Actualité

Le salaire minimum allemand ne sera pas le Smic français !

Une révolution se profile en Allemagne : le pays serait sur le point d'adopter un salaire légal interprofessionnel. Signe de la convergence sociale en Europe, et particulièrement avec la France ? Il faut y regarder de plus près, car les différences resteraient très importantes avec le Smic français, et pas en faveur de ce dernier à notre sens.

Comme six autres pays de l'Europe à 27, l'Allemagne ne connaît en effet pas de salaire minimum légal interprofessionnel. Le pays est en effet très attaché au principe de l'autonomie des partenaires sociaux, et ce sont donc ces partenaires qui fixent les grilles de salaires dans le cadre d'accords collectifs, lesquels s'imposent à toutes les entreprises dépendant de la branche où est passé l'accord. Le législateur n'intervient pas dans la détermination des conditions de travail, c'est même la Constitution qui l'interdit.

Mais toutes les branches n'ont pas passé d'accord. Dans quelques cas isolés ne bénéficiant pas d'accord salarial, le gouvernement fédéral a cependant indirectement imposé le respect d'un minimum salarial dans certains secteurs particulièrement exposés au risque de dumping salarial (intérim, soins aux personnes, BTP, par exemple) en prononçant l'extension d'accords tarifaires à toutes les entreprises de ces secteurs. Quatre millions de salariés bénéficient de ces extensions. Mais au total le nombre de travailleurs allemands mal, voire très mal payés, augmente de façon inquiétante. Selon les derniers chiffres disponibles (provenant de la Fondation Friedrich Ebert) 1,2 million de salariés gagneraient aujourd'hui entre un et cinq euros de l'heure, 2,4 millions auraient une rémunération comprise entre 5 et 7,50 euros de l'heure, et au total, 5 millions de personnes travailleraient pour moins de 8,50 euros de l'heure. Rappelons que le Smic français est aujourd'hui de 9 euros de l'heure, plus l'effet de la prime pour l'emploi (environ 0,5 euro de l'heure au niveau du Smic).

Le débat sur la nécessité d'introduire un salaire minimum n'est pas nouveau en Allemagne. Mais plusieurs facteurs le rendent brûlant : certains scandales récents de salariés payés 2 euros de l'heure, la désaffection grandissante des salariés pour la représentation syndicale, la baisse importante du nombre d'entreprises couvertes par une convention salariale (de 76% à 65% sur 10 ans), et, last but not least, la perspective des échéances électorales en Allemagne où la Chancelière et la CDU se trouvent mal placées et dans la nécessité de couper l'herbe sous les pieds de la SPD sur ce sujet très clivant politiquement [1]. Depuis quelques semaines, Angela Merkel a donc fait volte-face par rapport à la position qu'elle affichait jusqu'à présent, et mis la question sur le tapis dans le cadre d'une réunion de la CDU devant se tenir le 15 novembre prochain.

La question est loin d'être réglée, les partis politiques et même les syndicats étant divisés. La date de 2013 est évoquée pour une éventuelle entrée en vigueur. Mais en tout état de cause, deux points semblent acquis :

  • ce n'est pas le gouvernement ou le législateur qui détermineront le niveau du salaire minimum, même si celui-ci est interprofessionnel et s'impose à toutes les entreprises, mais bien les partenaires sociaux, par respect pour la règle de l'autonomie.
  • le niveau du salaire, qui serait d'ailleurs plus bas dans l'ex-RDA, répondrait véritablement à une notion de salaire minimum : on évoque un chiffre compris entre 7 et 8 euros de l'heure.

Ces deux points font toute la différence avec le Smic français

Le Smic est en effet une référence nationale, interprofessionnelle et obligatoire en France. Il est fixé par le pouvoir exécutif, et devient un enjeu de politique générale et un moyen de pression des partis et des syndicats sur le pouvoir en place afin d'obtenir une amélioration du pouvoir d'achat.

