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Mory Ducros ou quand le droit délire

La faillite du transporteur Mory Ducros est l'une des plus importantes que la France ait connue récemment, avec 2.800 licenciements à la clé. Le Tribunal administratif de Cergy Pontoise a annulé le 11 juillet l'homologation donnée par la DIRRECTE (l'administration compétente du ministère du travail) au plan social présenté par l'administration judiciaire), et ce pour des raisons remarquables d'obscurité juridique. Mais le plus contestable dans cette saga est encore la conséquence qu'en peuvent tirer les salariés, à savoir une condamnation automatique à un minimum de six mois d'indemnité – venant s'ajouter aux indemnités légales et aux divers avantages du plan social.

Le droit du licenciement économique a été remanié par l'ANI (accord national interprofessionnel) de janvier 2013, transposé dans la loi du14 juin 2014. Le résultat n'est pas probant, c'est le moins qu'on puisse dire. La principale modification consiste dans la possibilité pour l'employeur, lorsqu'il ne parvient pas à trouver un accord avec les syndicats, de présenter unilatéralement un plan, qui devra être homologué par l'administration – en l'occurrence la DIRRECTE (direction régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi) En quelque sorte un retour à la vieille autorisation administrative de licenciement. On pouvait au moins en espérer une sécurisation du processus en cas d'homologation. Patatras, c'est encore pire qu'avant. Car, comme tout acte administratif, l'homologation peut faire l'objet d'un recours en justice devant le tribunal administratif, dont la décision peut elle-même faire l'objet d'un recours devant le Conseil d'État. Et que se passera-t-il en cas d'annulation de la décision de la DIRRECTE ? Cette dernière est censée n'avoir jamais existé et tous les actes qui ont pu être passés entre temps, notamment les licenciements, sont rétroactivement annulés. Un tel risque ne peut pas être raisonnablement pris par l'employeur qui devra donc attendre l'épuisement de tous les recours (ce qui peut signifier un arrêt d'appel) avant de mettre en œuvre la décision administrative…

C'est ce qui vient de se passer dans l'affaire Mory Ducros, à une différence près, mais le résultat final n'est pas meilleur. Dans le cas d'une société en redressement judiciaire comme ici, c'est l'administrateur nommé par le tribunal qui décide du plan social, et si l'homologation par la DIRRECTE est toujours nécessaire, son éventuelle annulation par le tribunal administratif n'annule pas les actes passés en exécution de cette homologation. Les licenciements ne deviennent donc pas nuls, en revanche ils sont réputés être dépourvus de « cause réelle et sérieuse », et automatiquement ce défaut de cause donne droit au bénéfice des salariés à un minimum de six mois d'indemnités supplémentaires par rapport aux prévisions du plan social. Ce que recherchent les salariés qui ont tendance à attaquer systématiquement les décisions administratives, et c'est ce qui n'a pas manqué de se produire dans l'affaire Mory Ducros.

Mory Ducros est tombé en redressement judiciaire fin 2013. Plus de 5.000 emplois sont concernés, et un plan social est adopté début 2014, après de très difficiles négociations avec les syndicats et l'intervention de l'État qui y va aussi de sa poche. 2.800 licenciements sont prévus, et le PSE obtient en mars l'homologation administrative nécessaire. Mais la CGT entre autres attaque cette homologation devant le tribunal administratif de Pontoise, lequel annule effectivement l'homologation par décision du 11 juillet.

L'obscure motivation du tribunal administratif.

Nous la reproduisons ci-dessous :

«  7. Considérant, enfin, qu'aux termes de l'article L. 1233-5 du code du travail : « Lorsque l'employeur procède à un licenciement collectif pour motif économique et en l'absence de convention ou accord collectif de travail applicable, il définit les critères retenus pour fixer l'ordre des licenciements, après consultation du comité d'entreprise ou, à défaut, des délégués du personnel. Ces critères prennent notamment en compte : 1°) Les charges de famille, en particulier celles des parents isolés ; 2°) L'ancienneté de service dans l'établissement ou l'entreprise ; 3°) La situation des salariés qui présentent des caractéristiques sociales rendant leur réinsertion professionnelle particulièrement difficile, notamment celle des personnes handicapées et des salariés âgés ; 4°) Les qualités professionnelles appréciées par catégorie. L'employeur peut privilégier un de ces critères, à condition de tenir compte de l'ensemble des autres critères prévus au présent article » ;

