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L'absence de création d'entreprises à fort potentiel de croissance en France

Enquête sur un territoire : l'Aisne

Depuis plusieurs années, l'iFRAP étudie les conditions de création et de développement des gazelles, ces entreprises à fort potentiel de croissance. Aujourd'hui, nous publions une étude réalisée par un expert indépendant sur un territoire, l'Aisne, sur la période 1997-2007. L'objectif de cette enquête est d'observer comment les gazelles se sont lancées et de découvrir quels sont les atouts et les handicaps du département.

Avec une population stable sur la dernière décennie, de quelque 535 000 habitants, une densité de population faible et une dominante rurale (la population urbaine est de 57,2 % de la population totale, contre 75 % pour la France entière), l'Aisne est un département moyen, représentatif de beaucoup d'autres.

Appel aux lecteurs

L'iFRAP souhaite multiplier ces enquêtes de terrain. Si vous aussi vous souhaitez participer, si vous connaissez bien un territoire et ses entreprises, vous pouvez nous contacter pour mener une étude similaire. La multiplication de ces études permettra de mieux connaître les obstacles et les atouts pour la création de gazelles, ces entreprises à fort potentiel de croissance.

Une densité d'entreprises et d'emplois faible

La répartition de l'emploi est à dominante rurale et industrielle

La faiblesse de l'emploi dans les services est un aspect marqué du territoire. L'emploi salarié, de l'ordre de 135 000 emplois, évolue peu et la population employée s'élève à 35 % de la population totale, contre 42 % pour la métropole : un écart stable de 7 %. Nous disposons de repères malgré des changements de bases : on constate une stabilité du nombre d'entreprises de 10 salariés et plus, confirmée par les données antérieures. Il y a eu une érosion depuis 1995, dans l'industrie principalement, partiellement compensée par les services.

La densité d'entreprises est faible

Nous considérons les entreprises de 1 salarié au moins : 147 entreprises pour 10 000 habitants, contre 203 pour la France entière. Ce constat de faible densité n'est pas nouveau, il figure déjà dans des études antérieures.

Une création d'entreprises sans emplois

L'envol de la création d'entreprises démarré en 2003 s'est manifesté également dans l'Aisne. Mais, comme pour le reste du pays, on doit distinguer les créations « non-employeur au départ » des créations « employeur au départ ».

La distinction est éloquente : la création « employeur au départ » montre une reprise mais reste à niveau faible, quand la création « non-employeur » témoigne seule d'un envol. Pendant ce temps, l'emploi salarié reste à peu près constant.

Cela doit cependant être affiné : la création « employeur » a-t-elle entraîné des créations d'emplois qui viendraient compenser l'inévitable érosion de l'emploi ?

++DECOUPE++

Les gazelles : une quasi-absence dans l'Aisne

La définition des gazelles privilégie le repérage par les fonds propres mais, à ce stade de la recherche, cette donnée s'est révélée inaccessible avec les moyens disponibles. Nous avons donc relevé les entreprises par date de création et dénombré celles qui atteignaient, au bout de trois ans, 100 000 euros de capital social en montrant un développement de l'emploi.

Le fichier des créations enregistre les introductions dans le répertoire de la CCI. Pour obtenir les créations privées réelles, il a été retiré : les créations de filiales de groupes, les renominations suite à reprises, les restructurations, les changements d'actionnaires, etc. La liste des créations ainsi obtenue est donc nominative et permet les vérifications indispensables à la fiabilité des données.

En dix ans, le total de créations réelles d'entreprises de capital social supérieur ou égal à 100 K euros est de 6 entreprises, par rapport à un total apparent de 116 avant retraitement.

En 2007, elles comptent en moyenne 95 employés. Or, l'estimation courante du nombre de gazelles créées en France est de 3 000 à 4 000 par an. Ramenée aux 100 départements du pays, elle aboutirait à une création annuelle moyenne de 30 à 40 par département soit 300 à 400 sur 10 ans.

Nous en sommes très loin. Cela recoupe une autre constatation : la population active, comme la population employée, n'augmente pas dans des proportions notables et n'est pas en ligne avec les créations globales d'entreprises.

Cependant, le taux de créations « employeur » est de 4,8 % (en pourcentage du stock d'entreprises), contre 3,3 % pour la moyenne nationale. Quant au taux global, toutes créations confondues, il est dans la moyenne nationale de 11 %.

Cela semble indiquer l'amorce d'un esprit d'entreprise à suivre au cours des années à venir. Reste à savoir si l'accompagnement est efficace.

