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Le pouvoir d'achat préféré à une politique pour l'emploi en France

Le récent rapport annuel de la Cour des Comptes ne fait pas de politique, mais juge l'efficacité des mesures prises par le pouvoir. Cette année, dans le fourmillement des préconisations, deux questions essentielles sont abordées, qui méritent d'être rapprochées même si elles sont de nature diverse, car elles éclairent le choix fait de privilégier le pouvoir d'achat des Français aux dépens de la lutte pour l'emploi : il s'agit d'une part de la prime pour l'emploi et d'autre part des mesures en faveur du chômage partiel.

La prime pour l'emploi (PPE).

La Cour des Comptes reprend les critiques récurrentes qu'elle – mais pas seulement elle – adresse à ce qu'est devenue la PPE au fil des années depuis sa création il y a dix ans. Avec environ 4 milliards d'euros (le chiffre n'est pas connu à plusieurs centaines de millions près - se situant entre 3,9 et 4,8 milliards -, ce qui irrite à juste titre la Cour) bénéficiant à près de 9 millions de contribuables, la PPE, qui est un impôt négatif, représente d'assez loin la plus importante dépense (niche si l'on préfère) fiscale concernant l'impôt sur le revenu. Elle augmente les revenus des salariés rémunérés entre 0,3 et 1,4 Smic (2,1 Smic pour un couple), pour un montant estimé par la Cour à 500 euros annuels en moyenne, et en particulier à 134 euros par mois pour un célibataire à mi-temps sur la base du Smic. La Cour reproche à la PPE de n'être qu'un saupoudrage d'aides réparties sur une trop grande proportion de salariés, de mal se combiner au RSA qui obéit à des critères différents d'attribution, et en fin de compte de ne constituer ni un moyen de lutte contre la pauvreté, ni une incitation suffisante à la reprise d'emploi, ce qu'elle était censée faire à son origine. La Cour en conclut qu'il faudrait, soit la réunir au RSA en diminuant le nombre des attributaires, soit carrément… la supprimer.

La politique française est une manifestation de l'Etat-providence au profit de personnes dans l'emploi, les politiques allemande, italienne ou belge tendent plutôt à maintenir l'emploi en aidant les entreprises pour leur éviter de licencier.

Dans sa réponse, le Gouvernement admet que la PPE n'a pour objet, ni de lutter contre la pauvreté, ni d'inciter à la reprise de l'emploi, mais qu'elle constitue seulement un complément de revenu pour les bas salaires. Il juge que sa suppression est inenvisageable : « Elle priverait le Gouvernement d'un instrument permettant de soutenir le pouvoir d'achat des ménages rémunérés au salaire minimum sans peser sur le coût du travail et donc sur l'emploi. »

Plus d'un tiers des salariés français bénéficient donc d'un coup de pouce à leur pouvoir d'achat, coup de pouce très notable au niveau des bas salaires. Ainsi le célibataire à mi-temps évoqué ci-dessus reçoit-il 134 euros pour 76 heures de travail mensuel, soit 1,76 de l'heure, ce qui augmente de presque 20% le Smic horaire, qui passe de 9 à 10,76 euros. Les salariés à temps partiel bénéficient en conséquence d'un taux horaire qui place la France au plus haut dans l'échelle internationale, à la seule exception du Luxembourg.

En définitive, la PPE est une dépense fiscale dont le coût est important puisqu'il est égal à 8% de l'impôt qu'elle concerne (l'IR). S'il existe des dispositifs étrangers similaires d'impôt négatif, dont la PPE est d'ailleurs inspirée, comme les « tax credits » américain et britannique, leur bénéfice est concentré sur les très bas salaires avec pour seul objectif la lutte contre la pauvreté. Il est parfaitement anormal que la France, en étendant ce bénéfice jusqu'aux derniers déciles des revenus (selon la Cour des comptes, 4,5% des bénéficiaires se situent dans les 9éme et 10éme déciles), fasse contribuer le budget de l'Etat à l'augmentation des revenus d'un grand tiers des salariés français.

