pouvoir prendre le relais des business angels et capitaux-risqueurs. Il est frappant que parmi les ETI, celles qui sont le plus tournées vers l'industrie et vers l'export sont celles détenues par des capitaux étrangers. Il ne s'agit pas de s'opposer à ce phénomène de mondialisation, mais de donner à la France toutes ses chances ;
  • Cela signifie aussi ne pas pénaliser les successions/transmissions d'entreprises et faciliter ainsi indirectement leur rachat par des capitaux trangers. C'est pourquoi nous recommandons d'exonérer les transmissions d’entreprises suivant le modèle allemand avec engagement de conservation des titres et d’emploi, et suppression des pactes Dutreil ;
  • Cela signifie également améliorer la compétitivité de l’économie française avec la baisse du taux de prélèvements obligatoires, notamment grâce à une baisse des taxes sur la production, qui sont celles qui pèsent le plus sur les entreprises industrielles et particulièrement les PME et ETI, et qui nuisent à l'investissement ;
  • Réaliser le marché unique européen où les entreprises les plus performantes pourront s’étendre sans se trouver opposées aux champions nationaux des autres pays soutenus à coups de subventions et de marchés réservés ;
  • Dynamiser la compétitivité du système universitaire en poursuivant l’autonomie des universités et en incitant à la recherche de financements privés.

Interview d’André Loesekrug-Pietri, porte-parole de JEDI (collectif Joint European Disruptive Initiative), fondateur de A Capital, ancien conseiller spécial de la ministre des Armées, Le Figaro du 21 mars 2019

"En Europe, le bilan est terrible. Nous avons investi 220 milliards dans l’innovation. Presque quatre fois plus que la Darpa (US) en soixante ans. Pour quel résultat ? A-t-on repris l’avantage dans l’espace, la 5G, les puces, la biotech, le quantique ? Non."

"Le problème n’est pas l’argent mais la méthode ! La Darpa décide vite, se concentre sur les défis majeurs, tue les mauvais projets, n’a aucun préjugé scientifique, renouvelle sans cesse ses équipes, est indépendante. Nous faisons strictement l’inverse."

"Il faut en finir avec la rigidité, l’inefficacité, le gaspillage de l’argent public, et la naïveté."

"Investir entre 5 et 25 millions par projet, installer des managers aguerris et aboutir à des prototypes en six à trente-six mois maximum."


[1] Le fonds de pension des seuls fonctionnaires (RAFP) disposera à terme de 100 milliards d’euros