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Que pensent les entreprises des 35 heures ?

Tout juste nommé ministre de l'Économie, Emmanuel Macron relance le débat sur les 35 heures en se déclarant favorable à une dérogation sur la durée légale de travail pour certaines entreprises : « Nous pourrions autoriser les entreprises et les branches, dans le cadre d'accords majoritaires, à déroger aux règles de temps de travail et de rémunérations. C'est déjà possible depuis la loi de juillet 2013, mais sur un mode défensif, pour les entreprises en difficulté ». C'est-à-dire, ne plus attendre qu'une entreprise soit au bord de la faillite pour l'autoriser à flexibiliser la durée de travail de ses salariés. En 2013, dans notre dossier Pourquoi la France licencie et n'embauche plus ?, nous avions interrogé ces entreprises. Elles ont, sur ce sujet, des réactions diverses, voire opposées, suivant qu'elles sont ou non parvenues à un accord avec les partenaires sociaux – c'est-à-dire, en fait, suivant leur taille.

Les 35 heures restent encore maintenant un obstacle au développement des entreprises

Un sondage, datant de l'automne 2013 et portant sur les freins à la compétitivité, montre que pour 56% des dirigeants de PME/ETI, la suppression des 35 heures est perçue comme une priorité, 27% la citant en tête. On aurait pu penser que, plus de 10 ans après la réforme et 7 ans après l'unification des SMIC, les entreprises s'étaient adaptées et avaient tourné la page. C'est sans doute exact pour les plus grandes d'entre elles, mais manifestement faux pour les PME/ETI qui couvrent quand même un spectre large allant de 15 à 500 millions de chiffre d'affaires. En dessous de 15 millions de CA, et de plus en plus au fur et à mesure que l'on s'intéresse à de petites entreprises, on sait que les 35 heures ont été et restent très mal vécues. Celles qui pouvaient sans inconvénient passer aux 35 heures – voire moins – l'ont fait très vite en profitant des lois Robien, Aubry I ou Aubry II. Les autres, lorsqu'elles n'ont pas négocié des accords particuliers, et de façon variable selon les secteurs, continuent à se plaindre. Il s'agit quand même de 56% des PME/ETI. C'est le problème récurrent des politiques françaises voulant passer tout le monde économique sous la même toise.

… et elles le prouvent…

Tout simplement en n'appliquant pas la réduction du temps de travail ! L'étude Coe-rexecode de juillet 2014 donnait pour l'année 2013, une durée effective de travail des salariés à temps complet de 1.661 heures par an, avec un nombre d'heures pour une semaine dite « normale » de travail de 39,17 heures. Pour les cadres, une étude de l'UGICA-CFTC déclare que les 35 heures appartiennent à un passé révolu. Au 31 décembre 2001, le rapport sur la réduction négociée du temps de travail indiquait que la part des salariés passés aux 35 heures ne dépassait pas 13% dans les entreprises de 1 à 20 salariés, alors qu'il était déjà de 91% dans celles dépassant 200 salariés. Bien que l'on ne dispose pas de statistiques récentes, on sait que beaucoup de petites entreprises ne sont pas passées aux 35 heures. Cela ne prouve-t-il pas en soi que ce passage était perçu, au moins pour les TPE/PME, comme excessivement contraignant ?

Les petites entreprises souffrent d'une désorganisation de leur travail

Ces petites entreprises, surtout si elles sont industrielles, n'ont pas la souplesse nécessaire pour compenser par des embauches la perte de 11% qui leur a été infligée par la réduction autoritaire du temps de travail. D'abord parce que toute embauche supplémentaire entraîne des coûts fixes (formation, outils, locaux, avantages, passage éventuel de seuils sociaux, etc.) indépendants du surcroît de productivité obtenu. Ensuite parce que, lorsque les postes répondent à des compétences différentes, il est nécessaire que l'entreprise emploie déjà au moins 10 salariés dans des postes de même compétence pour que l'embauche d'un onzième soit justifiée. À supposer d'ailleurs que la situation du marché du travail permette de trouver les personnes à compétence adéquate, alors que l'on sait combien les goulots d'étranglement sont nombreux. Et enfin, à supposer aussi que la réorganisation du travail n'entraîne pas de difficultés dans l'entreprise, tout le monde devant travailler moins (pour le même salaire) avec des horaires variés.