Nombre d'entreprises1995200420052006
Emploi 0 6860 6997 9207
Au moins 1 salarié 7936 7783 8071
Au moins 10 salariés 1656 1567 1539
Année de créationINDCOMMSERVTOTAL
2007 1 1
2006 0
2005 1 1
2004 1 1 2
2003 0
2002 0
2001 0
2000 0
1999 1 1
1998 0
1997 1 1
Total1236
EntrepriseseffectifCap. Soc. (K€)
2007 comm. de gros textile 58 413
2005 services informatiques 120 450
2004 transports de pers. 110 216
2004 comm. gros matériel agricole 65 3922
1999 coiffure 155 226
1997 constr. Maisons indiv. 59 300
Total 567
Source : fichier des ressortissants CCI de l'Aisne – août 2007.

Les politiques publiques visent le développement de l'emploi, mais leur mise en oeuvre passe par des dispositifs de deux sortes : des dispositifs sélectifs et des dispositifs généraux. Seuls les premiers visent réellement les créateurs « employeurs » au départ et non les seconds. Leur efficacité globale, sans avoir jamais été évaluée, est cependant régulièrement remise en cause, du fait de l'atonie persistante de la création d'emplois marchands sur la période.

Les dispositifs sélectifs : efficacité limitée

Il existe trois organismes dans l'Aisne :
- le Cepac (Centre de parrainage et d'accompagnement continu des créateurs d'entreprise), une structure associative fondée en 1980, fonctionnant sur subventions publiques (Région, Département et Communauté d'agglomération), visant les chômeurs souhaitant créer. 1 000 créations (surtout mono-employeur) au total depuis sa fondation ;
- un institut destiné à la formation des créateurs, Institut de création d'entreprise de l'Aisne, financé sur fonds départementaux, fondé en 1998 et concernant des promotions de quelques personnes. Faible parc d'entreprises en cumul actuellement ;
- l'Agence de développement de l'Aisne (Ada), financée par le Département. Elle traite de 100 à 150 dossiers par an, financement par prêts d'honneur, accompagnés dans certains cas par des prêts régionaux.

Très peu d'entreprises de plus de 10 personnes, pas de gazelles mais mortalité faible

L'Ada et le Cepac cumulent 90 % des entreprises sous dispositifs sélectifs. Leur pérennité à 5 et 10 ans est bonne, très supérieure à la moyenne nationale. En revanche, il n'existe pas de création réelle de gazelle, au sens que nous avons retenu. L'efficacité des dispositifs est réelle, du fait notamment de la sélection des créateurs et des projets, mais le nombre d'entreprises concernées d'une part, et leur développement d'autre part, sont trop faibles pour créer de l'emploi en masse. Nous n'avons pas trouvé d'étude des coûts des dispositifs, séparant les coûts propres des financements distribués. En particulier, il n'existe pas d'indicateur publié donnant le coût par emploi créé.

Les dispositifs généraux : Efficacité négligeable

Le désert de l'évaluation est complet, au point que certains interlocuteurs, au cœur des dispositifs en question, déclarent que l'Administration se refuse à toute évaluation.

Les quelques données disponibles, soit par statistique provenant de l'Insee, soit par observation directe des acteurs eux-mêmes, laissent à penser que l'efficacité est très faible : pérennité des entreprises très faible à deux ans, peu ou pas de créations « employeur », effet sur l'emploi du département invisible.

Au total, de tels dispositifs (l'Accre, aide aux chômeurs créateurs repreneurs d'entreprise par exemple) qui concernent un public nombreux, échouent pour des raisons que nous avons évaluées en direct : pas de sélection des créateurs, très approximative sélection et validation des projets, manque de moyens initiaux, en capital ou équivalent, environnement défaillant : peu ou pas d'accompagnement au démarrage, abandon du suivi systématique (qui avait été proposé et mis en place pour des coûts très faibles) par exemple, laissant les créateurs seuls dans un environnement souvent difficile. La conclusion est claire : l'argent mis dans de telles politiques ne sert pas à grand-chose. En outre, ces dispositifs font perdurer l'idée fausse qu'on agit et que la création d'entreprise est quasiment un travail d'amateur, alors qu'elle exige des conduites professionnelles.

++DECOUPE++

Une création d'entreprises atone : pourquoi ?

++NOCHAPEAU++

Pour éclairer ce point, nous avons mené des entretiens avec des responsables départementaux des dispositifs évoqués ci-dessus et avec quelques dirigeants de gazelles identifiées dans l'étude.

