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Médecin hospitalier "incompétent" : quand le statut empêche les sanctions

Un médecin chef de service à l’hôpital de Quimperlé (Morbihan), reconnu « incompétent » et ayant un « comportement incompatible avec ses fonctions », est suspendu de ses activités et continue pendant trente ans à occuper le poste ainsi qu’à émarger sur la liste des effectifs. Voici, en encadré et in extenso, la partie pertinente du rapport de la Chambre régionale des comptes de Bretagne. Un exemple ahurissant de l’impuissance face au statut des agents publics.

Extrait du rapport de la Chambre régionale des comptes de Bretagne :

« 5.6. LA SITUATION DUN PRATICIEN SANS ACTIVITE

Le docteur X, a été nommé médecin chef de service au CHQE en 1984. Depuis cette date, plusieurs rapports émanant de diverses instances (rapports de la CME, enquêtes du médecin inspecteur de santé publique (MISP), enquêtes DDASS, ministère de la santé, DHOS) ont relevé des problèmes quant à la manière de servir de ce médecin, mentionnant par exemple « une incompétence avérée de ce médecin » ainsi que des problèmes de comportement, tant vis-à-vis du personnel que des patients, incompatibles avec ses fonctions.

La commission médicale d'établissement (CME), compétente sur les questions relatives aux personnels médicaux, a été saisie de ce dossier à plusieurs reprises. Si l’inaptitude professionnelle et relationnelle sont reconnues, l’instance consultative a cependant estimé « qu’une réintégration professionnelle mérite d’être tentée, sous couvert d’une mutation d’office, dans une fonction médicale de subordination, seule susceptible de débloquer la situation de ce praticien ».

Suite à une saisine du préfet en 1990, le comité médical a déclaré « ne pas avoir trouvé chez le docteur X d’inaptitude psychopathologique à l’exercice des fonctions de chef de service ». Pourtant, l’année suivante, ce médecin a été à nouveau suspendu de ses activités par le directeur, avec un avis favorable de la CME pour la poursuite de la procédure engagée pour insuffisance professionnelle. Cette procédure n’a pas abouti.

En 2004, l’agence régionale de l'hospitalisation (ARH) a attribué une enveloppe d’aide à la contractualisation au CHQE jusqu’en 2014 pour compenser le surcoût lié à ce praticien sans affectation ni activité, soit un montant annuel de 124 000 € pour un coût réel de 130 000 € par an. Au 31 octobre 2016, ce médecin percevait une rémunération brute mensuelle de près de 7 400 €.

En 2010, le directeur a demandé au docteur X de faire valoir ses droits à la retraite. Ce dernier a refusé de donner suite. Le centre national de gestion (CNG), instance qui assure notamment la gestion statutaire des praticiens hospitaliers, a informé l’hôpital que ce médecin bénéficiait d’un recul de droit de sa limite d’âge. Toutefois, la demande de production des documents d'état civil auprès du CNG est restée lettre morte. L’hôpital n’a pas pu vérifier l’existence des conditions statutaires permettant un départ retardé à la retraite.

Le CHQE a souhaité supprimer la spécialité de médecine interne avec un avis favorable donné par la CME. Le CNG, saisi en 2012 et 2014 pour initier officiellement une procédure de mise en recherche d’affectation, a rendu deux décisions négatives dont une tacite. Le CNG a refusé le déclenchement de cette procédure visant à supprimer le poste et a affirmé, pour motiver sa décision, qu’il « met en garde contre une suppression de poste qui pourrait s’apparenter à une sanction déguisée ou un détournement de procédure ». Ce médecin a finalement fait valoir ses droits à la retraite en janvier 2017.

Le coût pour l’hôpital du maintien dans les cadres de ce médecin sans activité pendant ces longues années est particulièrement élevé. Outre un coût salarial de 130 000 € par an, son absence a privé l’établissement de recettes d’activité d’un montant évalué à 980 000 € par an et ce, dans un contexte général de difficultés de recrutements de médecins et alors que la situation financière de l’établissement est fragile ».

