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L’illégalité de la grève des pilotes de Lufthansa, une leçon

Air France n’est pas la seule compagnie aérienne à rencontrer des difficultés considérables d’adaptation à la concurrence mondiale, et à affronter des grèves dures, comme celles qui lui ont coûté plus de 400 millions en 2014. Lufthansa a quant à elle été confrontée à pas moins de 13 grèves de ses pilotes en 18 mois. Ce qui nous intéresse ici est la décision d’un tribunal du travail allemand qui a déclaré illégale la grève du 8 septembre dernier, parce que les motifs de la grève étaient étrangers à des revendications purement professionnelles. Le rapprochement est intéressant avec le droit français, qui en pratique interdit d’apprécier les motifs de la grève, même si les pilotes d’Air France ne sont pas actuellement en grève.

Le conflit chez Lufthansa

Subissant voici un mois sa treizième grève en dix-huit mois, la direction de Lufthansa a décidé de déterrer la hache de guerre en prenant certaines mesures dont le détail ne nous intéresse pas ici, sauf pour indiquer qu’elle a introduit un recours devant les tribunaux pour faire juger la grève illégale.

Dn même qu’Air France à l’occasion du développement de sa filiale « low cost » Transavia, Lufthansa est entrée en conflit avec ses pilotes qui critiquent sa décision de transférer partie d’entre eux à ses diverses filiales à bas coût « Wings » et craignent de voir leurs droits diminués de ce fait. La partie de bras de fer porte sur les salaires, les retraites et les réductions de coût. Le droit allemand n’autorise la grève que pour des raisons tenant à des sujets couverts par les conventions collectives. Or un accord sur les salaires est déjà en vigueur au sein de la compagnie. Le 8 septembre, la compagnie perd son procès devant le tribunal de Francfort, qui autorise les pilotes à poursuivre leur mouvement.

Mais le lendemain, la juridiction d’appel renverse cette décision et déclare la grève illégale au motif que manifestement  la vraie raison de cette grève n’était pas la discussion sur les retraites[1], mais la volonté de s’opposer à la décision d’ordre stratégique de Lufthansa concernant généralement le concept « Wings ». « Il n’est pas permis de prétendre fonder sa contestation sur une certaine demande alors qu’elle porte en réalité sur quelque chose d’autre. Nombre de facteurs suggèrent que, outre la raison officielle du procès, le syndicat cherche à contester le concept « Wings ». Ceci n’est pas un sujet qui peut être négocié dans le cadre de la convention collective ». La décision a surpris, mais a été immédiatement respectée par le syndicat. On retiendra que cette décision se prononce sur cette illégalité alors même que le concept Wings peut avoir une incidence évidente sur des éléments couverts par la convention collective. Mais il est vrai qu’il s’agit d’une grève de nature politique en ce qu’elleporte une décision stratégique de la compagnie.

La règlementation française du droit de grève

Une décision de même nature serait impensable en France, compte tenu de la position de la Cour de cassation, toujours très favorable aux salariés. Le droit de grève fait partie du bloc constitutionnel, ce que le Conseil constitutionnel rappelle régulièrement, tout en traçant les limites que peut apporte la loi à son exercice. Dans sa décision 2007-556 du 16 août 2007 relative à la loi instaurant une procédure obligatoire de prévention des conflits dans les entreprises chargées d'une mission de service public de transport terrestre, le Conseil s’est ainsi exprimé :

« Considérant qu'aux termes du septième alinéa du Préambule de 1946 : « Le droit de grève s'exerce dans le cadre des lois qui le réglementent » ; qu'en édictant cette disposition, les constituants ont entendu marquer que le droit de grève est un principe de valeur constitutionnelle mais qu'il a des limites et ont habilité le législateur à tracer celles-ci en opérant la conciliation nécessaire entre la défense des intérêts professionnels, dont la grève est un moyen, et la sauvegarde de l'intérêt général auquel la grève peut être de nature à porter atteinte ; que, notamment en ce qui concerne les services publics, la reconnaissance du droit de grève ne saurait avoir pour effet de faire obstacle au pouvoir du législateur d'apporter à ce droit les limitations nécessaires en vue d'assurer la continuité du service public qui, tout comme le droit de grève, a le caractère d'un principe de valeur constitutionnelle ».

Il s’agissait ici du cas particulier de l’exercice du droit de grève dans les services publics. Néanmoins, le Conseil pose le principe que la loi peut limiter l’exercice du droit de grève pour des motifs d’intérêt général.

En l’occurrence, aucune disposition législative n’existe en France pour limiter le droit de recourir à la grève (en dehors des cas où ce recours est interdit, par exemple à la Police) ou donner au juge le droit de contrôler les motifs d’une grève. Lorsqu’un conflit s’ouvre sur la légitimité d’une grève, c’est le juge du fond qui se prononce, sous le contrôle de la Cour de cassation.