8. Considérant que si M. B… fait valoir que le périmètre d'application des critères d'ordre des licenciements méconnaît l'article L. 1233-5 du code du travail dès lors que sa détermination à un niveau inférieur à l'entreprise n'est envisageable que dans le cadre d'un accord collectif, il ressort toutefois des termes mêmes des dispositions précitées des articles L. 1233-24-2 et L. 1233-24-4 du code du travail dans leur rédaction issue de la loi n°2013-504 du 14 juin 2013 relative à la sécurisation de l'emploi qu'il incombe à l'employeur de préciser dans le document unilatéral constituant le plan de sauvegarde de l'emploi le périmètre d'application des critères d'ordre des licenciements ; que si la loi nouvelle a pour esprit d'éviter les licenciements économiques ou d'en limiter le nombre, le périmètre retenu ne saurait toutefois aboutir, à travers sa fixation, à désigner, a priori, les salariés qui seront licenciés, le licenciement pour motif économique étant, suivant les dispositions précitées de l'article L. 1233-3 du code du travail, non inhérent à leur personne ; qu'en l'espèce, en retenant les 85 agences de l'entreprise prises isolément pour périmètre des critères d'ordre des licenciements, alors que leurs effectifs varient de 9 à 362 salariés, cette définition, comme le soutiennent les requérants, a méconnu le principe d'objectivité que sous-tend nécessairement l'application des critères d'ordre ; qu'au surplus, si le document unilatéral constituant le plan de sauvegarde de l'emploi comporte, conformément aux dispositions précitées de l'article L. 1233-5 du code du travail, les critères d'ordre de licenciement, cette mention devient de pure forme s'agissant des agences de la SAS Mory Ducros dans lesquelles tous les emplois sont supprimés ; que tant l'importance des licenciements envisagés dans le cadre de la procédure de liquidation judiciaire que la nécessité d'une reprise rapide de l'activité par le nouvel exploitant ne justifiaient pas que soit retenu un tel périmètre ; que, dès lors, l'administration du travail, en homologuant le document unilatéral constituant le plan de sauvegarde de l'emploi, a commis une erreur d'appréciation ; que, par suite, pour ce seul motif, M. B… est fondé à demander l'annulation de la décision attaquée ».

Grosso modo, il faut comprendre que la prise en considération des 85 agences isolément constituerait de la part de la DIRRECTE une « erreur d'appréciation » en ce qu'elle ferait échec de façon inacceptable et contraire à l' « objectivité », aux règles concernant l'ordre des licenciements. C'est du moins le tribunal qui le dit, dans son appréciation aussi souveraine que… subjective.

Il est évident qu'avec une telle motivation, on n'est pas près de cesser de s'arracher les cheveux, et la DIRRECTE pourra s'interroger sans fin avant de délivrer une homologation. L'affaire ira en appel, et on espère voir la Cour administrative en revenir à une conception plus modérée du rôle de l'administration. En cas de confirmation du jugement, comme la société ne pourra payer les six mois de salaire d'indemnité qui tomberont automatiquement, ce sera l'AGS (assurance garantie des salaires) qui devra s'en acquitter, pour un montant d'au minimum 42 millions d'euros. Et comme la somme est aussi trop élevée pour l'AGS, celle-ci a prévenu qu'elle devra augmenter les cotisations des employeurs qui sont les contributeurs du fonds.

Voici donc comment risque de se clore une affaire où des licenciements sont inéluctables, et malgré négociations, mise de fonds d'entreprises et de l'État, et homologation administrative. Bien entendu syndicats et salariés n'ont engagé cette procédure d'annulation et ne vont maintenant attaquer devant le Conseil de prud'hommes (ils comptent même demander 2 ans d'indemnité !) qu'en raison de l'automaticité d'une sanction pécuniaire prévue par la loi. Et cela se terminera par une augmentation des charges payées par les entreprises à l'AGS.

Ce sont tous les salariés licenciés sans distinction qui pourront bénéficier de ces indemnités de six mois, qui est une véritable pénalité imposée à l'employeur (en l'occurrence en raison d'une « erreur d'appréciation » commise par l'État !). Car il n'y a pas de rapport entre l'indemnité et le préjudice né de la situation qui se serait produite si l'ordre des licenciements avait été différent, puisque les 2.800 auraient bien été prononcés en tout état de cause. Bien que l'expression soit mal venue s'agissant d'employés licenciés, il s'agit d'un véritable effet d'aubaine, le préjudice ayant déjà été censé réparé par les indemnités du plan social. Et si nous y insistons, c'est pour la comparaison avec les milliers de salariés chaque mois qui n'ont pas la chance de bénéficier du même privilège.

Les sanctions automatiques de nature quasi-pénale sont la plaie du droit du travail, et leur suppression devrait être une priorité. Ce sont elles qui transforment les articles du code du travail en autant de pièges redoutables, les fins de contrat de travail en autant d'occasions de chasses au trophée et les syndicats en traqueurs intéressés.

Il y a trois délires juridiques dans cette affaire. Le premier tient à l'usine à gaz que devient de plus en plus le licenciement économique, avec la réinstitution de l'autorisation administrative de licenciement, la second tient aux exigences du tribunal administratif à l'égard de l'homologation, qui vont rendre impossible le travail des DIRRECTE (il est à souhaiter que la décision soit réformée en appel), et le troisième et non le moindre, concerne l'automaticité des sanctions pécuniaires.