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La Poste est-elle « imprivatisable » ?

Le projet de changement de statut de La Poste vient en discussion devant le Sénat. Le Ministre de l'Industrie, Christian Estrosi, propose un amendement à la loi tendant à préciser que La Poste n'est pas privatisable par application de l'article 9 du préambule de la Constitution de 1946 qui a toujours valeur constitutionnelle, donc supérieure à la loi.

Rien n'interdit de stipuler dans la future loi, comme le fait le projet de loi actuel, que la propriété des actions de La Poste doit appartenir exclusivement à des personnes publiques, excluant ainsi toute participation privée au capital. Mais c'est un effet de la loi. Tout autre chose serait de lier cette décision à une obligation constitutionnelle dont il importerait dès lors de s'assurer qu'elle existe bien.

Selon l'article 9 du préambule de la Constitution, « Tout bien, toute entreprise dont l'exploitation a ou acquiert les caractères d'un service public national ou d'un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité ». Le Conseil Constitutionnel a récemment eu l'occasion de préciser ce qu'il fallait entendre par ce principe. Dans sa décision du 30 novembre 2006 relative à la privatisation du Gaz de France, le Conseil s'est ainsi exprimé :

« Considérant que, par sa décision du 5 août 2004 susvisée, le Conseil constitutionnel a constaté que Gaz de France conservait la qualité d'un service public national par détermination de la loi ; qu'en effet, le législateur avait maintenu à cette seule entreprise les missions de service public qui lui étaient antérieurement dévolues en ce qui concerne la fourniture de gaz naturel aux particuliers…
16. Considérant, en premier lieu, que l'article 3 de la loi déférée, combiné avec son article 44, met fin, à compter du 1er juillet 2007, à l'exclusivité dont bénéficiait Gaz de France pour la fourniture de gaz naturel aux particuliers ;
17. Considérant, en deuxième lieu, que les obligations de service public définies par l'article 16 de la loi du 3 janvier 2003 susvisée s'imposent non seulement à Gaz de France, mais encore à l'ensemble des entreprises concurrentes intervenant dans le secteur du gaz naturel ; qu'il en est ainsi en ce qui concerne les obligations de service public fixées par la loi, au niveau national, sur chacun des segments de ce secteur d'activité ;
18. Considérant que, si l'article 29 de la loi déférée impose à Gaz de France des sujétions en termes de péréquation, en ce qui concerne les tarifs d'utilisation des réseaux publics de distribution, l'activité de distribution du gaz naturel constitue un service public local et non national ; qu'en outre, en vertu du même article, l'obligation de péréquation des tarifs d'utilisation des réseaux publics de distribution « à l'intérieur de la zone de desserte de chaque gestionnaire » s'impose non seulement à Gaz de France, mais aussi aux distributeurs non nationalisés…
20. Considérant qu'il ressort de ce qui précède que la loi déférée fait perdre à Gaz de France, à compter du 1er juillet 2007, son caractère de service public national… » Le Conseil retient donc deux critères pour décider que la loi de 2003 a fait perdre à GDF son caractère de « service public national » : la fin de l'exclusivité de l'exécution des missions de service public, condition nécessaire, et le fait que les obligations de service public s'imposent aux concurrents de GDF. C'est ici que les choses se compliquent lorsqu'on veut appliquer cette jurisprudence à La Poste.

En effet, comme chacun sait, le dernier bastion du monopole de La Poste, à savoir le courrier de moins de 50 grammes, disparaît le 1er janvier 2011. Il y aura donc bien à cette date fin de l'exclusivité comme pour GDF. Mais, à la différence du cas de GDF, le projet de loi maintient, et ceci pour quinze années, La Poste comme seul prestataire du « service universel », lequel constitue l'obligation essentielle du service public concerné [1]. Dès lors le deuxième critère n'est pas rempli puisque La Poste n'aura pas, pour l'exécution du service public, de concurrents auxquels s'imposeraient les obligations en découlant.

Nous n'aurons pas la prétention d'anticiper sur ce que pourrait être la décision du Conseil Constitutionnel s'il était saisi d'une loi prévoyant la privatisation de La Poste après le 1er janvier 2011. Toujours est-il que la proposition du Ministre de l'Industrie paraît bien hasardeuse. L'insertion dans la future loi d'une disposition faisant référence au préambule de la Constitution est sans effet car elle ne lie personne : ni le législateur, car ce qu'une loi fait, une autre loi peut le défaire, ni le Conseil Constitutionnel qui par définition est au-dessus des lois puisqu'il est chargé d'en juger la constitutionnalité.

En fait plusieurs hypothèses sont envisageables :
- soit dès 2011 La Poste n'est plus censée être un « service public national » et la privatisation est possible ;
- soit, pour au moins quinze années et aussi longtemps que La Poste est seule prestataire du service universel, cette dernière reste, suivant le néologisme employé par le Ministre, « imprivatisable » ;
- et , en tout état de cause, le préambule de la Constitution n'interdit pas l'entrée d'actionnaires privés pourvu que l'Etat reste majoritaire, c'est ce qu'a décidé le Conseil dans sa décision GDF (« le neuvième alinéa du Préambule de 1946 était respecté dès lors que la participation de l'État ou d'autres entreprises ou organismes appartenant au secteur public restait majoritaire dans le capital de cette société »). Il suffirait donc en tout état de cause, et quoi qu'en dise notre ministre, d'une modification de la future loi pour qu'une minorité du capital de La Poste soit cédée à des intérêts privés.

Mais que voilà un débat d'un autre siècle ! Voici déjà longtemps que la concurrence existe dans le secteur (mondial) de la poste, que les défis perpétuellement nouveaux à relever n'ont plus rien à voir avec ceux du facteur à vélo de nos pères, que la distribution du courrier est en chute libre, et qu'en un mot La Poste a besoin comme toute entreprise commerciale de capitaux que notre Etat exsangue ne peut plus lui apporter. Que la loi passe, et vivement !

[1] Le service universel concerne en gros les envois de moins de moins de 2 kgs. Tout opérateur concurrent désirant intervenir sur ce secteur doit obtenir une autorisation administrative et participer à l'abondement du fonds de compensation au profit du prestataire du service universel, seul tenu aux obligations de service public