Rien de tel en Allemagne, où le pouvoir reste étranger à la fixation des salaires, lesquels sont sous la responsabilité des partenaires sociaux. Le rôle du pouvoir n'est alors que d'intervenir en cas de défaillance du dialogue social et d'abus par les entreprises de leur liberté de fixation des salaires. C'est ce qui se passe actuellement en Allemagne, mais ce rôle du pouvoir est limité à faire en sorte d'éviter des abus caractérisés, autrement dit à n'évoquer l'institution d'un salaire minimum que si ce salaire est vraiment… minimum. Ce qui se profile en Allemagne est donc un système par lequel, sans renier l'autonomie des partenaires sociaux, le pouvoir exigera que ces derniers s'entendent sur un plus petit dénominateur commun valable nationalement. Le chiffre avancé de 7 à 8 euros montre bien qu'on est nettement en-dessous du Smic français.

Au contraire en France, en raison de l'enjeu politique que nous avons décrit, le Smic tend à devenir un salaire standard (le Smic net mensuel, hors avantages redistributifs dont la prime pour l'emploi, est égal à 1.070 euros, et le salaire net médian est de 1.600 euros). Le contraste est saisissant : alors qu'en Allemagne les exigences de la justice sociale et de l'orthodoxie budgétaire se conjuguent pour aboutir à ce que le salaire minimum soit au moins égal aux minima sociaux, en France, et à l'inverse, le Smic tend à se rapprocher d'un salaire standard, et certaines voix se sont même élevées pour que les minima sociaux se rapprochent encore plus du Smic (ce qu'ils font déjà avec leurs avantages connexes) !

Les systèmes allemand et français, du fait qu'ils reposent sur des conceptions opposées, aboutissent donc à des résultats très différents. Différence regrettable pour la France, car le rôle qu'y prend le pouvoir dans la détermination des salaires lui complique sérieusement la tâche. En effet, depuis Jacques Chirac (« la feuille de paie n'est pas l'ennemie de l'emploi »), le politique utilise le pouvoir d'achat comme un argument électoral. Cela n'a pas été différent avec Nicolas Sarkozy et son célèbre slogan (« travailler plus pour gagner plus »). Mais ces arguments se retournent contre leur auteur lorsque la conjoncture s'inverse, et le pouvoir se retrouve dès lors empêtré dans les contradictions nées de promesses intenables, étant contraint de tenir en même temps un discours en faveur de la compétitivité et de l'austérité.

L'importance du Smic devient centrale et redoutable, car son augmentation se répercute assez haut dans la hiérarchie des salaires. A partir du début du siècle et l'institution des 35 heures, puis avec les réformes Fillon, on a ainsi assisté à une course vers le haut du Smic et la nécessité corrélative, compétitivité et maintien de l'emploi obligent, d'allègements des cotisations sur les bas salaires, « niches » toujours plus coûteuses pour les finances publiques à mesure que le Smic augmente (plus de 20 milliards actuellement). Une boule de neige qui vient étouffer les marges de manœuvre gouvernementales. La question est véritablement centrale et deviendra le chantier essentiel des prochaines années.

On se prend alors à envier la conception allemande, où la fixation des salaires repose sur des critères économiques et un arbitrage entre les partenaires sociaux, ce qui n'empêche évidemment pas que les pouvoirs publics interviennent lorsque la justice sociale l'exige, mais seulement dans ce cas. Ne pourrait-on réfléchir à se rapprocher de cette conception (ne parlons pas de « modèle », terme qui irrite tant) allemande sur ce point ? Plutôt que se rendre responsable du pouvoir d'achat, le pouvoir devrait se concentrer sur l'emploi, sur lequel il dispose de plus de leviers. Le gouvernement allemand a été plus efficace sur ce point.

[1] A ces raisons s'ajoute une considération budgétaire : la pratique de salaires très bas coûte cher à l'État, dans la mesure où les salariés qui en sont victimes finissent pas être éligibles aux minima sociaux, l'Etat étant donc contraint de combler la différence.