Les faits parlent d’eux-mêmes

Ce médecin, devenu chef de service à l’hôpital de Quimperlé (CHQE) en 1984, est donc taxé d’ « incompétence avérée », et privé pendant le reste de sa carrière (jusqu’en 2016) d’exercice de son art, ce qui ne l’empêche pas de continuer à faire partie des effectifs de l’hôpital, et de suivre l’évolution d’une carrière rémunérée normalement, avec la progression à l’ancienneté d’un agent public normal, jusqu’à un salaire mensuel de 7.400 € à la veille de sa retraite, qui est la rémunération maximum du médecin hospitalier (quand il n’est pas en même temps enseignant). De plus, gardant son poste de médecin chef, il perturbe gravement tout un service de l’hôpital au point, selon la chambre régionale des comptes, de faire perdre un million d’euros par an de recettes d’activité.

Ce qui nous intéresse ici, c’est l’explication. Une fraude ? Si c’était cela, ça n’aurait que bien peu d’intérêt. Des fraudes, il y en a partout, jusqu’à temps qu’elles soient découvertes. Mais non, l’affaire a été connue pendant 30 ans par toutes les instances imaginables :

  • « Rapports » (au pluriel) du comité médical d’établissement (CME), instance composée des représentants élus du corps médical et hospitalier
  • Enquête du médecin inspecteur de santé publique (MISP)
  • Enquête de la DDASS (Direction départementale des affaires sanitaires et sociales
  • Enquête du ministère de la santé
  • Enquête de la DHOS (devenue Direction Générale de l’offre de soins, DGOS)
  • Saisine du Préfet
  • Plusieurs saisines du centre national de gestion (CNG)

A quoi ont servi toutes ces instances ? A rien, car rien n’aboutit, malgré la suspension d’activité infligée au médecin par le directeur de l’hôpital. Ahurissant, l’agence régionale de l’hospitalisation (ARH) va jusqu’à attribuer une enveloppe à l’hôpital « pour compenser le surcoût lié à ce praticien sans affectation ni activité ». Encore plus ahurissant, le centre national de gestion (CNG) refuse d’enclencher une procédure de suppression de poste, qui pourrait être jugée comme une « sanction déguisée ou un détournement de procédure ».

Ce n’est pas une fraude, et ce n’est probablement pas non plus un réflexe de protection corporatiste, comme le laisse entendre (dans un autre document) la Chambre régionale des comptes. D’abord parce que la CME, instance responsable, n’aurait pas permis, si elle avait pu l’empêcher, un dysfonctionnement aussi grave et pénalisant, et aussi parce qu’on a vu que les blocages sont aussi venus d’ailleurs.

Non, ce n’est que la preuve de l’impuissance, parce que c’est la loi, c’est-à-dire le statut du praticien fonctionnaire ! Parce qu’il n’y a pas faute grave, et parce qu’il n’est pas atteint d’une « inaptitude psychopathologique ». Il n’a que le malheur d’être incompétent de façon « avérée », et d’avoir un comportement « incompatible avec sa fonction ». Ce qui ne justifie pas une « sanction » chez les agents titulaires où on ne reconnaît quasiment jamais l'insuffisance professionnelle – même lorsqu’il s’agit d’un médecin, et qui plus est d’un chef de service. De toute façon, un médecin fonctionnaire (le statut spécial du médecin hospitalier est assimilable à celui du fonctionnaire d'Etat), à la différence d’un médecin libéral, n’est jamais responsable : c’est son employeur, l’Etat, qui l’est. De la même façon que par exemple pour un magistrat professionnel. D’ailleurs, il n’est pas question de « sanctionner » l’incompétence ou l’inaptitude, le problème n’est pas là. Il devrait être simplement question d’en tirer les conséquences, à savoir un licenciement dans l’intérêt du service public – pas n’importe lequel, celui de la santé. Mais ça, le statut public ne le permet pas.

Mais comme la direction de l’hôpital, heureusement, a le sens de ses responsabilités, elle prend la seule solution possible : la suspension de toute activité, cependant qu’elle continue à payer le praticien, et à le laisser gravir tous les échelons de l’ancienneté… le tout pendant 30 ans.