Dès 1992, la chambre sociale de la Cour de cassation affirmé avec force que « le juge ne peut, sans porter atteinte au libre exercice d'un droit constitutionnellement reconnu, substituer son appréciation à celle des grévistes sur la légitimité ou le bienfondé de ces revendications », sauf en cas d'abus de droit.

En 2007, la Cour a encore l’occasion de casser une décision de la Cour d’Aix en Provence rendue à propos du conflit de la régie des transports de Marseille. Des agents de la régie des transports de Marseille (RTM) avaient déclenché une grève afin que la communauté urbaine, organisme de tutelle de la régie, revienne sur son vote soumettant l'exploitation du futur réseau de tramway de Marseille à une délégation de service public. Le préavis des syndicats mentionnait quatre revendications : le développement des transports à Marseille, le refus de la "privatisation", l'emploi et les salaires. "L'unique motif du mouvement, la DSP, ne figure pas dans le préavis car la DSP n'entraîne aucune privatisation de la RTM", a plaidé la direction, selon laquelle "le motif réel de la grève est d'obtenir l'annulation d'une décision politique, ce qui est illégal, la grève devant, en France, porter sur des revendications professionnelles".

La Cour d’Aix en Provence donna raison à la régie, mais le 16 août 2007, la décision fut cassée aux motifs suivants : « Attendu que l'exercice du droit de grève résulte objectivement d'un arrêt collectif et concerté du travail en vue d'appuyer des revendications professionnelles ;

Attendu que pour décider que la grève constituait un trouble manifestement illicite l'arrêt attaqué retient que le mouvement de grève n'avait pas pour but de faire aboutir des revendications professionnelles mais d'obtenir que la communauté urbaine, organisme de tutelle de la régie des transports de Marseille (RTM) rapporte le vote de son organe délibérant par lequel il avait été décidé de soumettre l'exploitation du futur réseau de tramway de Marseille à la procédure de délégation de service public ; qu'un tel objectif ne constitue pas une revendication de nature salariale ou touchant à l'emploi et enfin, que la RTM ne disposait pas de la capacité de donner satisfaction à une telle revendication ;

Qu'en statuant ainsi, alors que la défense du mode d'exploitation du réseau des transports urbains constituait, pour les employés de la RTM, établissement public industriel et commercial, une revendication d'ordre professionnel et que la capacité de l'employeur à satisfaire les revendications des salariés est sans incidence sur la légitimité de la grève, la cour d'appel a violé les textes susvisés
 ».

On est frappé de voir la similitude de la problématique  soulevée dans le cas de la RTM avec celle de la décision allemande évoquée ci-dessus. Mais, alors que le tribunal allemand a manifestement pour guide la protection de l’intérêt économique général et celle des décisions stratégiques de l’entreprise, la Cour de cassation ne répond même pas à l’argument, se contentant de justifier sa position par le caractère professionnel de la revendication. Il est évident dans ces conditions qu’il est impossible de tracer une limite aux revendications, et que par exemple la prohibition des grèves politiques n’est qu’une formule creuse sans contenu véritable.

Une proposition de loi passée aux oubliettes, mais à reprendre

Un ensemble de députés a déposé une proposition de loi le 2 juillet 2014 ayant principalement pour but de limiter l’exercice du droit de grève aux « conditions de travail définies dans les protocoles d’accord, conventions d’entreprise ou de branche », sur le modèle de la législation allemande[2].

Cette proposition a été renvoyée à la commission des affaires sociales, qui ne s’en est jamais saisie. Est-il normal que la jurisprudence de la Cour de cassation conduise à empêcher systématiquement tout contrôle de la légalité des grèves ?

Les pilotes d’Air France ne sont actuellement pas en grève. Il n’en reste pas moins que la grève des pilotes comme celle de l’automne 2014 qui avait duré 13 jours et tant coûté à la compagnie, avait un motif politique au sens où elle ne tendait qu’à bloquer la stratégie essentielle de développement du transport à bas coût d’Air France (appelé par les syndicats la "stratégie de lowcostisation") – et y a hélas réussi – et qu’elle peut reprendre à tout moment. Un contrôle comme celui effectué par le tribunal allemand serait plus que bienvenu.


[1] La direction cherche à revenir sur la règle selon laquelle les pilotes peuvent prendre leur retraite à 55 ans avec paiement de 60% du salaire jusqu’à 65 ans.

[2] Proposition de loi dont l’exposé des motifs reproduisait à l’identique certains paragraphes de notre étude Société Civile No 98 de janvier 2010 « L’Allemagne est-elle exemple pour la France ? »