Les responsables départementaux, travaillant depuis de nombreuses années dans le domaine qui nous intéresse, connaissent bien la question. En particulier, ils savent ce qui se passe « ailleurs » et peuvent donc établir des comparaisons.

Leur point de vue est fort critique : ils dénoncent la multiplication des dispositifs. Il existe 8 organismes principaux de distribution et suivi des aides publiques, sans compter les Communautés d'agglomération.

Le nombre d'aides, souvent changeantes et de courte durée, dépasse la centaine. Le millefeuille qui en résulte est opaque et confus, particulièrement pour les créateurs.

Une expérience du conseil aux entreprises

Didier Tocanne est ingénieur de Télécom ParisTech. Sa carrière le conduira à des postes de direction dans des grands groupes, américains notamment. Puis il créera sa propre affaire de conseil aux entreprises qui se développera avec succès. C'est de cette expérience professionnelle variée, de la connaissance et de l'observation pratiques des entreprises, grandes et petites, qu'il tirera la substance du « Récit d'un échec ».

L'auteur a voulu montrer comment un projet d'entreprise peut naître, croître et mourir. Connaissance de l'intérieur, observation vécue, pratique personnelle des problèmes de l'entreprise et des situations réelles sont les bases de l'ouvrage. « Récit d'un échec » est son premier ouvrage (Éditions Amalthée).

D'autre part, aucune étude globale d'efficacité des aides et des dispositifs n'existe : « les administrations n'en veulent pas ». Par exemple, l'évaluation de la zone franche de Saint-Quentin ne semble pas possible, faute de fichiers et de recensements adéquats. Certains responsables pointent en outre un dévoiement des aides au profit des structures elles-mêmes : « au lieu de servir les créateurs, on sert l'aide à la création »… Sous-jacent à ces observations, perce un sentiment d'inefficacité sinon d'inutilité de l'ensemble. Le coût propre de fonctionnement des dispositifs est jugé comme fort lourd en regard du nombre d'emplois créés.

Mais ce qui est très préoccupant pour ces responsables, c'est le manque de créateurs et de projets, dont le nombre baisse depuis des années.

Il existe plus d'investisseurs que de projets et l'argent ne manque pas

Autre point noir : une faible notoriété et attractivité culturelle, un manque flagrant de logements de qualité dans certaines zones urbaines, un manque d'immobilier d'entreprises adapté (bien qu'en voie d'amélioration). L'absence de pôle universitaire important est indiquée par certains comme rédhibitoire.

Par ailleurs, sous l'égide de l'Ada, un club de Business Angels s'est créé. L'analyse de son activité en est instructive. Aucune des véritables gazelles n'a été créée ni développée avec des aides publiques, en capital notamment, mais elles l'ont été sur fonds privés. Les dirigeants évoquent les points sensibles du département : ils citent des difficultés de recrutement (liées au défaut d'attractivité), l'absence de pôle universitaire, un isolement que le club devrait rompre en partie, tout en reconnaissant les progrès de l'immobilier d'entreprises. Il ne leur apparaît pas qu'un développement significatif de gazelles soit envisageable à moyen terme.

En résumé, l'Aisne cumule des handicaps très marqués :

- une densité d'entreprises faible combinée à une densité de population faible, produisant au total une faiblesse très marquée du tissu d'entreprises ;
- une faiblesse dans les services alors que c'est le domaine privilégié de création d'emplois et de gazelles ;
- une urbanisation sans métropole, donc sans centre universitaire important, d'où l'émigration des jeunes qui ne reviennent pas dans leur département.

Au total, il rassemble toutes les conditions pour manquer de créateurs d'entreprises. Peut-on pallier ce problème ? Des mesures propres à attirer les créateurs nous paraissent nécessaires.

Une vaste enquête, menée sur le quart nord-ouest du pays, a précisé les attentes des gazelles : l'existence d'un cluster, un immobilier correct, la proximité de Paris, la qualification du bassin local, les prix locaux. Le Département a pris des initiatives qui vont dans le bon sens : citons les 5 ensembles immobiliers qui visent à accueillir notamment le « tertiaire supérieur » dans le territoire, la création d'un club de business angels B2A, la tentative de créer un cluster en informatique haut débit à Soissons, tout juste engagée. L'évaluation de ces initiatives devra être faite, ultérieurement, par rapport au seul critère qui importe : leur influence sur la création de gazelles et donc d'emplois.