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Les entreprises font la grève... de l'embauche

Pourquoi réformer le droit du travail est plus urgent que de discourir sur la compétitivité

« L'emploi, l'emploi, l'emploi », martelait le Premier ministre il y a quelques jours à la tribune de l'Assemblée Nationale. « Compétitivité, compétitivité, compétitivité », répondent en écho les uns et les autres, tous avec les yeux rivés sur la concurrence internationale, le coût du travail, l'innovation etc… Mais un tel ciblage risque de faire oublier d'autres évidences, et particulièrement l'une d'entre elles qui doit aussi crever les yeux, à savoir que les excès de la réglementation du travail finissent par générer la grève de l'embauche dans les TPE/PME, indépendamment de toutes considérations sur le coût du travail, la fiscalité et hors toute concurrence internationale. Une évidence qui coûte beaucoup d'emplois.

Nous avons reçu d'un lecteur le témoignage que nous reproduisons in extenso en encadré.

[( « A 43 ans, je dirige depuis 10 ans une entreprise de 15 salariés et de trois points de vente dans le prêt à porter. J'ai racheté cette entreprise (pour partie, soit 2 points de vente) à son fondateur en 2002 qui avait créé 4 points de vente que je n'ai pas souhaités conserver. Mon troisième point de vente est une création personnelle de 2000. Je travaille dans ce secteur depuis 1991 à divers niveaux de responsabilité.

A l'issue d'une dizaine d'années de management de mon entreprise, et une demi-douzaine de procédures de licenciement économique ou pour motif personnel (la plupart sans contentieux car transaction), je considère que la difficulté du licenciement constitue, dans les activités de service notamment, le principal frein au développement des entreprises et ce, pour des raisons autant financières que morales en ce qui concerne l'entrepreneur, qui est un être humain, avec ses affects, et pas une "machine à faire du cash" qu'on peut conspuer sans qu'il n'en résulte de conséquence.

Comme je le rappelle souvent, il n'est demandé aucune garantie ni justification à l'employeur qui souhaite embaucher. Bien que la perte d'un emploi soit considérée aujourd'hui comme la catastrophe la pire que puisse vivre une personne après un décès ou la découverte d'une maladie grave, nul ne vérifie auprès de l'employeur que les motifs de l'embauche qu'il souhaite réaliser sont valides.

En revanche, quand le même employeur licencie, il doit :
1. justifier
2. réparer (alors même qu'il cotise par ailleurs pour couvrir le risque de chômage) et accepter d'endosser le rôle du "méchant" en étant condamné par un tribunal.

Dans ce contexte de traitement inégalitaire des parties (et dont les salariés savent parfaitement se servir à l'encontre de leur employeur quand ils le souhaitent) j'ai résolu de me placer en grève reconductible de l'embauche.

Puisque l'entreprise est, pour reprendre des termes entendus sur une radio publique et non contestés par l'agent public faisant office d'interviewer, "ontologiquement un lieu d'exploitation", j'ai décidé de limiter cette exploitation à son strict minimum : la production d'une plus-value m'assurant (jusqu'à nouvel ordre) des revenus suffisants.

J'ai agi de même suite à la polémique sur les ouvertures du dimanche, qui représentaient ... deux journées annuelles dans mon activité ! Nous ne sommes donc plus du tout ouverts le dimanche, ce qui ne me retire pas un centime de revenu mais un peu moins de 200€ sur la fiche de paye de décembre des salariés de mon entreprise. Je ne me définis donc plus comme "entrepreneur" mais comme "repreneur", puisque, au sens le plus étroit du mot, je "n'entreprend" rien.

En conclusion, je constate qu'il n'existe pas en France de culture du compromis (mot souvent assez mal connoté en français) et que les seuls groupes sociaux-professionnels ayant pu protéger leur situation voire l'améliorer sont ceux qui ont fait la démonstration, de façon régulière, de leur capacité de nuisance économique et sociale. Une constatation qui amène aussi à mesurer l'inanité des pétitions et autres manifestations "raisonnées" et responsables qui demeurent les seules "luttes" menées par les patrons en France. Les Français ne respectent que ce qu'ils craignent, et ce sont les patrons qui ont peur". )]

Ce témoignage a le mérite d'insister sur les facteurs humains qui guident l'entrepreneur, et qui bien entendu sont d'autant plus importants que l'entreprise est de taille modeste et que les relations du patron avec ses employés sont de nature personnelle. Cet entrepreneur nous explique en substance que toute embauche est nécessairement un pari –sur l'avenir de l'entreprise mais aussi sur la compétence du salarié, par définition inconnue au moment de l'embauche-, et que tout pari perdu transforme de façon systématique le patron en « voyou ». En effet le licenciement auquel il doit se résoudre va se trouver tout aussi fréquemment considéré comme abusif et lui faire jouer le rôle de « méchant ».