Les grandes entreprises, quant à elles, paraissent surtout ne pas vouloir rouvrir les négociations difficiles ayant entouré le passage aux 35 heures

Nous avons demandé à une importante ETI (le groupe Radiall) ainsi qu'à un conseil de très grandes entreprises (le Boston Consulting Group) de s'exprimer sur divers sujets et particulièrement sur celui des 35 heures (voir notre étude de mars 2013, p 13). De ces deux témoignages, on retient que les très grandes entreprises ne paraissent même pas concernées par le débat sur les 35 heures, principalement par crainte de revivre les difficultés qui ont entouré à l'origine le passage aux 35 heures. Ceci ne simplifie pas la préconisation et la diversité des opinions concernant les 35 heures, qui ne tiennent pas qu'à la taille des entreprises. Entrent aussi en ligne de compte le secteur d'activité ou l'importance relative du coût du travail.

Ceci reflète une fois de plus la nécessité de ne pas vouloir passer toutes les entreprises sous la même toise et, à notre sens, ce serait une grave erreur de laisser à leur sort actuel les TPE et PME, qui sont à la fois celles pour qui le coût du travail est le plus important et celles qui, comme on sait, sont les plus susceptibles d'embaucher et de le faire en France, donc de contribuer à la baisse du chômage. La durée légale du travail a pour effet d'être le point de départ du calcul des heures supplémentaires et de la majoration de rémunération qui leur est applicable – ou des autres compensations comme les jours de RTT. Il faut bien considérer qu'aucun autre pays n'applique de compensation salariale à partir de 35 heures, car aucun pays ne connaît de durée légale à ce niveau. Certes, dans le cadre de la flexibilité qui leur est permise, nombre d'entreprises d'autres pays connaissent des temps de travail de 35 heures, voire inférieurs, mais les heures travaillées au-delà n'en deviennent pas pour autant, et de façon systématique, sauf accord spécifique, des heures supplémentaires donnant droit à rémunération majorée. Il ne faut donc pas confondre durée légale et réduction ou flexibilité conjoncturelle du temps de travail. Le problème essentiel que posent les 35 heures, c'est, avec leur seuil d'application particulièrement bas, leur rigidité absolue. Tous les emplois dans toutes les entreprises sont concernés, et même si plusieurs solutions sont ouvertes (RTT et/ou paiement), les entreprises sont toujours pénalisées par une augmentation du coût du travail au-delà de 35 heures.

Et revenir à la défiscalisation des heures supplémentaires n'est pas la bonne solution. Elle a, en particulier, donné lieu à de trop nombreux effets d'aubaine correspondant à des heures qui n'étaient pas déclarées ou rémunérées avant la loi TEPA. Par ailleurs, il est impossible d'imaginer un retour aux 39 heures payées 35. Une certaine modération salariale pendant la dernière décennie a fait que les salaires n'ont pas évolué autant qu'ils l'auraient fait en l'absence des 35 heures. Impossible aussi de bousculer à nouveau tous les accords d'entreprise qui ont permis d'absorber le choc des 35 heures et sur lesquels nombre d'entreprises ne souhaitent pas revenir. Impossible enfin, sauf à détériorer gravement le climat social, de préconiser toute solution qui se traduirait par une perte substantielle de la rémunération des salariés. Dans ces conditions, ce qu'il convient de préconiser est un alignement sur la plupart de nos voisins européens (notamment le Royaume-Uni ou la Belgique) qui n'ont pas fixé de durée légale du travail, mais des durées de travail fixées au niveau de l'entreprise, voire à celui du contrat individuel. La loi serait à la fois chargée de fixer la durée maximale à partir de laquelle sont décomptées les heures supplémentaires et de mettre en place un corridor de travail entre 35 et 40 heures par semaine avec un maximum de 2.000 heures par an dans le privé.