Le chômage partiel

La Cour des Comptes s'intéresse par ailleurs aux mesures, inspirées du Kurzarbeit allemand, favorisant le chômage partiel [1], et elle félicite le Gouvernement de les avoir prises. Mais elle note que ces mesures, arrivées trop tard, n'ont eu qu'un succès et un effet limités. Seuls 275.000 salariés en ont bénéficié, pour un coût total de 0,61 milliard d'euros. En Allemagne, la mesure équivalente aurait coûté 6 milliards d'euros, donc dix fois plus, et a concerné à mi-2009 1,53 million de salariés. Surtout, la Cour retient qu'en France, et à l'inverse de l'Allemagne, de l'Italie et de la Belgique qui ont recouru fortement au chômage partiel, l'indemnisation des salariés a été particulièrement élevée (de l'ordre de 90% du salaire net contre 60 à 67% de ce même salaire en Allemagne). En sens inverse, les entreprises françaises ne bénéficient que d'une faible prise en charge par l'Etat de cette indemnisation (le reste à charge des entreprises est compris entre le quart et la moitié de la rémunération, alors qu'il est nul en Belgique, aux Pays-Bas et en Espagne, et très faible en Allemagne), ce qui a rendu la mesure peu incitative pour ces entreprises [2]. Autrement dit, une indemnisation plus faible des salariés en chômage partiel, moins favorable au pouvoir d'achat, couplée avec une prise en charge totale ou presque par l'Etat, aurait davantage permis de maintenir le lien du travail sans licenciement.

Pourquoi rapprocher la PPE des dispositions sur le chômage partiel ?

Essentiellement parce que dans les deux cas c'est le pouvoir d'achat que la France privilégie dans les dépenses publiques, sans avoir égard à ce qui devrait être la priorité actuelle, à savoir l'emploi. Et ce ne sont pas deux cas anodins : la PPE est la plus importante dépense fiscale concernant l'IR, et elle n'a pas pour objet de soutenir l'emploi. Dans le bas de l'échelle des salaires elle permet de lutter contre la pauvreté des salariés principalement à temps partiel, objectif différent du maintien de l'emploi, sauf que le message est brouillé par une extension du bénéfice de la PPE jusqu'aux neuvième et dixième déciles des revenus, comme le relève la Cour. Quant aux dispositions sur le chômage partiel, l'Etat n'a pris qu'une demi-mesure, privilégiant là aussi le montant de l'indemnisation des salariés par rapport aux aides aux entreprises et à l'intérêt qu'auraient ces dernières à conserver leur personnel. Résultat, dans les deux cas, et comparativement à la politique suivie en Allemagne ou dans d'autres pays, l'effet sur l'emploi n'est pas au rendez-vous. La politique française est une manifestation de l'Etat-providence au profit de personnes dans l'emploi, les politiques allemande, italienne ou belge tendent plutôt à maintenir l'emploi en aidant les entreprises pour leur éviter de licencier. En Allemagne ce sont d'ailleurs les fonds provenant de l'assurance-chômage qui sont utilisés, et non pas le budget de l'Etat.

On peut aussi relever que le coût de la PPE, 4 milliards, est de l'ordre de grandeur des sommes que l'Allemagne, toutes proportions gardées, a consacrées au maintien de l'emploi avec le Kurzarbeit. Mieux vaudrait donc consacrer au chômage partiel les sommes, ou au moins partie d'entre elles, dépensées pour la PPE [3].

Définir la priorité et agir en conséquence, voici ce qu'on pourrait attendre de l'Etat, plutôt qu'une addition de mesures qui poursuivent des objectifs différents avec une trop faible efficacité. Et pourtant le discours officiel fait de l'emploi la priorité essentielle.

[1] Il s'agit d'une part d'indemniser les salariés pour partie de la rémunération perdue, et d'autre part de ne pas prélever de cotisations sociales sur cette indemnisation.

[2] La part des salariés ayant participé à une disposition légale de chômage partiel a été en 2009 de 0,83% en France contre 3,17 en Allemagne, 3,23 en Italie et 5,6 en Belgique.

[3] A quoi on pourrait objecter que le maintien de la PPE n'empêche pas de prendre d'autres dispositions en faveur du chômage partiel, l'un n'excluant pas l'autre, et que le rapprochement n'est pas justifié à ce titre. Discussion classique lorsqu'il s'agit des dépenses publiques. Mais existe-t-il des rapprochements interdits et d'autres qui seraient permis ? Il est en effet un autre rapprochement qui serait immédiatement fait s'il prenait d'aventure au Gouvernement l'idée de supprimer à la fois l'ISF et, comme le préconise la Cour des comptes, la PPE. Les montants en cause sont comparables. On imagine la totalité des députés de tous bords se voilant la face devant l'accusation de faire payer aux pauvres les « cadeaux » faits aux riches !