On n'imagine pas le dommage que peut causer un seul conflit ouvert dans une entreprise de quelques dizaines de salariés. Dommage sur la cohésion de l'ensemble, dommage pour l'équilibre financier de l'entreprise, dommage pour l'efficacité et surtout le moral de l'employeur contraint personnellement (il n'y a pas de DRH dans les TPE) de passer lui-même un temps considérable pour se justifier et se défendre devant le personnel et les tribunaux. Comme l'explique notre correspondant, dont le malaise et même semble-t-il la culpabilité sont palpables, le patron n'est pas une machine, et toute mauvaise expérience est difficile à supporter et lui ôte très simplement l'envie de courir de nouveaux paris en embauchant : c'est la « grève de l'embauche », silencieuse mais redoutable quant à l'emploi. Ce qui n'empêche pas notre correspondant d'enrager de se trouver dans cette situation.

Inévitable, nous diraient les politiques avec un haussement d'épaule ? Non, car c'est la conséquence de dispositions du droit du travail (telles qu'interprétées par les cours d'appel) sans cesse plus contraignantes depuis des dizaines d'années et dont l'effet pervers finit par tuer l'emploi au motif de protéger l'employé. En matière de licenciement individuel, l'exigence, très difficile à respecter, de préconstitution de la preuve du motif réel et sérieux de façon objective et vérifiable par les tribunaux aboutit en fait, soit à des recours judiciaires d'autant plus répandus que les six mois de dommages –intérêts forfaitaires sont assez systématiquement accordés, soit à des transactions contraintes et onéreuses. En matière de licenciement économique, les contraintes légales sont telles qu'elles sont systématiquement contournées, soit qu'il ne soit presque plus fait appel à la procédure des plans sociaux, soit que la rupture soit déguisée en licenciement pour cause individuelle. Mais de tels contournements ne sont pas possibles dans les petites entreprises, qui supportent à plein le choc des contraintes, et finissent par répondre… par la grève de l'embauche.

Le haut de la « courbe de Laffer » des exigences en droit du travail est ainsi depuis longtemps atteint, avec la conséquence, comme en matière fiscale, chute du « rendement » de la loi.

Obnubilé par la protection des salariés dans les grandes entreprises, le législateur durcit sans cesse la législation, au point de rendre quasiment impossible pour un groupe la justification de la cause réelle et sérieuse en matière économique. Et pourtant, comme il est facile de le constater aujourd'hui, ce durcissement n'a pas pour effet d'enrayer la perte des emplois dans ces grandes entreprises, car il est illusoire de penser que l'on puisse empêcher une entreprise de s'adapter à la conjoncture. Nous voilà donc parvenus à une situation dans laquelle, non seulement la législation est inefficace pour les uns, mais où elle génère en même temps, pour les autres, un ensemble d'effets pervers qui ont pour nom contournement de la loi, voire fraude à la loi, pertes financières, manque d'adaptation, et pour finir perte d'attractivité du site France et gel des embauches.

Le débat sur la compétitivité internationale est bien entendu nécessaire. Mais focaliser l'attention sur ce seul débat, par ailleurs extrêmement complexe, est une erreur, et ne répond essentiellement qu'à l'objectif de diminution du déficit du commerce extérieur. Bien plus efficace pour l'emploi serait la révision du droit du travail. Le site Qapa vient de calculer qu'en une année le nombre de propositions d'embauche par CDD avait augmenté de 15% à 57% au détriment des offres de CDI. Ceci révèle parfaitement cette peur de l'embauche que l'on constate partout et qui n'a pas de rapport direct avec la concurrence internationale. Dans ce contexte, la feuille de route de Michel Sapin qui prévoit de pénaliser le recours aux CDD frappe par le déni de réalité qu'elle démontre. Il faut au contraire renverser les tabous.